a) Des organisateurs variés

La charge – ou l’initiative – de l’organisation d’une exposition ne repose pas uniquement sur les pouvoirs municipaux. On observe une grande diversité d’acteurs à l’œuvre autour de l’insertion des questions urbaines dans le phénomène « exposition ». Trois catégories peuvent être décelées.

L’exposition peut être décidée et organisée par un groupe de villes associées dans ce but, ou par une seule ville. L’exemple est donné par les villes allemandes qui réunissent une exposition à Dresde du 20 mai au 20 novembre 1903, à laquelle au moins 128 d’entre elles participent ; le bourgmestre de la ville avait ce projet en tête dès 1897458. L'événement est l'occasion d'exposer les dernières nouveautés techniques d'hygiène publique, de transport collectif, d'architecture civique, et en même temps d'affirmer que les municipalités allemandes sont arrivées au sommet de ce qu'on peut faire dans le monde en matière de gestion urbaine459. Les villes d’Outre-Rhin manifestent également leur intérêt pour le regroupement comparatiste de leurs réalisations à l’occasion de la préparation de l’Exposition universelle de 1900. A l’initiative du premier bourgmestre de Karlsruhe, elles critiquent le mode de fonctionnement qui empêche les villes d'exposer en groupe460.

Extrait du programme des sections de l’Exposition de Dresde
« I. – Mesures prises par les Communes pour le transport des personnes, pour l’éclairage, la construction des rues et avenues, le drainage et les égouts, les ponts et les ports.
II. – Mesures prises par les Communes pour l’édilité, pour l’architecture des maisons, pour l’agrandissement de la Ville ; règlements de police pour les constructions, hygiène des habitations. […]
IV. – Mesures prises par les Communes pour la santé et le confort publics : adduction et service des eaux, parcs et places de récréations, voirie, abattoirs, marchés aux bestiaux, bâtiments d’exposition, marchés et foires, cimetières, dépôts funéraires, écuries, etc.  […]
VIII. – Organisation de l’administration intérieure de la Commune ; Bureaux et enregistrement. Les fonctionnaires municipaux. Statistique municipale et ouvrages concernant la ville. »
 

Les villes allemandes font des émules. Les administrations des villes, qui finançaient traditionnellement le voyage de délégations ouvrières aux expositions universelles du XIXe siècle, entrent plus directement en scène au début du XXe siècle. Ainsi, la circulaire d’invitation du commissariat français pour le groupe 141 (« Affaires municipales ») de l’Exposition universelle de Saint-Louis (1904) précise que « le Groupe en faveur duquel il sollicite votre adhésion est appelé à provoquer une vive attention. C’est la première fois, en effet, que les villes vont faire connaître les œuvres dues à leur initiative, les transformations et embellissements qui en rendent le séjour plus attrayant, les progrès qui ont été réalisés pour assurer le bien-être et l’amélioration de la vie de leurs habitants, etc. »462. Première fois ? Pas exactement, puisque l’exposition des villes allemandes qui s’ouvre au même moment à Dresde, première de ce genre selon l’avis unanime des observateurs. Cet exemple, relaté abondamment dans la presse édilitaire, fait date. En 1906, à Amsterdam, l’Association nationale des employés communaux de Hollande organise une Exposition administrative où l’on met en valeur les réalisations particulièrement originales et réussies de chaque ville463. Après guerre se tient une exposition italienne de l’activité municipale (à Vercelli, en 1924) puis une Exposition des villes polonaises464. Selon le rédacteur de La Vie Communale et Départementale, le Bulletin municipal de Milan

‘« conclut de l’expérience faite à Vercelli avec un éclatant succès à la nécessité d’une exposition permanente de la vie et de la science municipales, conçue sous la forme d’un centre d’études, de consultations, de bibliographie, qui permettrait de confronter les initiatives des diverses cités, et mettrait en lumière les avantages et les défauts, illustrerait l’originalité des solutions adoptées.
Ce sont là des idées courantes en Amérique, en Allemagne, en Scandinavie, en Belgique. Elles prennent corps chez nous et la modeste action de La Vie Communale et Départementale tendra de tout son pouvoir à les vulgariser et à les mettre en action. L’auteur italien se plaît à penser qu’une telle conception de la vie municipale ruinerait bien vite un particularisme trop jaloux et trop coûteux.
Souffrons-nous en France du même mal ? Notre optimisme nous défend de croire que, s’il y eut quelques traces d’un semblable défaut, elles subsistent encore aujourd’hui. »465

En 1928, probablement sous l’impulsion du dynamique maire de Suresnes, Henri Sellier, une exposition de réalisations municipales est programmée à Paris, en complément d’une « quinzaine sociale internationale » et de l’Exposition internationale de l’habitation et de l’aménagement des villes au Palais des Expositions de la Porte de Versailles, au motif « qu’il serait du plus haut intérêt, que les principales villes de France organisent une exposition spéciale de l’ensemble de leurs institutions d’habitation, d’hygiène et d’assistance sociales et de protection de l’enfance »466. Enfin, un tiers de siècle après la manifestation de Dresde, les maires de l’Est et du Nord de la France, réunis en congrès à Lille en août 1935, peut-être inspirés par l’Exposition universelle qui a lieu au même moment à Bruxelles, prennent l’initiative d’organiser une « Exposition du Progrès Social », qui se tient dans la même ville quatre ans plus tard (elle était initialement prévue pour 1938)467.

Mais on observe des cas où l’initiative vient d’une seule municipalité : ainsi le Dr Dron, député-maire de Tourcoing, est la cheville ouvrière de l’Exposition internationale des industries textiles qu’il organise dans sa ville en 1906 – à l’occasion de laquelle il fait tenir en septembre un Congrès d’hygiène et d’assistance468. La municipalité de Lyon, après avoir accueilli une Exposition d’hygiène en 1907, semble avoir l’intention d’imiter ce qui a été réalisé en Allemagne (à Dresde en 1911 et Düsseldorf en 1912469), lorsqu'elle projette son Exposition internationale « urbaine » (1914)470. Mais les expositions ne peuvent être uniquement « municipales » : à Dresde, les municipalités furent rejointes par toutes les entreprises exécutant des services pour la collectivité citadine : « dans la section B, la section des industries particulières pouvant s’appliquer aux besoins d’une ville, on compte plus de 400 exposants »471. L’exemple de Tourcoing nous montre que la défense des intérêts industriels et commerciaux – le textile dans ce cas – n’est jamais bien loin. A ces grandes manifestations ponctuelles d’avant-guerre succèdent des foires-expositions annuelles dans l’entre-deux-guerres. C’est d'ailleurs au Palais de la Foire de Lyon, construit à la fin des années 1910, que se tient en 1932 une Exposition internationale d’hygiène urbaine organisée par un comité de médecins hygiénistes.

Les représentants des intérêts économiques (sociétés industrielles et chambres de commerce) forment la deuxième catégorie d'initiateurs. L'Exposition est la forme nouvelle des démonstrations d'inventions, déjà organisées au XVIIIe siècle, et un passage important pour la médiation entre l'inventeur et les clients potentiels, qui peuvent être désireux de décider « sur pièces », après avoir vu telle ou telle invention472. Ainsi, certaines sociétés peuvent même inviter les municipalités à venir visiter leur stand, ce qui est le cas pour le Salon de l’Automobile, où dès les années 1930 les constructeurs de véhicules utilitaires présentent leurs bennes et camions de collecte des ordures ménagères473. Les Expositions internationales comme nationales sont depuis leur origine un lieu important pour la reconnaissance des procédés industriels474 : les entreprises font figurer la mention de leurs médailles ou de leurs grands prix sur les en-têtes de leurs papiers à lettres. Certaines cherchent à intégrer l'organisation des classes ou des groupes d'exposants : la mise à l'écart des industriels du génie sanitaire lors de la constitution du comité de la classe « Hygiène » pour l'exposition de 1900 suscite bien des rancœurs. Les grands industriels sont, en revanche, bien représentés au sein du « Comité Français des Expositions à l’Étranger » et des groupes thématiques sont mis en place par le Ministère du Commerce pour organiser la participation officielle dans les sections françaises d’expositions internationales475.

Des initiatives locales sont menées à bien : les chambres de commerce française et britannique de Londres projettent en 1906 l’organisation d’une exposition franco-britannique qui se tient deux ans plus tard476. L’intérêt pour l’innovation est également présent chez les membres de la Société industrielle de l’Est et de la Chambre de Commerce de Nancy, à l’origine de l’exposition « La Cité Moderne », organisée au printemps 1913 dans la ville lorraine « afin de mettre le public en état de juger par lui-même : 1° de l’importance que la question de l’extension et de l’aménagement des villes prend à notre époque ; 2° de la signification spéciale qu’elle présente aux yeux des Nancéiens »477.

D’autre part, certaines sociétés se spécialisent dans l’organisation de ces événements : la Revue municipale fait référence, en mai 1903, à une exposition qui s’ouvre à Valence où « deux Directeurs ou si l’on veut deux Impresarii ont pris à leur charge tous les frais de l’entreprise, de sorte que la Ville n’encoure aucun risque »478. Tourcoing est, pour sa part, démarchée vers 1905 par la Société générale française des expositions régionales & internationales qui rappelle que « les municipalités elles-mêmes, et non des moins importantes, qui ont voulu exploiter directement une entreprise de ce genre, ont fatalement échoué, pour une foule de causes inhérentes à leur organisation et qu’il serait trop long d’énumérer ici »479. Cette société argumente également sur la fin supposée du temps des grandes expositions universelles : « c’en est fait de ces foires colossales, qui sont plutôt une cohue bruyante qu’une véritable leçon de choses […]. Les Expositions futures seront spécialisées et régionales. De la sorte seulement elles porteront des fruits »480. Sa voisine lilloise décide en 1919 de concéder l’organisation d’une Exposition internationale pour la Renaissance du Nord de la France à l’Entreprise Générale d’Études – choix qui ne s’avère pas judicieux puisqu’en 1920 la société dépose son bilan ; s’ensuit une bataille juridique entre la municipalité et elle : l’Entreprise Générale d’Études se plaint de n’être pas rentrée dans ses frais, mais l'administration lilloise ne veut pas tout payer481.

Dernière catégorie d’organisateurs, les associations savantes et cercles de réformateurs, mus par l’intérêt du progrès technique et scientifique plus que par des perspectives commerciales. Les ingénieurs désireux de faire connaître le « génie sanitaire » comprennent l’intérêt d’expositions pour accroître le public susceptible d’être intéressé par leurs inventions. En 1886, la Société de médecine publique organise une exposition d’hygiène urbaine pendant un mois à la caserne Lobau482. En 1895 se tient l’Exposition d’hygiène du palais des Arts libéraux du Champ-de-Mars, à Paris, dont l’instigateur principal est Maurice Delafon, administrateur de la société de matériel sanitaire Jacob & Delafon. Elle succède à des manifestations organisées en province, au Havre et à Dijon en 1893483, et à Boulogne-sur-Mer l'année suivante, à l’initiative du maire, le Dr Aigre484. A la suite de l’Exposition nancéienne de « La Cité Moderne », les associations désireuses de promouvoir l’urbanisme se lancent également dans l’organisation d’expositions. En 1916, l’Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux organise à Paris une exposition de « La Cité Reconstituée », à l'occasion de laquelle des conférenciers s'expriment, par oral ou par écrit, comme l'ingénieur en chef de Lyon485.

Notes
458.

Georges Avrède, « L’exposition des villes d’Allemagne à Dresde », RM, 23 mai 1903, p. 313-314.

459.

Andrew Lees, Lynn Hollen Lees, Cities and the Making of Modern Europe, 1750-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 202.

460.

RM, 18 décembre 1897, p. 126. Il avait d’abord été décidé qu’on n’inviterait que les villes de plus de 80 000 hab et on avait proposé de nommer une Commission de 16 membres composée de bourgmestres des grandes villes, d’ingénieurs et d’architectes municipaux. Sur la proposition du bourgmestre de Kiel fut élue une Commission de 9 membres, composée des représentants de Francfort, Munich, Stuttgart, Cologne, Berlin, Dresde, Hambourg, Breslau et Strasbourg, destinée à se réunir à Berlin.

461.

Georges Avrède, « L’exposition des villes d’Allemagne à Dresde », article cité.

462.

AM Tourcoing, F 44, lettre circulaire du 23 mai 1903.

463.

RM, 1-15 janvier 1907, p. 2.

464.

« Exposition polonaise des villes. Poznan 1925 », Les Sciences Administratives, 1925, n°8, p. 84.

465.

VCD, décembre 1924, p. 468. Bref compte rendu de l'événement d’après le Bulletin municipal de Milan.

466.

AM Lyon, 923 WP 419, circulaire d’invitation signée par Henri Sellier, 24 avril 1928. Nous n'avons pas de renseignements sur l'importance de la participation à l'événement.

467.

AM Lille, 2F 2/11, brochure Association des Maires du Nord et de l'Est, Congrès de Lille, 27 et 28 août 1935. Une exposition du Progrès Social. Des Fêtes locales dans les grandes Villes du Nord et de l'Est. Rapport présenté par le bureau de l'Association des Maires du Nord et de l’Est.

468.

AM Tourcoing, F 9.

469.

Düsseldorf organise en 1912 une Exposition de tous les domaines « où se manifeste l’activité communale » ou « Städte-Ausstellung » et un « Congrès d’administration municipale ». AD Rhône, 4M 503, circulaire du secrétaire général de l’Exposition, 28 juin 1912.

470.

Le conseil municipal vote le principe de l'Exposition dès janvier 1913 et les contacts sont noués avec la Chambre de commerce de Lyon en février, avant un démarchage massif en direction des chambres de commerce de toute la France et des ingénieurs dans le courant du mois de mars (AM Lyon, 782 WP 009 et 016).

471.

Georges Avrède, « Visite de l’Exposition des Villes d’Allemagne à Dresde », RM, 19 septembre 1903, p. 585.

472.

Nous renvoyons aux travaux de Liliane Hilaire-Pérez et de Marie Thébault pour le XVIIIe siècle. Sur les démonstrations, voir aussi Everett Rogers, Diffusion of innovations, New-York, Free Press, 1995 (4e éd.), p. 355-356.

473.

AM Belfort, 1M 14/3, circulaire de la société Sovel, 5 octobre 1937.

474.

A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, avant l’Exposition universelle de 1851, on organisait régulièrement des Expositions industrielles nationales.

475.

On y trouve également des intellectuels, comme André Siegfried, secrétaire du groupe d'économie sociale pour l’Exposition de Saint-Louis (1904), puis pour celle de Liège (1905). AM Tourcoing, F 44, circulaires des 29 mai 1903 et 12 décembre 1904.

476.

AN F12 7574, lettre de l’ambassadeur de France Paul Cambon au ministre des affaires étrangères, 20 mars 1906. Dans le Groupe XVI : Économie sociale, hygiène, assistance publique, la classe 111 est intitulée « hygiène et matériel sanitaire ».

477.

AM Nancy, 2F 18, plaquette de présentation de l’exposition « La Cité Moderne ».

478.

RM, 23 mai 1903, p. 324.

479.

AM Tourcoing, F 44, prospectus de la Société générale française des expositions régionales & internationales, s. d. [après 1904].

480.

Ibid.

481.

AM Lille, 2F 2/11.

482.

« L’exposition d’hygiène urbaine à Paris, en 1886 », RHPS, 1886, p. 177-182. Le Génie sanitaire, dans son numéro 1, fait une histoire de ce secteur technique et économique en remontant à cette manifestation de 1886, complétée et améliorée ensuite à l'occasion de l'Exposition universelle de 1889.

483.

RHPS, juin 1893, p. 575. Le Génie sanitaire, mai 1893 à octobre 1893 (plusieurs articles). L'exposition havraise, qui couvre plus de 1200 m², est présidée par Jules de Coninck, adjoint au maire et président de la commission spéciale de l'assainissement. L'exposition dijonnaise « qui dura deux mois, réunit 223 exposants et attira 80 000 visiteurs » (Dr Zipfel, RHPS, décembre 1910, p. 1337).

484.

Le Génie sanitaire, promu « organe officiel » de l’Exposition, en rend compte dans plusieurs numéros de 1894, comme il avait procédé l’année précédente à propos du Havre.

485.

AM Lyon, 937 WP 119, brochure « La ville de Lyon à l’Exposition de la Cité reconstituée », 16 p. et TSM, juin 1916, p. 125-128.