Chapitre III 
Le progrès hygiénique, carrefour d'acteurs

Les études déjà menées sur la « réforme urbaine » à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du siècle suivant se sont beaucoup concentrées sur l’amont du processus, c'est-à-dire les cercles de réformateurs et de militants qui tentent de pousser l’administration à agir et le pouvoir à prendre des lois et des mesures sur l'amélioration du milieu citadin, qu’il s’agisse du débat sur la destruction des fortifications de Paris ou de la loi sur la protection de la santé publique du 15 février 1902. En dehors des études sur la capitale et sur la législation585, même si des monographies existent sur les services municipaux et départementaux d’hygiène ou sur le personnel technique municipal en général586, peu de travaux ont abordé la question de la répartition des rôles dans la transformation concrète du cadre urbain provincial : peut-on repérer les conséquences d’un volontarisme d’État, comme dans le cas des transformations parisiennes sous le Second Empire puis sous la République du préfet Poubelle ? Si volontarisme d'État il y a, s’appuie-t-il sur l’établissement de principes législatifs d’hygiène urbaine ? Ou faut-il reconnaître le primat d’une autonomie locale, donc faire dépendre les transformations urbaines du jeu politique local, des conditions socio-spatiales de chaque ville et des ressources financières communales ?587 Pour trancher ce débat sur le partage des responsabilités dans l’amélioration sanitaire des villes, l’étude du rôle imparti aux pouvoirs publics est cruciale. On peut chercher dans quelle mesure les édiles locaux, garants du système politique républicain, relaient les initiatives du pouvoir central en faveur de l’amélioration de l’état sanitaire et physique des villes. Appliquent-ils consciencieusement les mesures prescrites par les savants et les techniciens – essentiellement parisiens – consultés par l’administration centrale ?

En fait, la plongée dans les dossiers d’archives révèle très vite l’insuffisance d'un modèle de compréhension binaire, c'est-à-dire d'une problématique qui se focaliserait sur les relations villes/État. Beaucoup d’autres acteurs viennent interférer dans le processus de décision588. Il nous faut les présenter ici, avant de dégager par des études plus fines les différents rôles joués. D’abord, les entreprises : d'envergure locale ou nationale, voire internationale, elles sont nombreuses à intervenir dans la gestion de l’espace urbain. Prestataires de services, concessionnaires de services publics de nettoiement ou de distribution d’eau, conceptrices de grands équipements édilitaires, elles jouent un rôle d’aiguillon589, incitant les élus à assainir leurs villes, s’immisçant dans le fossé entre les désirs formulés par la collectivité urbaine ou l’État, et les moyens à la disposition des pouvoirs publics. Leur démarche n’est pas toujours couronnée de succès, mais elle est en tout cas grande productrice d’archives. Un autre acteur collectif est impossible à négliger : la société urbaine. Bien qu’elle n’ait a priori ni la compétence technico-scientifique, ni le pouvoir politique, elle n’est pas absente du processus de décision, parce qu’elle représente à la fois le corps électoral et celui des contribuables, parce qu’elle englobe diverses catégories de citadins : des riverains, des personnes prétendant détenir une expertise, des journalistes. Certains de ses membres ont leur mot à dire sur la conduite des affaires de la ville et ne manquent pas de le faire savoir.

C’est donc un tableau dynamique, composé de quatre grandes catégories d’acteurs collectifs et caractérisés par une diversité interne (pouvoirs municipaux, État central, entrepreneurs et citadins), que l’on peut dresser ici, avant d’entreprendre dans la partie suivante l'examen des interactions de ces acteurs de la modernisation et de l’histoire plus ou moins heurtée des projets d’amélioration de l’environnement urbain590.

Notes
585.

Marie Charvet, Les fortifications de Paris, op. cit. Lucie Paquy, Santé publique et pouvoirs locaux. Le département de l’Isère et la loi du 15 février 1902, thèse d’histoire, université Lyon 2, 2001.

586.

Lydie Gernez, Hygiène et santé publiques à Saint-Étienne (1871-1913), L’œuvre du bureau d’hygiène et de statistiques, mémoire de maîtrise, Université Jean Monnet, 1997 ; Bernard Barraqué, Les services municipaux d’Annecy : espace politique local et praticiens de l'aménagement, Paris, MIR, 1984.

587.

L'étude de William B. Cohen sur cinq villes françaises du XIXe siècle a mis en évidence l'existence d'une marge de manœuvre du pouvoir local, en dépit de la centralisation politique du pays (Urban government and the rise of the French City. Five Municipalities in the Nineteenth Century, Londres, St. Macmillan Press, 1998).

588.

Cette dimension existe pour d'autres problèmes urbains : voir par exemple, sur la circulation automobile, le travail récent de Sébastien Gardon, Gouverner la circulation urbaine: des villes françaises face à l'automobile (années dix – années soixante), thèse de doctorat de science politique, université Lyon 2, 2009.

589.

Le premier rôle de l'agent du changement, dans les théories de la diffusion de l'innovation est de développer un besoin pour le changement chez le client potentiel, de l'aider à devenir conscient de la nécessité de changer de comportement ou d'équipement (Everett Rogers, Diffusion of innovations, New-York, Free Press, 1995, p. 337.

590.

Processus dans lequel interviennent beaucoup d'autres personnes et instances (experts, comités de l'administration) qui seront étudiées à ce moment-là.