b) Le contenu et le fonctionnement : des villes entre implication et réserve

L’amélioration sanitaire de l’environnement urbain tient une place variable dans les expositions internationales organisées tout au long de la période précédant la Seconde Guerre mondiale. Bien entendu, le génie sanitaire n’est qu’un aspect des grandes expositions universelles qui se tiennent à Paris en 1889 puis 1900, ou à Bruxelles en 1910 et 1935486. Il occupe en revanche le devant de la scène, à côté des plans d’aménagement urbain, dans l’Exposition d’hygiène organisée à Strasbourg en 1923 pour fêter le centenaire de la naissance de Pasteur, avant de faire l’objet de Congrès-Expositions internationaux qui lui sont dédiés : Prague 1930, Milan 1931, Lyon 1932 ; observons à cette occasion un léger glissement des lieux d'organisation vers l'est. Quant aux plans de villes, plans exécutés ou simplement dessinés pour des concours, ils circulent entre diverses expositions spécialisées, comme celle de Londres organisée par Raymond Unwin en 1910 ou celle de Nancy en 1913487. De la même manière que les hommes circulent pour établir leurs projets, tels les architectes français Donat-Alfred Agache (plan pour la future capitale australienne) et André Bérard (plan de Guayaquil), leurs œuvres de papier se promènent non seulement de ville en ville488, mais parfois même de continent en continent, dans des caisses et dans les soutes des navires (cas de l'exposition du plan d'extension de Lyon à Bombay en 1921)489.

Les municipalités qui participent aux expositions sont tantôt en position d’enquête sur les réalisations édilitaires de leurs homologues, tantôt dans une posture plus démonstrative (voire orgueilleuse) où la participation est une opération de communication : Pierre-Yves Saunier a retracé comment Édouard Herriot fait passer Lyon de l’une à l’autre entre les années 1910 et les années 1920490. La petite ville thermale d’Aix-les-Bains, intéressée par l'Exposition Franco-anglaise de Londres en 1908, est soucieuse de faire sa « réclame » auprès de sa clientèle britannique, pour reprendre le mot du secrétaire général de l’exposition de sa rivale, Vichy. Elle peut le faire d’autant plus facilement qu’un riche homme d’affaires, client de la station, joue bénévolement le rôle d’organisateur de l’exposition municipale491. Elle envoie encore une exposition à Bruxelles et à Buenos-Aires en 1910. Faire une exposition peut également être une bonne opération pour la ville organisatrice, grâce aux retombées pour les professionnels du tourisme. Les villes organisatrices, désireuses d’afficher un programme alléchant, sollicitent donc la participation des autres municipalités. Le secrétaire général de l’Exposition prévue à Vichy en 1912 écrit par exemple à Édouard Herriot qu'il espère

« que la ville de Lyon voudra bien apporter son concours à cette manifestation qui reçoit de si nombreuses adhésions de tous les points de la France.
Votre importante participation aura pour nous un prix inestimable. Notre grande et belle voisine, dont Vichy est le satellite, voudra ainsi nous apporter la plus précieuse des collaborations.
Lyon, la reine des villes de France, trouvera, dans ce concours, une réclame certaine auprès de nos visiteurs qui viennent à Vichy. »
492

Parfois, la sollicitation est plus spécifique : l’ingénieur en chef lyonnais, Camille Chalumeau, reçoit une invitation à participer à l’Exposition du Progrès Social de Lille (1939), particulièrement dans la classe 15 groupe A sur la lutte contre les fumées, domaine sur lequel la municipalité lyonnaise a déjà travaillé et communiqué dans les années 1930493.

Mais ces invitations ne sont pas toujours honorées : en effet, la préparation des documents à exposer prend du temps, et, surtout, la participation a un coût (frais éventuels de location d’emplacement et frais de transport) que l’on ne souhaite pas forcément supporter. Après avoir refusé tout d’abord de participer à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1910, le maire de Lyon informe le directeur du bureau d’hygiène qu’il autorise sa participation sous réserve que la dépense de location de l’emplacement n’excède pas 100 francs494. La même année, lorsque le directeur du bureau d’hygiène évoque l’éventualité d’une participation à l’exposition internationale de Dresde prévue pour 1911, quelqu’un note sur le courrier : « et la dépense ? Combien ? Sur quel crédit ? D’abord et avant tout, la dépense. Il y a tant de congrès d’hygiène ! »495 La municipalité lyonnaise, frileuse à l’égard de ces dépenses d’exposition, a même recours au marchandage : pour l’exposition de 1935 qui se tient encore dans la capitale belge, l’ingénieur en chef Camille Chalumeau parvient à faire baisser les frais de participation à la charge de la ville de 2 700 à 1 080 francs pour une exposition sur les véhicules électriques de transport urbain des voyageurs et du service d’enlèvement des ordures ménagères496. Six ans plus tôt, Édouard Herriot lui avait demandé de réclamer la gratuité pour l’exposition de la ville à Barcelone – exposition qui comporte quasiment toujours les mêmes documents et qui circule de ville en ville (depuis 1921, elle avait au moins visité Gand, Bombay, Marseille, Strasbourg et Paris)497.

Ainsi, les relations entre villes organisatrices et villes exposantes peuvent certes être très cordiales, mais parfois comporter du marchandage ou des pressions « amicales ». Lyon n'est pas un cas particulier : en 1914, la petite localité méditerranéenne de Beausoleil tente justement d'obtenir des autorités lyonnaises une baisse du tarif pour participer à leur exposition. Le maire de Beausoleil envoie au commissaire général

‘« le dispositif que propose M. Lajoie, architecte conseiller municipal de Beausoleil et qui comme moi trouve cet emplacement trop cher, notre commune ne pouvant supporter de gros sacrifices, étant engagée financièrement dans diverses entreprises qui ont épuisé tout son budget. » 498

Camille Chalumeau fournit un dernier exemple de ces postures ambivalentes quand il relance ses collègues ingénieurs en chef d’autres grandes villes françaises et étrangères en 1913 et 1914 pour tenter d’obtenir leur participation à l’Exposition internationale urbaine de Lyon499, alors que sa propre municipalité ne semble pas avoir fait preuve de beaucoup de sens de la coopération entre villes suite à l’invitation reçue pour l'Exposition de Gand en 1913. Ainsi le directeur du Bureau d’hygiène note que

‘« si la ville de Lyon doit organiser en 1914 une exposition d’hygiène urbaine, il sera certainement intéressant et utile pour nous d’aller visiter l’exposition de Gand, où pourront être suggérées d’heureuses idées à appliquer ensuite.
Quant à participer à cette exposition, qui doit s’ouvrir en avril 1913, il me semble que le bureau d’hygiène ferait œuvre plus utile en se réservant pour se consacrer surtout et le plus tôt possible à la préparation de l’exposition lyonnaise, si celle-ci doit avoir lieu. » 500

Sur son rapport, quelqu’un a même rajouté « inutile d’aller Gand » [sic]. Il s’agissait en quelque sorte de copier les aspects réussis de la manifestation belge sans s’engager outre mesure…

Les administrations municipales ne disposent donc pas toujours des moyens, du temps ou de la volonté nécessaires pour préparer une exposition : tant pour des raisons financières que pour « ne pas engager la municipalité suivante » en contexte d’élections, Aix-les-Bains décline les invitations de Vichy et de Londres (Exposition Anglo-Latine) en 1912501. De plus, le choix de participer ou non dépend également de la taille et de l’ampleur de la manifestation : dans ce paysage d’expositions urbaines, des expositions locales (Arras en 1904, Nîmes en 1912502) côtoient des événements de taille impressionnante comme l’Exposition universelle de Paris en 1900503. La municipalité lyonnaise choisit de privilégier l’échelle internationale. Dans le vaste éventail des expositions repérées, il nous semble qu’une seule ville participe très largement au mouvement : Paris504. Lyon, Aix-les-Bains (pour ses thermes, établissement toutefois « national »), Nancy (après 1913) y prennent part également, mais avec les nuances que l’on vient d’évoquer. Enfin, notons que si les villes françaises ne sont pas toujours désireuses de consacrer du temps et de l’argent à une exposition, le gouvernement ne fait pas forcément preuve d’une meilleure volonté. En 1910-1911, les hygiénistes français s’inquiètent du manque d’enthousiasme du pouvoir central pour l’Exposition internationale d’hygiène prévue à Dresde : en janvier 1911, ils font remarquer qu’« il n’y a plus un moment à perdre pour organiser une participation qui fasse honneur à notre pays […] Le Sénat, comme la Chambre, comprendra certainement l’importance, pour notre prestige national, de notre participation à l’exposition de Dresde »505. L'exposition est une vitrine et un enjeu de prestige à diverses échelles, du particulier au national en passant par le local.

Notes
486.

Sur les enjeux de classification des expositions universelles, voir Brigitte Schroeder-Gudehus et Anne Rasmussen, Les fastes du progrès, op. cit.

487.

AM Lyon, 781 WP 5, lettre en anglais de Raymond Unwin, 31 août 1910.

488.

Sur les plans de ville à l'Exposition internationale de Lyon en 1914, AM Lyon, 937 WP 118-119.

489.

AM Lyon, 923 WP 419, correspondance entre les services lyonnais d'une part, Arthur et Patrick Geddes d'autre part, septembre-décembre 1921.

490.

Pierre-Yves Saunier, « Changing the city: urban international information and the Lyon municipality, 1900-1940 », Planning perspectives, 14, 1999, p. 19-48.

491.

AM Aix-les-Bains, 4R 4, correspondance variée autour de cette Exposition de 1908. C'est M. Paterson qui est « gérant » de l'exposition aixoise à Londres

492.

AM Lyon, 781 WP 5, lettre du secrétaire général du comité d’organisation, 2 décembre 1911.

493.

AM Lyon, 937 WP 137, lettre de Louis Broders, directeur du service des exposants, 30 septembre 1938.

494.

AM Lyon, 781 WP 5, lettre du 26 mars 1910 au directeur du Bureau d’hygiène. Ce dernier semble désireux de participer à toutes les manifestations, comme le montre l’année suivante son regret de ne pouvoir envoyer une exposition à Rome : « Peut-être cette abstention doit-elle être considérée comme regrettable à certains points de vue ? Mais étant donné le trop grand nombre d’expositions analogues organisées simultanément, je ne pense pas que mon service puisse facilement trouver le temps, l’argent et le personnel nécessaires à la préparation et à l’envoi d’objets destinés à l’Exposition de Rome » (Ibid., lettre au maire de Lyon, 27 avril 1911).

495.

Ibid., lettre du directeur du Bureau d’hygiène au maire de Lyon, 6 juin 1910.

496.

AM Lyon, 937 WP 137, lettre de C. Chalumeau à M. D’Aubenton-Carafa, 21 février 1935 et réponse de D’Aubenton, 2 mars 1935.

497.

Sur toutes ces expositions, AM Lyon, 923 WP 419. Annotation « et la gratuité ? » sur un courrier du secrétaire général adjoint du Comité français de l’Exposition de Barcelone, 10 janvier 1929.

498.

AM Lyon, 937 WP 119, lettre du maire de Beausoleil à Jules Courmont, 3 mai 1914.

499.

AM Lyon, 937 WP 116, lettre-circulaire de C. Chalumeau, 24 février 1914. Voir aussi la notice consacrée à l'Exposition de 1914 en annexe.

500.

AM Lyon, 781 WP 5, rapport du directeur du Bureau d'hygiène, 10 janvier 1913.

501.

AM Aix-Les-Bains, 2D 14, registre de correspondance. Lettre du 4 octobre 1911 à M. Cambon, ambassadeur de France à Londres. Lettres du 4 décembre 1911 au secrétaire général de l’Exposition internationale de Vichy et du 10 mai 1912 au président du Comité français à l’Exposition anglo-latine de Londres.

502.

L'Edilité technique, août 1912, « L’exposition d’hygiène au Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences de Nîmes », p. 199-201. Nous n'avons pas trouvé d'informations sur l'exposition lors de notre recherche aux archives municipales de Nîmes.

503.

Ainsi le compte rendu d’un livre d’Édouard Imbeaux dans la Revue d’hygiène insiste sur le fait qu’il « fallait une Exposition universelle pour permettre à M. Imbeaux de réunir une telle quantité de documents fournis par les ingénieurs de tous pays à un des leurs, directeur du service municipal d’une grande ville » (RHPS, mars 1902, p. 262-263).

504.

Des « pavillons de la ville de Paris » sont par exemple présents à Londres en 1908 et Lyon en 1914.

505.

RHPS, janvier 1911, p. 66.