2/ Des congrès de plus en plus nombreux…

‘« Sur quelle matière ne tiendra-t-on pas des congrès ? » 532  ’

Comme l'exposition internationale, le phénomène congressiste, création de la seconde moitié du XIXe siècle, s’épanouit dans les premières années du XXe siècle533 : les médecins constatent « le goût prononcé des hommes de notre temps pour les Congrès »534. L’inflation concerne autant la fréquence – en plus des grands congrès internationaux tenus tous les 3, 4 ou 5 ans, certaines associations nationales organisent des congrès chaque année –, le nombre des manifestations535, que celui des participants : en 1894, le Dr Vallin note qu’il « y avait, dit-on, 6000 congressistes-touristes à Rome au mois d’avril, cette année ; il y en a eu 3000 au mois de septembre à Budapest »536. Des organisateurs tentent de désamorcer d’éventuelles critiques sur l’inutilité d’un congrès supplémentaire. Ainsi, le Dr Dron, maire de Tourcoing, commence sa circulaire d’invitation au Congrès d’hygiène et d’assistance organisé dans sa ville (1906) en reconnaissant que

‘« Les Congrès se multiplient à notre époque ; les questions d’hygiène, d’assistance et de mutualité y sont passées en revue avec une telle abondance qu’on a chance de tomber dans les redites et de ne pas susciter un bien vif intérêt quand on prend l’initiative d’en ajouter un à tous les autres. » 537
Un exemple de l'inflation congressiste. 1906 : une année riche en congrès d'hygiène
Congrès national d’hygiène sociale, Nancy 22-24 juin
Congrès international d’assainissement et de salubrité de l’habitation, Genève, 4-10 septembre
Congrès de l’Association internationale contre la tuberculose, La Haye, 5-8 septembre
Congrès d’hygiène et d’assistance, Tourcoing, 19-23 septembre 
Congrès colonial de Marseille, 5-9 septembre
Congrès national d’hygiène et de salubrité publique, Marseille, 7-13 octobre.

Malgré l’inflation numérique des manifestations, certaines bénéficient d’un statut supérieur et constituent des rendez-vous à ne pas manquer : on ne saurait trop souligner le rôle des grands Congrès internationaux d’hygiène et de démographie comme centres névralgiques de la science et de la technologie sanitaire internationales538. La municipalité parisienne ne manque pas ces manifestations : en 1891 comme en 1898, elle y envoie une délégation d'une dizaine de personnes, dont un nombre croissant de techniciens – de 4 en 1891 (33%) à 5 en 1898 (50%) – parmi lesquels certains jouent un rôle important aux congrès, comme Georges Bechmann et le docteur Bertillon539.

Les CIHD, « grand-messes » internationales de l’hygiène
1889 Paris Congrès organisé durant l’Exposition universelle
1891 Londres Débats pendant plus d’une semaine qui ont retenu l’attention de 3000 personnes / Séance d’ouverture en présence de 2300 délégués 540
1894 Budapest 3000 congressistes 541
1898 Madrid 2000 personnes environ 542
1900 Paris Congrès organisé durant l’Exposition universelle
1903 Bruxelles Plus de 2000 adhérents 543
1907 Berlin Près de 500 adhérents français 544
1912 Washington 10 délégués français 545

Les Congrès internationaux d'hygiène sont les endroits où sont exposées les toutes dernières recherches sur les vaccins et remèdes des grands fléaux (typhoïde, diphtérie, tuberculose). Entre deux congrès, les questions continuent d’être étudiées par un réseau permanent de spécialistes, que ce soit entre les CIHD ou les Congrès d’assainissement : à l’issue de celui de 1904, beaucoup de vœux proposés « sont renvoyés, pour être modifiés, à une commission permanente de quarante membres qui doit continuer l’œuvre du Congrès actuel et préparer le travail du prochain Congrès »546. Un fonctionnement similaire existe pour les Congrès des Maires de France, avant la création de l’AMF ; un bureau permanent centralise la correspondance des édiles de province et étudie les questions à porter à l’ordre du jour de la prochaine manifestation.

Moments importants de sociabilité professionnelle, rassemblant l'élite d'une discipline, les congrès permettent aux idées nouvelles d'être discutées et de circuler. C'est une occasion privilégiée de validation du progrès des connaissances ou des techniques et d'apprentissage pour les praticiens intéressé. Le rapport français sur le Congrès d’hygiène de Londres fait d’ailleurs remarquer la présence importante des Britanniques : « bien qu’il existe une société assez florissante des médecins inspecteurs sanitaires, ces agents n’ont que de très rares occasions d’échanger leurs idées ; aussi s’étaient-ils empressés de saisir celle-ci »547. Un commentaire à propos du même congrès laisse entrevoir un point de vue légèrement différent :

‘« le Congrès a subi l’influence du milieu dans lequel il s’est tenu, et l’on peut dire qu’il a été surtout anglais plutôt qu’international […]. La faiblesse du chiffre relatif aux différents peuples provient en grande partie de l’ignorance de la langue dont l’influence a été rendue sensible par le manque d’un nombre suffisant d’interprètes mis à la disposition des membres du Congrès. C’est bien là un trait caractéristique du tempérament anglais. L’Anglais en effet parle sa langue et ne s’occupe jamais, ou presque jamais, de l’effort qu’il faut qu’on fasse pour le suivre ; à chacun de se débrouiller. » 548

En plus des problèmes linguistiques, régulièrement évoqués (ils réapparaissent lors du Congrès de Washington en 1912), certains avis sont sévères sur ces « grand-messes », qui ne seraient pas forcément efficaces. Dès le congrès de Londres (1891), des voix s’élèvent pour dire qu'« à part quelques exceptions, rien de bien neuf ne s’est fait jour dans les différentes discussions ; nous ne voyons rien de plus que dans le congrès de Paris de 1889 » et regretter que « chaque congrès a l’air d’être la répétition du précédent »549. Certains auteurs préfèrent les manifestations régionales, plus portées à l’action concrète550. L’une des grandes figures du mouvement hygiénique français, le Dr Eugène Vallin, créateur de la Revue d’hygiène, en dresse un portrait au vitriol à la suite du congrès international de Budapest (1894) 551. Ses critiques visent le programme trop chargé, qui entraîne la tenue de séances qu'il juge inintéressantes, et la présence de personnes parasites, phénomène permis par une préoccupation des organisateurs centrée sur la recherche de l’affluence à tout prix.

Notes
532.

Le Limousin de Paris, 30 octobre 1910. Article qui s’amuse de l’inflation du phénomène congressiste et traite en même temps du Congrès de la cinématographie à Bruxelles, du Congrès d’hygiène sociale à Marseille et du Congrès de la châtaigne à Limoges.

533.

Anne Rasmussen, L’internationale scientifique, 1890-1914, thèse citée. Mil neuf cent, n°7 (1989), « Les congrès, lieux de l’échange intellectuel (1850-1914) ».

534.

Dr Drouineau, « Revue critique : congrès international d’hygiène alimentaire », RHPS, novembre 1906,
p. 947.

535.

On a recensé 2 Congrès internationaux par an en 1850, 30 vers 1880, 345 vers 1910, et 976 pour la période 1910-1914 (Eric Brian, « Y a-t-il un objet Congrès ? Le cas du Congrès international de statistique (1853-1876) », Mil neuf cent, n°7, 1989, p. 12).

536.

E. Vallin, « Le Congrès international de Budapest », RHPS, septembre-octobre 1894, p. 756.

537.

AM Tourcoing, F 9, circulaire d’invitation, s. d.

538.

Pour une présentation d’ensemble, voir Anne Rasmussen, « L’hygiène en congrès (1853-1912) : circulation et configurations internationales », dans Patrice Bourdelais (dir.), Les hygiénistes, op. cit., p. 213-239.

539.

Le Génie sanitaire, août 1891, p. 59 et Revue municipale, 30 avril 1898, « Le congrès d’hygiène de Madrid », p. 417-419 (article signé par un conseiller en personne, Ambroise Rendu).

540.

« Congrès international d’hygiène et de démographie tenu à Londres en 1891. Rapport au nom de la délégation française, lu en séance le 7 mars 1892 par MM. P. Brouardel et A-J. Martin », CCHP 1892, p. 29. Le Génie sanitaire, n°4, p. 61.

541.

E. Vallin, « Le Congrès international de Budapest », RHPS, septembre-octobre 1894, p. 756.

542.

Ambroise Rendu, « Le Congrès d’hygiène de Madrid », RM, 30 avril 1898, p. 417.

543.

RM, 17 octobre 1903.

544.

Le professeur Chantemesse, dans son discours au nom de la section française, insiste « sur ce fait, unique dans les annales des Congrès internationaux, que près de 500 Français avaient adhéré à cette réunion scientifique » (Annales d’hygiène publique, 1907, 4e série n°8, p. 464).

545.

Sur ce congrès, qui ne fait l’objet que de trois pages de compte rendu dans la Revue d’hygiène, E. Kern : « Les délégués furent très nombreux, notamment les Américains et les Allemands. Quant à la France, elle était représentée par 10 délégués », RHPS, novembre 1912, p. 1180.

546.

RM, 15 au 30 novembre 1904, p. 1173.

547.

« Congrès international d’hygiène et de démographie tenu à Londres en 1891. Rapport au nom de la délégation française, lu en séance le 7 mars 1892 par MM. P. Brouardel et A-J. Martin », CCHP 1892, p. 35-36.

548.

« Variétés. Le Congrès de Londres », Le Génie sanitaire, 1891, n°6, p. 90. L’auteur de l’article fait un relevé de la nationalité des orateurs qui ont pris part aux discussions : Anglais = 243 ; Français = 52 ; Allemands = 19 ; Américains = 14 ; Autrichiens = 11 ; Hongrois = 9 ; Italiens = 4 ; Hollandais = 3 ; Belges = 2 ; Espagnols = 2 ; Japonais = 1.

549.

Ibid.

550.

Voir plus bas l’avis du Dr Drouineau sur le Congrès d’hygiène sociale d’Agen en 1909.

551.

E. Vallin, « Le congrès international de Budapest », RHPS, septembre-octobre 1894, p. 754-769 (texte en annexe, section 3).