3/ L’hygiène et l’assainissement, terrain de compétition entre médecins et ingénieurs sanitaires en pleine spécialisation des congrès

Vers la même époque que le congrès de Budapest, le génie sanitaire, déjà pourvu d’une revue éponyme, prend l’initiative de se rendre visible, en toute autonomie, en France : un premier congrès « d’assainissement et de salubrité » est organisé à Paris en juillet 1895 et rassemble plus de 300 adhérents. Il est couplé à une exposition organisée au Palais des Arts Libéraux du Champ de Mars : les membres du Congrès bénéficient d'une entrée gratuite et des conférences-promenades sont organisées pour eux les mardi et vendredi après-midi. Le terme « hygiène », qui connotait trop le monde médical, disparaît au profit de celui d’ « assainissement » qui sous-entend l’appel à l’art de l’ingénieur, la « salubrité » étant un des objectifs de ceux qui rénovent le métier d’architecte552. A ces deux termes correspondent grosso modo deux échelles d’intervention : la ville et l’habitation553. Est également associée à l'assainissement l’action de spécialistes qui ne sont pas issus du monde médical et vivent de commandes publiques et privées : dans son discours d'ouverture du congrès, Henri Monod, directeur de l’Hygiène et de l’Assistance Publiques au Ministère de l’Intérieur, insiste sur le fait que « ces amenées d’eau, ces canaux d’évacuation, ces siphons protecteurs, c’est vous, Ingénieurs, Architectes, Constructeurs, Plombiers, qui en dressez les projets, qui les exécutez »554. Cette éviction de l'« hygiène » (ou plutôt de sa partie médicale) du programme n’échappe d’ailleurs pas au docteur Drouineau qui précise que

‘« le programme ne prononçait pas le mot hygiène et on ne faisait pas appel aux hygiénistes, médecins, pharmaciens, chimistes, etc., dont il n’était fait nulle mention dans l’énumération des professions auxquelles on s’adressait pour faire le congrès. Dans cette occurrence on n’allait donc pas faire de l’hygiène, mais seulement de l’application sanitaire. Il y avait là une façon particulière de concevoir un congrès, difficile à comprendre, puisqu’il s’agissait d’inventions, d’examens de procédés et d’applications sur lesquels on appelait la discussion et qu’on semblait vouloir en exclure ceux-là mêmes qui ont intérêt à connaître les applications sanitaires et à en contrôler l’efficacité, je veux parler des hygiénistes […] L’heure ne nous paraît pas encore venue pour le génie sanitaire de s’affranchir du concours des hygiénistes et de se séparer d’eux. » 555

Drouineau se montre sévère, mais laisse la porte ouverte à une nouvelle formule : « Nous ne croyons pas que la tentative qui vient d’être faite puisse être encouragée. Il y a peut-être quelque chose à faire à ce sujet en dehors des congrès internationaux d’hygiène, mais sous une autre forme »556. Une deuxième session est organisée en 1904 à Paris, sous l’appellation de Congrès international d’« assainissement et salubrité de l’habitation ». On y retrouve cette fois un comité mixte et plus équilibré entre médecins, ingénieurs et édiles (membres du conseil municipal de Paris)557. Des éditions ultérieures se tiennent à Genève en 1906, à Paris en 1909 et à Anvers en 1913558. Les rapports de concurrence entre médecins et ingénieurs, techniciens des administrations publiques et ingénieurs de firmes privées traversent donc les congrès559.

Après la Première Guerre mondiale l’inflation du nombre de congrès s'estompe ou est moins visible. En revanche, un phénomène de spécialisation est à l'œuvre. Certes, l’idéal de grandes manifestations réunissant des professions diverses autour d’un même enjeu survit, par exemple à travers le Congrès interallié d’hygiène sociale, organisé en avril 1919 par le « Comité national de l’Éducation physique & Sportive et de l’Hygiène Sociale », et surtout les Congrès internationaux des villes, dont l’idéal est de faire coopérer édiles et techniciens. Mais ces techniciens se rassemblent de plus en plus en fonction de leur spécialité560. Phénomène existant depuis longtemps à l’échelle nationale en Grande-Bretagne et aux États-Unis561, il s’internationalise au début des années 1930 : Congrès international du génie sanitaire (Angleterre, 1924)562, Congrès international du nettoiement public (Londres 1931, Francfort 1935, Vienne 1938), Congrès internationaux de technique sanitaire et d’hygiène urbaine (Prague 1930, Milan 1931, Lyon 1932), avant de se relancer, de se pérenniser et de s’épanouir dans la deuxième moitié du XXe siècle (Congrès de l’Association Internationale des Distributions d’eau, Amsterdam 1949)563.

Notes
552.

Tel Émile Trélat, fondateur de l’École spéciale d’architecture, qui y avait introduit un cours de salubrité et qui est régulièrement célébré par les membres de la Société de médecine publique et de génie sanitaire dont il fut un des tout premiers présidents, en 1880. Sur la transition du médecin à l'ingénieur en matière d'assainissement, Sabine Barles, La ville délétère, op. cit.

553.

D’ailleurs le programme du Congrès classe les questions mises à l’ordre du jour en deux grandes catégories : « Assainissement urbain » et « Assainissement de l’habitation ». La troisième catégorie: « Questions générales », comprend le problème « de l’enseignement sanitaire professionnel ».

554.

Premier Congrès d'assainissement et de salubrité. Paris, 1895. Compte rendu des travaux, publié par les soins du secrétariat général, Paris, Raudry, 1897, p. 11. On retrouve la thématique présente à la fondation du Génie sanitaire et de la SIAS : l'hygiène n'a pas ou plus besoin des médecins.

555.

Dr Drouineau « Revue des Congrès. Congrès d’assainissement et de salubrité à Paris, juillet 1895 », RHPS, août 1895, p. 726-741.

556.

Ibid., p. 741.

557.

Notons que c’est lors du CIHD de Bruxelles (1903) que semble se développer le réseau international de techniciens sanitaires, même si le génie sanitaire reste une section de second rang.

558.

Le secrétaire général de ces congrès est d'ailleurs un docteur en médecine, Ferdinand Marié-Davy.

559.

Au sein des CIHD, la prééminence de la médecine est visible dans le poids des communications sur les questions épidémiques, l’étiologie et la prophylaxie des maladies infectieuses. Elle est illustrée par l’ordre protocolaire de cette invitation au Congrès de Bruxelles en 1903 : « Les médecins, les architectes, les ingénieurs, les statisticiens et tous ceux qui, par leurs études et leurs fonctions s’intéressent aux questions d’hygiène, de salubrité et de démographie sont invités à y prendre part. »

560.

L'éditorial du Mouvement Sanitaire d'octobre 1932 est consacré à ce sujet : « Demain, chaque technique, et chaque maladie aura sa conférence ou son congrès national et international, et la constatation d'une telle tendance souligne à tout le moins, la diversité et l'intensité de l'activité scientifique dans tous les domaines de notre profession  » (p. 591).

561.

Dans ces pays, des congrès spécialisés rassemblent les directeurs des stations d’épuration des eaux usées, les ingénieurs en chef des services d’eau ou du nettoiement. Un premier congrès des directeurs des services d'eau avait été organisé dès 1896 (« L'association des ingénieurs de distributions d'eau en Angleterre », La Technologie sanitaire, n°7, 1er novembre 1896, p. 145-149).

562.

Harrison Eddy, « First International Sanitary Engineering Conference », Engineering News-Record, n°9, 1924, p. 342-344, cité par Charles Closmann, « Paths not Taken : Technology Transfer and the Imhoff Tank », communication à la Conférence internationale de l'ESEH, Amsterdam, juin 2007.

563.

L’eau, avril 1949, p. 60, janvier 1950 et février 1950. Un tel projet d’Association internationale des Distributions d’eau existait déjà en 1879 (RHPS, janvier 1879, p. 87-88).