En effet, c’est en 1908-1909, dans un contexte de débat sur le devenir de l’enceinte fortifiée de Paris et autour de l’idée d’aménagement urbain et de prévision de la croissance urbaine, que se retrouvent des réformateurs sociaux. Les habitués du Musée social, déjà intéressés par les œuvres d’assistance et de prévoyance ou par les questions d’hygiène sociale, sont rejoints par des techniciens, en grande majorité architectes (mais on y remarque l’ingénieur Georges Bechmann)321. Certains d’entre eux sont également des publicistes prolixes qui cherchent à vulgariser les idées nouvelles discutées dans ce cercle ou censées être déjà pratiquées à l’étranger : Georges Benoît-Lévy est l’avocat des « cités-jardins »322, Georges Risler celui des plans d’extension, Robert de Souza utilise l'exemple de Nice pour écrire un plaidoyer pour le caractère polyvalent de l'urbanisme (hygiène, construction, esthétique) et sur la nécessité de regarder les exemples étrangers323.
L’institutionnalisation survient quelques années plus tard, avec la création de la Société française des architectes urbanistes (SFAU, 1913), qui reste patronnée par la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social – elle établit d’ailleurs son siège dans l’immeuble du Musée social – et dont les premiers mois d'existence restent peu documentés sur le plan archivistique. Elle regroupe des architectes qui ont, jusqu’alors, plutôt participé à des commandes ou à des concours étrangers qu’obtenu les moyens de développer leurs idées en France. Georges Risler, président de la Section d’hygiène du Musée social, souligne qu’elle « est composée d’hommes qui, à peu près tous, ont remporté les premiers prix dans les concours internationaux établis pour l’élaboration des plans d’aménagement et d’extension d’Anvers, de Barcelone, de Bucarest, de Guayaquil, d’Yas Cambera (Australie), d’autres villes considérables dans l’Amérique du Nord et dans l’Amérique du Sud, et des trois ou quatre villes de France qui se sont préoccupées de ces questions »324. On trouve ainsi parmi ses fondateurs Donat-Alfred Agache, primé au concours organisé par le gouvernement australien pour dessiner une nouvelle capitale, auteur d’un projet d’aménagement et d’extension de Dunkerque ; André Bérard, auteur du plan de Guayaquil (Equateur) ; Ernest Hébrard, futur auteur du plan de Salonique et concepteur d’un projet utopique de « Cité mondiale » avec le peintre Andreas Andersen ; Léon Jaussely, premier prix au concours pour l’aménagement de Barcelone ou encore Henri Prost, primé au concours du plan d’extension d’Anvers. La Société française des architectes urbanistes cherche à offrir de nouveaux débouchés à des professionnels français désireux de développer des commandes hexagonales, au moment où le Parlement est saisi d’un projet de loi sur la création de plans d’aménagements urbains325. Elle se donne « pour objet l’étude en commun des questions d’urbanisme » : là encore, la coopération et l’échange sont sans nul doute au cœur de sa démarche. Signe que le groupe est soudé, la SFAU prépare une exposition collective dans les manifestations consacrées à la question urbaine, par exemple dans la section « Plans de villes » de l’Exposition internationale de Lyon en 1914326.
Durant les années 1914-1918, l’urbanisme est également un souci de premier plan de l’Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux. Georges Bechmann, qui la préside de 1912 à 1919, évoque le fait que l’idée d’aménagement est « nouvelle chez nous ; l’opinion n’y est pas préparée, et, pour en faire connaître et apprécier les avantages, il faudra, sans nul doute, faire œuvre de propagande et de vulgarisation, se livrer à une véritable croisade »327. Cette ambition est présente dans l’ouvrage d’Agache, Auburtin et Redont, Comment reconstruire nos cités détruites, publié en 1915328 et dans l’Exposition La Cité Reconstituée qui se tient à Paris en 1916, où l'Urbanisme et l'ingénierie sanitaire se partagent le programme des conférences, dans une alliance nouée entre science naissante des plans de villes et relance d'une propagande en faveur de l'assainissement urbain, interrompue en 1914329.
Le début d’une deuxième phase de développement de ce réseau urbaniste est signalé par la création d’un lieu d’enseignement spécifique, l’École des Hautes Études Urbaines330. En effet, George Risler déplorait en 1915 qu’« alors qu’en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, au Danemark, et ailleurs, il existait un enseignement public d’Urbanisme en dehors, ou plutôt à côté des études d’architecture et de génie civil, nous ne possédions rien de semblable », même si Donat-Alfred Agache venait justement d'être chargé d'un cours de ce genre à l’École libre des sciences sociales331. En 1919, l’École des Hautes Études Urbaines est créée au sein de l’Institut d’Histoire, de Géographie et d’Économie Urbaines de Paris dirigé par Marcel Poëte332. On y retrouve des praticiens/techniciens déjà présents dans le mouvement associatif, comme Léon Jaussely, des personnalités issues du monde politique et réformateur, comme Henri Sellier, maire socialiste de Suresnes et que nous présenterons plus loin, et des administrateurs travaillant à la préfecture de la Seine. Dans les années 1920, elle devient un « Institut d’urbanisme » rattaché à l’Université de Paris. Ainsi, l'urbanisme se dote progressivement de réseaux et d'institutions qui assurent sa pérennité et sa visibilité pour le public des élus locaux durant l'entre-deux-guerres. Beaucoup de ces premiers « urbanistes » ne sont pas uniquement des traceurs de plans ; ils collaborent avec les réformateurs municipaux et avec les hygiénistes, comme si l’aménagement rationnel de la ville, le fonctionnement de services publics efficaces et l’amélioration de l’administration urbaine étaient intimement liés.
M. Labussière, « De la meilleure méthode d’urbanisme à appliquer à Paris », TSM, janvier 1928, p. 4-5.
Marie Charvet, Les fortifications de Paris. De l’hygiénisme à l’urbanisme, 1880-1919, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.
Après des missions pour le Musée social aux États-Unis, Georges Benoît-Lévy (1880-1971) fonde dès 1904 l’Association française des cités-jardins, qu’il anime, semble-t-il, jusqu’à la fin des années 1960 – sans rencontrer beaucoup d'écho (Christian Topalov, « Entrepreneurs en réforme », article cité).
Robert de Souza, Nice, capitale d'hiver, Paris, Berger-Levrault,1913.
G. Risler, « Préface », dans Agache, Auburtin, Redont, Comment reconstruire nos cités détruites, notions d’urbanisme s’appliquant aux villes, bourgs et villages, Paris, A. Colin, 1915, p. XV.
En 1912, Jules Siegfried dépose un projet de loi sur ce thème, trois ans après une première proposition du député Charles Beauquier. Ce processus aboutit à la loi dite « Cornudet », du 14 mars 1919, évoquée dans le chapitre suivant.
AM Lyon, 937 WP 119, copie de la lettre de Schloesing à M. Rolland, novembre 1913, et lettre d’Albert Parenty au commissaire général de l’Exposition, 7 décembre 1913. Schloesing évoque le fait que ses collègues « viennent de se grouper en une association d’architectes urbains » « qui pense à faire à Lyon en Mai prochain une exposition collective qui témoignerait certainement d’une manière très intéressante des études qui ont été faites dans le domaine des plans de villes ».
G. Bechmann, RHPS, janvier 1916, p. 56.
Agache, Auburtin, Redont, Comment reconstruire nos cités détruites, op. cit.
TSM, juin 1916, « Programme des Conférences faites à l'Exposition de la Cité reconstituée », p. 125-128.
Rémi Baudouï, La naissance de l’École des hautes études urbaines et le premier enseignement de l’urbanisme en France, des années 1910 aux années 1920, École d’Architecture Paris-Villemin, ARDU, Paris VIII, 1988.
G. Risler, « Préface », dans Comment reconstruire nos cités détruites, op. cit., p. XV.
Sur Marcel Poëte, voir Donatella Calabi, Marcel Poëte et le Paris des années vingt. Aux origines de « l’histoire des villes », Paris, L’Harmattan, 1997.