5/ Les travaux pratiques des congressistes

Bechmann nous permet de souligner une caractéristique essentielle des congrès : les visites qui les précèdent, les accompagnent ou les suivent. Nul congrès sans réception, bien sûr581, mais nul congrès non plus sans déplacement à des installations modèles. Le véritable impact des congrès est peut-être dans cette « leçon de choses » de la visite sur le terrain, où maires, techniciens municipaux et hygiénistes universitaires rencontrent les ingénieurs en charge du fonctionnement des installations « modèles ». Ces moments de sociabilité peuvent servir à établir des contacts entre les divers protagonistes de l’assainissement de l’espace urbain. En général, il s’agit de faire admirer des réalisations à caractère exemplaire. Les comptes rendus dépouillés nous apprennent ainsi que les champs d’épandage de Gennevilliers et d’Achères sont un passage obligé des congressistes-hygiénistes qui se rassemblent dans la capitale, tant en 1895 qu’en 1900. L’hygiéniste turinois Luigi Pagliani déclare en 1903 « combien [il a] admiré l’usine d’incinération établie par la ville de Bruxelles : tous les visiteurs de cette installation modèle en sont absolument émerveillés. Je félicite tous ceux qui ont contribué à son édification et je forme le vœu que bientôt des établissements de ce genre se créent et se multiplient en Italie, où ils seraient si nécessaires »582.

Mais derrière la présence d’une installation dans le programme de visite, se cachent également des enjeux commerciaux. Une visite de congressistes met en valeur l’entreprise exploitant les procédés observés ou responsable de la réalisation de l’usine visitée. En 1895, Eugène Chardon, administrateur de la Compagnie de salubrité de Levallois-Perret, qui exploite un système d’assainissement pneumatique dans cette commune limitrophe de Paris et veut le faire connaître, prend la parole pour faire une présentation de son système au Congrès d’assainissement et de salubrité. En provoquant la curiosité, sinon l’enthousiasme, de l’assistance, il obtient le rajout d’un détour par son usine au programme des visites. Moment à l'occasion duquel il prend soin de ses hôtes : « un lunch est servi dans la cour de l’usine et M. Nadar prend une photo de groupe »583. Les grosses entreprises, comme Pont-à-Mousson dans les années 1920 (voir illustration ci-dessous), n'hésitent pas à « sponsoriser » les congrès et à louer les autobus pour transporter les visiteurs escomptés.

Les congressistes de l'AGHTM à Pont-à-Mousson (1926)
Les congressistes de l'AGHTM à Pont-à-Mousson (1926) TSM, décembre 1926.

Sociabilité associative, réseaux de papier, manifestations ponctuelles : les instruments potentiels de la diffusion des technologies créés pour améliorer l’environnement urbain au début du XXe siècle sont donc très nombreux. Certains furent une affaire de spécialistes ; d'autres s'employèrent à vulgariser auprès des édiles les méthodes destinées à faire reculer la morbidité par maladies « évitables », en leur présentant les divers moyens de s'assurer de la pureté des eaux bues par les citadins et d'éloigner les déchets de l'espace habité. L’implication des municipalités dans ces réseaux d’échange d’information a pris des degrés variables, selon les villes et le type de manifestation. Il n'était pas possible de les passer sous silence, tant ils apparaissent au gré des documents internes comme une source par laquelle le maire, l’ingénieur ou un autre membre de l’administration locale entre en contact avec la nouveauté technique ou pratique susceptible de résoudre les problèmes concrets du quotidien. Mais il faudra resserrer l'angle de vue jusqu'à la ville, pour étudier dans une deuxième partie l'utilisation concrète de ces moyens de diffusion des innovations, et nuancer si besoin est le rôle de certains, présents pour l'historien dans les bibliothèques plus que dans les archives des projets municipaux.

Avant cela, puisque nous avons entrevu les contacts entre techniciens ou élus locaux et d'autres acteurs extérieurs au monde des administrations urbaines – dans les vœux adressés aux gouvernements ou aux pouvoirs publics à l’occasion des congrès, dans les stratégies des entreprises pour pénétrer des canaux qui recèlent de nombreux clients potentiels – actions et ambitions de l’État et des entreprises doivent maintenant être questionnées. Ensuite viendra le rôle de l’opinion publique locale et des relations entre les édiles et les citadins. Ces derniers, informés par la presse des projets de mise en œuvre des innovations hygiéniques qui les concernent, sont d'ailleurs pris en compte par les réseaux de spécialistes, qui réfléchissent sur leur « éducation » au changement.

Notes
581.

En 1895 : « un banquet réunissait les congressistes à la première plate-forme de la Tour Eiffel. Avant de se mettre à table, les convives assistent au spectacle de Paris qui s’allume et dessine par des rangées de becs de gaz le plan de ses rues et de ses avenues ». Premier Congrès d'assainissement et de salubrité, op. cit., p. 408. En 1904, les congressistes du Congrès d’assainissement et de salubrité de l’habitation de Paris sont reçus à l’Hôtel-de-Ville, tout comme les maires français le seront dans l’entre-deux-guerres. Voir aussi annexe, section 3, programme du Congrès d'assainissement de Genève 1906.

582.

Treizième Congrès international d’hygiène et de démographie tenu à Bruxelles du 2 au 8 septembre 1903, op. cit., p. 89. Il n’est pas le seul : ainsi le délégué de Hambourg, M. Vermehren souhaite « dire aussi aux représentants de la ville de Bruxelles tout le bien que je pense de leur belle cité, de leurs installations sanitaires et en particulier de leur remarquable usine d’incinération », Ibid., p. 87. Remarques identiques de l’ingénieur en chef de Rotterdam, M. Van der Perk ; des félicitations sont votées à sa demande pour les ingénieurs de Bruxelles qui ont dirigé l’installation.

583.

Premier Congrès d'assainissement, op. cit., p. 405.

584.

TSM, décembre 1926.