a) Les associations nationales de maires français

‘« Il était bon, il était naturel que les Maires de France ayant à résoudre les mêmes problèmes, à faire face aux mêmes obligations, s’efforçassent de mettre en commun leur expérience et leurs solutions. » 338

Même si la création d’une association non partisane des villes de France ne voit officiellement le jour qu’après la Première Guerre mondiale, les élus municipaux socialistes français se rassemblent dès 1892 lors de congrès, tenus régulièrement jusqu’à la fin du XIXe siècle339. Le mouvement s’élargit quelque temps plus tard par des Congrès qui rassemblent des maires de toutes sensibilités politiques340. Les deux premiers ont lieu en 1907 à l’initiative d’Émile Sarradin, maire de Nantes (et âgé de 82 ans à l’époque) : ils portent essentiellement sur la question du maintien ou non des octrois341. Émile Sarradin semble avoir eu précédemment la fibre de la communication inter-municipale, particulièrement sur des questions d'hygiène342. Un Bureau permanent des Congrès est mis en place, avant que soit officiellement créée une Association des Maires de France343. Chaque année, à l’automne, les maires de grandes villes, mais également de villes moyennes ou plus petites, se retrouvent quelques jours à Paris, accueillis par les édiles de la Ville-Lumière auxquels se joignent dans les années 1920 le préfet de la Seine et le ministre de l’Intérieur344.

Cette forme d’association entre maires contraste avec le régime strict de la loi municipale du 5 avril 1884, dont l’article 72 interdit « à tout conseil municipal […] de se mettre en communication avec un ou plusieurs autres conseils municipaux ». Tolérée par l’administration, elle cherche progressivement à s’arroger le monopole de la représentation municipale et devient, dans l’entre-deux-guerres, une sorte d’antichambre du Parlement sur les questions municipales345. Dès le premier numéro de La Vie communale et Départementale, Camille Chautemps, maire de Tours, futur ministre de l’Intérieur et auteur d’un projet de loi modifiant la loi de 1884, fait remarquer que « depuis quelques années nous assistons même à un phénomène curieux et très intéressant : peut-être soucieux de remplir les tâches diverses qu’ils ont assumées, les Maires ont pris l’habitude de se réunir, de se concerter, de mettre parfois en commun leur expérience et leurs moyens d’action, de créer entre eux, en un mot, une sorte de syndicalisme municipal »346.

Quelques figures de l’entraide inter-municipale, actives dans les réseaux hygiénistes et les réseaux de maires.
Gustave Dron (1846-1930), docteur en médecine, député-maire radical de Tourcoing (maire de 1899 à 1919 puis de 1925 à 1930). Membre de la Société de médecine publique, il organise un congrès d’hygiène et d’assistance dans sa ville en 1906, en marge d’une Exposition internationale des industries textiles. Au deuxième Congrès des Maires de France, en décembre 1907, il milite en faveur de la création de commissions d’études et de rencontres plus fréquentes entre élus.
Louis Baudet (1857-1918), ingénieur civil, maire de Châteaudun (Eure-et-Loir) de 1892 à 1894 et de 1895 jusqu’à sa mort, député de 1902 à 1912, puis sénateur. Radical-socialiste, il est propriétaire du journal Le patriote de Châteaudun et dirige une bijouterie industrielle 347 . Il préside le Bureau permanent des Congrès des Maires de France, et le groupe des députés-maires dès son autorisation par le règlement de la Chambre en 1910. Également membre de la Société de médecine publique, secrétaire de la société des Ingénieurs civils de France en 1903, il expérimente dans sa ville, à partir de 1905, l’application de la méthode de filtration sur sable non submergé, mise au point par les scientifiques parisiens Miquel et Mouchet.

Cette mise en commun des expériences se fait par plusieurs biais : les congrès annuels dans lesquels on présente des rapports élaborés par des municipalités diverses ; les réunions du bureau permanent où l’on s’échange des informations sur les tramways, les théâtres de province…; les envois de documents au secrétariat administratif du bureau (bulletins municipaux, arrêtés, enquêtes réalisées par les municipalités), destinés à être archivés ou transmis aux adhérents348 ; enfin, les relations entre le secrétariat administratif de l’association ou ses « comités de consultation » et les municipalités qui posent des questions. Le président de l’Association des Maires de France, Paul Bellamy, insiste pour que ce service gratuit ne soit pas réservé aux seuls adhérents, avec raison si l’on en croit les adhésions parvenues en 1924349. Si l’échange d’informations touche parfois quelques domaines relatifs à la ville et à la santé de ses habitants  (expériences de jardins ouvriers, réalisations d’œuvres « sociales »), ce sont surtout les questions économiques, les enjeux de la fiscalité locale et du financement des grands travaux, qui dominent les congrès. Les années 1920 sont ainsi un grand moment de débat sur l’idée d’une Caisse d’avances aux communes pour leur permettre de pallier les difficultés rencontrées pour emprunter de grandes sommes.

Créée avant tout pour protester contre la tutelle préfectorale et acquérir plus d’autonomie financière, l'Association des Maires de France a-t-elle pu – ou même seulement cherché à – peser sur les questions d’édilité sanitaire ? La réponse ne peut être trouvée qu'en consultant les comptes rendus imprimés et publiés de ces congrès350, et en enquêtant sur l’activité de la multitude d’associations départementales ou interdépartementales créées dans les années 1920351.

Le paysage associatif, où l'Association des Maires de France et l'Association Générale des Maires de France et d'Algérie étaient déjà en concurrence, voit surgir en 1920 une nouvelle organisation : l’Union des Villes et Communes de France (UVCF), projetée dès la veille de la guerre352 et relancée en 1919 par des élus de la Seine, Louis Dausset et Henri Sellier353, dont la déclaration légale est faite le 29 juillet 1920. Ce groupe est constitué comme une section française de l’« Union internationale des Villes », dont nous parlerons plus loin ; son nom s’inspire de celui d'une association d'un pays voisin (l’Union des Villes et Communes Belges). Les principaux animateurs de l'UVCF sont des hommes bien intégrés dans le milieu de la réforme sociale et municipale, tel son premier président, Louis Dausset, alors sénateur, conseiller municipal de Paris, qui participa activement en 1908 à la question du devenir des fortifications encerclant la capitale354. C'est également le cas de son secrétaire-trésorier Henri Sellier, conseiller général de la Seine et maire de Suresnes, promoteur et animateur de l’Office public des Habitations à bon marché de la Seine355. Parmi les membres du bureau, on relève le nom des maires des principales villes de France : Édouard Herriot (Lyon), Jacques Peirotes (Strasbourg), Paul Mistral (Grenoble), Siméon Flaissières (Marseille), Honoré Sauvan (Nice) – sans que cela puisse nous en dire plus sur leur implication dans le mouvement356.

Il semble bien qu’Henri Sellier ait tenté de mobiliser les réseaux socialistes pour développer l’Union des Villes et Communes de France (UVCF). Il est la cheville ouvrière de la « Fédération nationale des municipalités socialistes » créée une première fois avec André Morizet en 1920, mise en sommeil suite à la scission entre SFIO et SFIC, puis réactivée en 1925 ; il est aussi l’artisan de la décision de faire adhérer automatiquement les membres de la Fédération des municipalités socialistes à l’UVCF357. A l’automne 1925, la décision d’Étienne Billières, nouveau maire SFIO de Toulouse, de proposer au conseil municipal de sa ville d’adhérer à l’Union des Villes et Communes de France, en est peut-être une conséquence. Il explique à ses collègues : « notre camarade Sellier sera le secrétaire de l’Union et avec lui nous pouvons être tranquilles ; nous aurons une documentation complète nous permettant de tirer le plus grand profit des renseignements qui nous seront donnés ». Billères répond ensuite en ces termes à un conseiller toulousain demandant si l’Union pourrait protester contre les abus du pouvoir central et contre le préfet qui abuse de ses prérogatives : « l’Union des Villes et des Communes est essentiellement internationale et elle ne s’occupe que des questions d’urbanisme. Mais il va y avoir à Paris, à la fin du mois, un Congrès des Maires de France et là, nous pourrons poser la question »358.

Le maire toulousain expose donc dans sa réponse la démarcation entre les deux associations rivales. Nous sommes en présence d’une association à dimension résolument politique et nationale, l’AMF, et d’une association à dimension technique et internationale, l’UVCF. C’est peut-être donc plutôt cette dernière qui fut susceptible de relayer l'information sur les innovations en matière d’hygiène urbaine.

‘« L’Union des Villes apparaît dans le domaine de la documentation, comme l’organe naturel de coopération des communes, comme le lieu des échanges et de la confrontation des expériences en matière municipale. C’est par là qu’elle se différencie avec l’Association Nationale des Maires de France ou la Fédération des Associations régionales de Maires qui poursuivent l’examen des problèmes juridiques et administratifs, nécessitant le groupement des efforts communaux vis-à-vis du Gouvernement et du Parlement.
L’Union des Villes ne saurait faire double emploi avec ces groupements. Elle ne tend qu’à instruire et documenter ceux qui ont la charge des intérêts locaux ; elle vise à créer l’enseignement mutuel en matière municipale, à ouvrir des perspectives aux yeux de ceux qui s’attachent à l’organisation rationnelle de la vie collective dans la commune moderne. » 359

Enfin, l’entre-deux-guerres est aussi un moment d’éclosion de groupements inter-municipaux partisans : un tout petit nombre d’édiles tentent de faire vivre ces organisations peu soutenues matériellement par les instances centrales des partis360. Outre la recréation de la Fédération des municipalités socialistes, on peut relever des initiatives radicales, communistes – surtout après 1935 – et même à droite à partir de 1926, sous l’égide de Louis Marin (Fédération Républicaine)361. Les rédacteurs de La Vie Communale et Départementale jugent sévèrement cette compétition politique (voir texte en annexe, section 3), qui affaiblirait selon eux la revendication d’une vraie autonomie municipale basée sur un souci d’efficacité administrative. Ils disent « craindre que les Fédérations de municipalités françaises, en portant leur action sur le terrain politique, ne prennent en naissant, comme on dit, la maladie de la mort. »362

Notes
338.

La Vie Communale et Départementale [désormais VCD], janvier 1925, p. 30 (discours du préfet de la Seine).

339.

Patrizia Dogliani, Un laboratoire de socialisme municipal, France 1880-1920, thèse d’histoire, université Paris VIII, 1991, p. 45.

340.

Les maires tiennent des congrès mais ne peuvent s’organiser officiellement en association, car la loi de 1884 empêche cependant les élus de former des associations à but politique (article 72).

341.

La première réunion se tint à l’Hôtel des Sociétés savantes à Paris les 21 et 22 mai 1907 (maires des villes de plus de 35 000 habitants) : RM, 16-31 mai 1907, p. 150-152. Le deuxième congrès, étendu aux maires des villes de plus de 20 000 habitants, eut lieu au même endroit les 10 et 11 décembre 1907. Un numéro spécial de la Revue municipale (16-31 décembre 1907) est consacré au compte rendu de cet événement.

342.

En 1904, il consulte les maires des villes de plus de 20 000 habitants sur un projet de loi permettant l'expropriation par zones des logements insalubres, en leur expliquant que ce projet remédierait aux insuffisances de la loi sur la protection de la santé publique du 15 février 1902 (AM Lyon, 1124 WP 31, lettre du maire de Nantes au maire de Lyon, 20 juin 1904).

343.

Patrick Le Lidec, Les maires dans la République : l’association des maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907, thèse de sciences politiques, université Paris I, 2001. La République et ses maires : 1907-1997 : 90 ans d’histoire de l’AMF, Paris, Foucher, 1997.

344.

Pour un exemple, VCD, janvier 1925, « L’actualité Municipale : le XV Congrès de l’Association des Maires de France », p. 28.

345.

Une écrasante majorité des membres du bureau de l’association sont en effet à la fois maires et députés ou sénateurs. Certains deviennent même ministres, comme le maire de Tours, Camille Chautemps, en 1924 ou celui de Reims, Paul Marchandeau, dans les années 1930.

346.

Camille Chautemps, « La Réforme Municipale », VCD, n°1, décembre 1923, p. 5.

347.

Camille Bouvier et Patrick Le Lidec, sous la direction de Tristan Gaston-Breton, La République et ses maires, 1907-1997. 90 ans d’histoire de l’AMF, Paris, Histoire et entreprise/Foucher, 1997.

348.

En 1923-1924, les villes qui envoient des documents sont celles de membres du bureau : Paris (le président du Conseil municipal est membre de droit du bureau), Lyon, Nancy, Strasbourg, Nantes, Metz (AM Lyon, 1112 WP 001, procès-verbaux des réunions du bureau des 24 octobre 1923, 24 janvier 1924 et 2 juillet 1924).

349.

Parmi les villes qui adhèrent, Lunel et Le Chambon-Feugerolles avaient sollicité une « consultation administrative » du secrétariat, la première ayant reçu des renseignements du comité des consultations techniques (AM Lyon, 1112 WP 001, procès-verbal de la réunion du bureau du 2 juillet 1924).

350.

Dans le domaine qui nous intéresse, les rapports relevés sont ceux sur la loi de 1902 et sur les plans d’aménagement, comme celui d’Albert Parenty, architecte, membre de la Société française des urbanistes, mais également maire de L’Haÿ-les-Roses, qui intervient au congrès de 1926 (AM Annecy 2O 1).

351.

Nous avons dépouillé le Bulletin de l’Association des Maires de Saône-et-Loire pour la période 1922-1934 aux archives départementales de ce même département et trouvé quelques comptes rendus de congrès de maires du Rhône et de Haute-Savoie.

352.

AM Lyon, 782 WP 21, circulaire de l’Union Internationale des Villes, 16 juillet 1914.

353.

Ils envoient le 30 juillet 1919 une circulaire cosignée avec Édouard Herriot aux maires qui avaient adhéré au Congrès international de Gand (AM Grenoble, 3D 123).

354.

Marie Charvet, Les fortifications de Paris, op. cit.

355.

Voir Roger-Henri Guerrand et Christine Moissinac, Henri Sellier, urbaniste et réformateur social, Paris, La Découverte, collection “textes à l’appui”, 2005.

356.

Renaud Payre explique en particulier qu’Édouard Herriot, également membre de l’Association des Maires de France, reproche à Sellier l’usage de son nom en 1921 (lettre présente en AML, 1112 WP 21, 18 juin 1921, citée dans Renaud Payre, A la recherche de la « science communale »,thèse citée, p. 383). Lyon quitte alors l'UVCF et n'y rentre qu'en 1925 (Le Mouvement Communal Français, n°34, 16 janvier 1926, p. 43).

357.

Voir Renaud Payre, A la recherche de la « science communale », thèse citée, p. 372-373 et p. 385. L'argumentation de Sellier face à une remarque de Roger Salengro sur le double emploi que ferait une Fédération des Municipalités socialistes avec l'UVCF ne paraît pas convaincante (VCD, p. 511-512).

358.

AM Toulouse, Bulletin municipal, octobre 1925, p. 226.

359.

L’Administration locale, octobre-décembre 1929, n°52, p. 894-895.

360.

Renaud Payre, A la recherche de la « science communale », thèse citée, p. 370-382.

361.

« Une nouvelle fédération de maires », VCD, février 1926, p. 67-68.

362.

Ibid.