d) Les hygiénistes municipaux (ingénieurs et médecins) : une fédération tardive à l’échelle française

« L’Europe des villes a bien connu un moment des ingénieurs », écrit Denis Bocquet, d'après ses études sur l'Italie308. L’époque envisagée dans ce travail s'y rattache, même si la France des ingénieurs municipaux se montre peut-être moins prompte à se mettre en mouvement que d’autres pays. En Grande-Bretagne, une institution spécifiquement consacrée aux ingénieurs des pouvoirs locaux existe avant le XXe siècle (l’ingénieur en chef de l’assainissement de Paris mentionne l’Association des ingénieurs municipaux de la Grande-Bretagne dans une communication en 1901309). En Belgique, une Fédération des Ingénieurs communaux existe également310. Aux États-Unis, l’American Society for Municipal Improvement [ASMI] fut la première organisation nationale à tenter d’unir tous les ingénieurs municipaux en un seul groupe311. L’ASMI évolue vers une association d’ingénieurs, faisant circuler l’information sur les plus récents développements techniques, encourageant les échanges professionnels et l’interaction sociale pour forger des liens de coopération parmi les ingénieurs municipaux. Elle voit une croissance régulière du nombre de ses membres de 53 en 1894 à 552 en 1916, date à laquelle 266 villes sont représentées à la réunion de Newark312. Avant l'ASMI, les ingénieurs municipaux adhéraient déjà à des associations professionnelles, principalement l'American Society of Civil Engineering, qui accueille 94,5% des ingénieurs de l'échantillon étudié par Hélène Harter. En résumé, aux États-Unis, « être ingénieur municipal, c’est aussi adhérer à une société d’ingénieurs »313.Mais en France, les techniciens des villes semblent encore peu nombreux à vouloir se fédérer et échanger des informations – ou alors restent très discrets, dans l'exercice de leurs fonctions municipales, sur ce que pourrait leur apporter l'appartenance à un groupement. Il faut prendre en compte la diversité d'origine des « directeurs des travaux », au sommet de la pyramide, qui sont parfois architectes de formation. La première association spécifiquement consacrée aux ingénieurs municipaux, dite des « Ingénieurs des Villes de France » est créée seulement dans les années 1930 (elle tient son premier congrès en 1937). Son histoire est encore mal connue ; les ingénieurs en chef de Dieppe et de Lyon, respectivement Marcel Cazeau et Camille Chalumeau, semblent en avoir été les chevilles ouvrières314.

Dans ce processus d’institutionnalisation de l’échange professionnel, les ingénieurs municipaux français ont été précédés par les médecins directeurs de bureaux d’hygiène, dont l'« Amicale » se constitue en 1911315. Cette organisation marque une rupture avec le caractère « parisianiste » de ses aînées (SMP, SIAS). Après 1918, devenue Association (puis « Syndicat ») des Médecins hygiénistes français, elle édite Le mouvement sanitaire 316.

L’éventail d’associations où sont présentées les principales innovations en matière d’hygiène et de génie urbain s’élargit au fil des ans, atteignant un premier apogée numérique entre 1910 et 1939. À côté de ces groupes à cooptation élargie, qui avaient vocation à s’étendre, des institutions officielles ont pu également jouer un rôle dans les débats sur la modernisation sanitaire des villes, telles l’Académie de médecine et celle des sciences, à laquelle appartiennent un certain nombre de personnages de notre base de données et où certaines questions techniques (épuration des eaux potables ou usées) ont été discutées317.

Les réseaux sociaux constitués autour d'un intérêt pour l’hygiène publique ou plus spécialement l'ingénierie sanitaire sont donc nombreux, vivaces essentiellement avant 1914 en ce qui concerne l’hygiène urbaine « médicale » puis toujours actifs ensuite du côté du monde du « génie sanitaire » et des bureaux d'hygiène. Il nous semble nécessaire de nuancer le schéma général parfois avancé d'une hygiène glissant plutôt du côté des questions sociales et délaissant le « milieu » ; les hygiénistes attentifs au milieu urbain étaient peut-être minoritaires au sein de la profession, mais ils ont gardé des formes d'organisation permettant la circulation des expériences au sein de leur petit groupe.

Enfin, on a vu qu'à la Belle Époque, l'hygiène dite « urbaine » attire dans les associations spécialisées des entrepreneurs et des personnalités issus d’autres milieux que celui des médecins. C'est donc un thème fédérateur, ce dont témoigne, à partir de 1908, le rassemblement d’hommes d'horizons professionnels variés au sein de la « Section d’hygiène urbaine et rurale » du Musée social (institution d’enquêtes sociales fondée par le Comte de Chambrun en 1894, sise à Paris 5 rue Las Cases318). Ce groupe où se retrouvent notables philanthropes, hommes politiques, publicistes et techniciens de l’urbain, devient d’ailleurs moins un lieu de promotion de l’hygiène publique, que de vulgarisation d’idées nouvelles (en partie importées) sur l’aménagement des villes et de leur périphérie, constituant ainsi le berceau principal de l’urbanisme français319.

Notes
308.

Denis Bocquet, « Les villes italiennes et la circulation des savoirs municipaux : esprit local et internationale des villes (1860-1914) », Histoire et Sociétés, n°21, 1er trimestre 2007, p. 27.

309.

G. Bechmann, « L’épuration bactérienne des eaux d’égout au Congrès de Glasgow », RHPS, novembre 1901, p. 1003. Elle existerait depuis 1873 : James Moore, Richard Rodger, « Municipal Knowledge and Policy Networks in British Local Government, 1832-1914 », dans Nico Randeraad (dir.), Formation et transfert du savoir administratif municipal, Annuaire d'histoire administrative européenne, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2003, p. 51.

310.

Son président, M. Dewert, est adhérent du Congrès « Où en est l’urbanisme en France et à l’étranger » de Strasbourg 1923.

311.

En 1894 se tient sa réunion fondatrice, à Buffalo, avec plus de 60 fonctionnaires municipaux venus de 16 villes différentes. En 1897, elle résiste à l’absorption par la League of American Municipalities, nouvellement créée ; mais ce faisant, elle perd presque tous ses membres qui exerçaient en même temps des fonctions d'élus municipaux, au profit de cette dernière

312.

Martin Melosi, Garbage in the Cities, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2005, p. 78.

313.

Hélène Harter, Les ingénieurs des travaux publics et la transformation des métropoles américaines, 1870-1910, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 271.

314.

Ses archives ont été versées en 2008 aux archives municipales de Lyon. Chalumeau était bien inséré dans les réseaux existants, ayant appartenu à la Société française des urbanistes et présidé l’AGHTM en 1927-1928.

315.

Revue pratique d’hygiène municipale, novembre 1911, p. 513.

316.

Créé en 1924, il paraît jusqu’en 1940, puis de juillet à octobre 1947. Outre la vie de l'Association des hygiénistes, on y retrouve les comptes rendus des séances de la SMPGS, que la Revue d'hygiène cesse de publier à partir de 1926.

317.

Jules Courmont, « Les rayons ultra-violets, leur pouvoir bactéricide, application à la stérilisation des liquides et notamment de l’eau », RHPS, juin 1910, p. 578-596 (séances de l’Académie des Sciences, 22 février 1909, 2 mars 1909, 12 juillet 1909, 2 août 1909). « Le procédé d’épuration par les « boues activées » est-il applicable au système séparatif ? Note de L. Lucien Cavel, présentée par M. A. Haller », TSM, mai 1923, p. 119 (Académie des Sciences, séance du 20 février 1922).

318.

Voir Colette Chambelland (dir.), Le Musée social en son temps, Paris, Presses de l’ENS, 1998et Janet Horne, A Social Laboratory for Modern France. The Musée social and the Rise of the Welfare State, Durham, Duke University Press, 2002.

319.

Sur la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social, les travaux ont été particulièrement nombreux. Voir notamment : Giovanna Osti, « La Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social », dans Katherine Burlen (éd.), La banlieue-oasis, Henri Sellier et les cités-jardins 1900-1940, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1987, p. 59-66. Anne Cormier, Extension, limites, espaces libres. Les travaux de la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social, Mémoire pour le CEA d’architecture urbaine, École d’architecture Paris-Villemin, 1987. Susanna Magri, Les Laboratoires de la réforme de l’habitation populaire en France. De la Société française des habitations à bon marché à la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social 1889-1909, Paris, Ministère de l’équipement, collection Recherche n°72, 1995.