a) L’effort du « moment Clemenceau » vers des bureaux bien dirigés et bien financés

En effet, même si un certain nombre de villes importantes ont précédé la loi, la direction de l’hygiène publique possède, quelques années après son entrée en vigueur, certaines raisons de tempêter contre elles. Elle soupçonne souvent les bureaux municipaux de n’être que des organisations de façade, dirigées par des médecins bénévoles ou même incompétents, qui ne dérangeront surtout pas l'ordre des choses. Or, cela n’est pas toujours le cas, quand on se penche sur les archives locales : à Grenoble, malgré « une sorte de bricolage », le règlement arrêté à la fin de l’année 1903, au début de la période d’application de la nouvelle loi sur la santé publique, élargit le champ de compétences de ce service municipal631.

A partir de 1905, dans beaucoup de villes, s’ouvre une séquence de tensions au sujet de la nomination du directeur du bureau d’hygiène : celui-ci doit être choisi par la municipalité sur une liste de candidats aptes validée par le Comité consultatif d’hygiène publique de France. Les conflits sont nombreux dans la période 1906-1909, caractérisée par la Présidence du Conseil de Clemenceau, médecin de formation, qui a le portefeuille de l’Intérieur, et l’arrivée de Léon Mirman à la direction de l’hygiène et de l’assistance publiques632. Du côté de Paris, on veut en finir avec des directeurs de complaisance ; dans les mairies, on préfère un candidat local, qui connaisse le terrain et en qui on puisse avoir confiance. Le maire de Roanne écrit ainsi à Clemenceau :

‘« Vous voudrez bien excuser, Monsieur le Président du conseil, la liberté que je prends de vous faire part du profond étonnement causé à l’Hôtel de Ville et dans le corps médical de Roanne par l’exclusion, presque en bloc, des docteurs en médecine de notre ville. [...]
Je n’entends désigner – c’est mon devoir – qu’un homme connu m’inspirant toute confiance.
La liste qui m’est soumise se borne en fait à l’indication d’une seule candidature, celle de M. Alex puisque nous ne connaissons ni M. Alliot, ni M. Bourbon ! C’est, veuillez me pardonner l’expression, la carte forcée. Il est de la dignité du maire de Roanne de ne pas se la laisser imposer. » 633

Autre sujet de débats entre Paris et les municipalités, le traitement du directeur du bureau municipal d’hygiène : très souvent, Léon Mirman fait remarquer au maire ou à la tutelle préfectorale, avec plus ou moins de diplomatie, que le budget alloué au bureau d’hygiène est insuffisant et qu’il faudrait prévoir un traitement d’au moins 4000 francs. L'objectif est que le médecin ne se consacre plus à la clientèle, mais entièrement à sa fonction administrative. Or, cette somme est très rarement atteinte ou dépassée634 : à Aix-les-Bains, on prévoit 2500 francs (sur un budget total de 4100F pour le bureau)635. Lorsque Mirman trouve un exemple satisfaisant, il tente de le donner en modèle à suivre aux autres municipalités. C’est le cas de Chambéry, dont le règlement du bureau municipal d’hygiène, établi le 17 octobre 1906, prévoit un traitement de 4500F pour le directeur. Dix jours plus tard, le Directeur de l’hygiène écrit personnellement au maire pour le féliciter :

‘« Le règlement du bureau municipal d’hygiène que vous avez élaboré porte la marque d’un administrateur ayant le haut souci de sa responsabilité et la nette compréhension du devoir social. Il définit avec une grande élévation de pensée et une remarquable précision le rôle de ce service municipal nouveau et les attributions de son directeur ; je ne saurais mieux faire que de le présenter, comme un exemple à suivre, aux Municipalités qui n’ont pas encore abouti à mettre sur pied leur règlement. Je vous adresse donc, Monsieur le Maire, toutes nos félicitations, pour votre initiative éclairée, et je me propose de demander au Ministre de vous adresser officiellement les siennes dans un bref délai. » 636

Début novembre, le Ministre de l’Intérieur informe en effet le préfet de sa satisfaction à l’égard de l’initiative savoyarde.

‘« J’ai signalé, en conséquence, aux Municipalités intéressées, ce document qui se trouvera reproduit au numéro d’octobre de la Revue pratique d’hygiène municipale. Je vous prie d’en informer M. le Maire de Chambéry et de lui adresser en mon nom toutes mes félicitations pour les services qu’il a rendus ainsi à l’hygiène au grand profit non seulement de ses Administrés, mais encore des nombreuses populations urbaines qui seront appelées à s’inspirer de son œuvre. » 637

Par circulaire, il recommande aux municipalités de prendre exemple sur Chambéry, ce qui entraîne durant les mois suivants plusieurs dizaines de demandes d’information de la part d’autres villes françaises. Une enquête dans ces localités permettrait de vérifier si l’exemple donné par un homologue a été plus efficace que les incitations venues du Ministère, pour organiser un bureau d’hygiène suffisamment doté. En tout cas, pour ne pas trop brusquer les maires, Léon Mirman semble avoir choisi de provoquer l'activation d'un mode horizontal de renseignement et d’imitation des expériences françaises et étrangères, au moyen duquel s’était effectuée la création des bureaux institués avant 1902 (au moins 24). Il se montre toutefois implacable sur la question de la rémunération du directeur. En 1907, le Ministère de l’Intérieur écrit au Préfet de la Loire à propos de l’arrêté créant un Bureau d’hygiène à Roanne :

‘« Le traitement de 1500F prévu pour ce dernier est, en effet, d’une insuffisance manifeste. Il importe à tous les points de vue que le Directeur d’un bureau d’hygiène reçoive une rémunération suffisante pour le mettre en mesure de s’adonner complètement à son important service. Cette fonction ne saurait être considérée, ni comme une sinécure, ni comme un emploi seulement honorifique correspondant à une surveillance plus ou moins lointaine sur les services municipaux d’hygiène et de salubrité. [...] J’estime que le traitement alloué ne saurait être inférieur dans l’espèce à 4 500 francs, chiffre qui a été adopté par la ville de Chambéry (22 000 habitants) et qui a suscité au choix de la municipalité plusieurs candidatures distinguées. »638

Cette bataille pour l’obtention d’un budget et d’un traitement raisonnable du médecin directeur de bureau d'hygiène s'est produite dans beaucoup de villes639. Elle a pu accroître les réticences de conseillers désireux de ne pas se laisser dicter leur choix par l’administration parisienne. Mais en tout cas, les années 1906-1909 sont un « moment Clemenceau » (ce médecin de formation garde près de trois ans le portefeuille de l'Intérieur) où la France municipale se dote progressivement de ces bureaux d’hygiène : fin 1909, on compte 107 bureaux créés ou reconstitués suivant les prescriptions légales, sur 133 villes assujetties à cet aspect de la loi640. Les maires n’ont donc pas complètement négligé l’organisation d’un service chargé de veiller à l’hygiène de la ville: cependant, leur vision de son exécution n’est pas encore celle d’une hygiène« fonctionnarisée », mais plutôt l’héritage d’un XIXe siècle où le médecin conseille bénévolement le pouvoir. Lorsqu'on examine les thèmes portés à l’ordre du jour et débattus dans les congrès d’associations de maires au fil des années, l’hygiène ne semble pas vraiment une question brûlante641, sauf justement lorsque le ministère Clemenceau veut encadrer le choix des directeurs : ces Congrès sont enclins à dénoncer les tracasseries administratives et les « paperasseries » que leur impose l’État par « des textes nouveaux qui, chaque jour, compliquent un peu plus une existence qui s’en passerait bien »642. En 1910, le rapporteur de cette question, M. Bellocq (adjoint au maire de Bordeaux), affirme qu’il ne paraît pas nécessaire d’obliger toutes les villes de France à calquer leurs bureaux d’hygiène sur un modèle unique, ce qui est une idée « contraire au principe de décentralisation, qu’il est si désirable de voir répandre »643.

Ainsi, le choix a été fait de laisser aux municipalités l’initiative du recrutement des directeurs et de la définition de leur domaine d'intervention, même si on a combattu les tentatives de ne pas créer des bureaux dotés d'un budget suffisant. Cela provoque donc des conceptions variées : à Aix-en-Provence, c’est un conseiller municipal, docteur en médecine (le maire est lui-même médecin de formation), qui assure bénévolement la fonction644. Chartres, pourtant en pointe dans l'ingénierie sanitaire, confie la direction de son bureau, moyennant 1500 francs par an, « plutôt pour l'indemniser des dépenses qu'il aurait à exposer, qu'à titre de traitement », au docteur Lhuillier, pharmacien tout juste retiré des affaires645. Certains bureaux sont bien organisés et pris en modèle (Le Havre, bureau pionnier), d'autres restent embryonnaires, surtout dans les plus petites des villes assujetties à la loi (20 000 habitants, stations thermales ou balnéaires de plus de 2 000 âmes).

Au-delà de ces controverses budgétaires, il faudra chercher le rôle que les directeurs de bureaux d’hygiène ont pu jouer dans le processus de genèse et d’élaboration des projets d’amélioration de l’environnement urbain. Dans quelle mesure sont-ils venus compléter (ou concurrencer) le travail des services techniques municipaux, dont l'organisation et le fonctionnement sont complètement autonomes et conçus indépendamment de toute prescription de l’administration centrale ? Au contraire, ont-ils été exclus – ou se sont-ils eux-mêmes volontairement tenus en retrait – du génie urbain et cantonnés à l’hygiène sociale, malgré des règlements faisant état d’attributions larges646, incluant des fonctions d’expertise et de surveillance relatives à la qualité des eaux, du logement, etc. ?

Déplorant le fait électoral, perçu comme susceptible d'empêcher les pouvoirs locaux de prendre des mesures d’intérêt général, un grand nombre d’acteurs réfléchissent sur les moyens de résoudre la situation : « notables éclairés, savants, techniciens s’offrent donc, chacun à leur manière, pour protéger la société de ses aveuglements et notamment de la courte vue du suffrage »647. La loi fait très rapidement l’objet de projets de révision tendant à l’institution d’une hygiène étatisée, départementalisée, uniformisée, obligatoire ; projets revus ensuite dans un sens plus souple, de simple adaptation des conditions de 1902. En 1912, à l’occasion des dix ans de la loi, le professeur Würtz, membre de l'Académie de médecine, jette cette phrase lapidaire, « colportée par toute la presse » : « L’organisation de l’hygiène en France n’est qu’une vaste façade derrière laquelle il n’y a rien »648. Peu après, le député-médecin Henri Doizy dépose un projet de loi, qui restera comme un texte parmi les nombreux déposés durant les années 1910649. Plus tard, alors qu’on s’achemine vers le vingtième anniversaire de la loi (1921), un projet rapporté par Léon Bernard à l’Académie de Médecine propose la création d’une inspection obligatoire, réorganisation abandonnée par la suite. En 1932, la question est encore à l’ordre du jour. Elle fait l’objet d’études lors du traditionnel congrès d’automne de la Société de médecine publique, au cours duquel le ministre de la Santé lui-même, Justin Godard, reconnaît « combien s’impose, dans le plus bref délai possible, la réforme de la loi de 1902 qui a mis trop souvent l’hygiène publique entre des mains impuissantes ou paralysées par les contingences » et demande « aux médecins, aux hygiénistes, aux techniciens de lui apporter leurs idées, le gouvernement devant faire tous ses efforts pour les réaliser »650. La loi de 1902 est finalement modifiée, par un décret-loi du 30 octobre 1935 : ce sont plus des adaptations qu'une révolution651.

Avant la Seconde Guerre mondiale, les responsabilités en matière d’hygiène publique en général et d’hygiène urbaine en particulier sont donc restées affectées à l’échelle locale, municipale avant tout, et départementale dans un second temps (plus particulièrement pour les communes rurales). Avant d'étudier les pouvoirs locaux et leurs auxiliaires hygiénistes en action, il est utile d'aborder la question des moyens matériels, humains et financiers, qui ont pu être dégagés pour cette mission, tant par les municipalités que par l’État central, dans sa logique de tutelle bienveillante.

Notes
631.

Lucie Paquy, Santé publique et pouvoirs locaux…, thèse consultée sur « demeter.univ-lyon2.fr » le 15 avril 2008.

632.

Mirman, ancien professeur de lycée devenu député de la Marne en 1893 (socialiste indépendant), abandonne brutalement son mandat pour ce poste de haut fonctionnaire, sans raison bien connue ; voir Pierre Desportes (dir.), Histoire de Reims, Toulouse, Privat, 1983.

633.

AM Roanne, 2I 5, lettre du maire de Roanne au Ministre de l’Intérieur, 2 décembre 1907.

634.

Sauf au Havre ou à Lyon (6 000 F en 1891 et 10 000F en 1910 : Bruno Dumons, Gilles Pollet, « Élites administratives et expertise municipale. Les directeurs du Bureau d'Hygiène de Lyon sous la Troisième République », article cité, p. 46).

635.

AM Aix-les-Bains, 5J 1, arrêté du maire du 17 décembre 1906.

636.

AM Chambéry, 4I 1, lettre du 27 octobre 1906.

637.

Ibid., lettre du 8 novembre 1906. Voir aussi Revue pratique d'hygiène municipale, octobre 1906, p. 457-458.

638.

AM Roanne, 2I 1/5, copie de la lettre du Ministre de l’Intérieur au Préfet de la Loire, 10 avril 1907.

639.

A Valence, c’est le seul point d’achoppement qui reste en 1909, suite à une première série de remarques sur le projet de bureau municipal en 1907. AM Valence, 5I 6, lettres de la direction de l’hygiène et de l’assistance publiques du Ministère de l’Intérieur au préfet de la Drôme, 11 mai 1907 et 25 février 1909.

640.

Lion Murard, Patrick Zylberman, « Experts et notables, les bureaux municipaux d’hygiène en France, (1879-1914) », Genèses, 10, janvier 1993, p. 53-73.

641.

A l’occasion du travail préparatoire aux congrès des Maires de France, l’hygiène urbaine est dévolue à une commission « des Finances, de l’Hygiène, de la Voirie, de l’Eau, du Gaz, de l’Électricité », où les questions financières constituent l’objet essentiel des préoccupations.

642.

RM, janvier 1935, « Le XXVe Congrès des Maires de France », p. 2476.

643.

Cinquième Congrès des Maires de France, tenu à Paris les 3, 4 et 5 novembre 1910, Châteaudun, imprimerie du Patriote, 1911, p. 56. Bellocq est adjoint au maire de Bordeaux, ville qui ne constitue pas de bureau comme elle aurait dû, selon la loi.

644.

AM Aix-en-Provence, D 1/38, procès-verbal de séance du conseil municipal, 29 janvier 1912.

645.

AD Eure-et-Loir, 5M 17, lettre du maire de Chartres au préfet, 16 avril 1909.

646.

AM Aix-les-Bains, 5J 1, arrêté du maire du 17 décembre 1906. Le directeur est chargé « de mesures sanitaires concernant les individus » et de « mesures sanitaires concernant les immeubles et la localité » : délivrance du permis de construire ; proposition de mesures pour l’assainissement des immeubles insalubres ; surveillance des fosses d’aisances, puisards, citernes et de leur interdiction suivant le cas ; contrôle de la distribution d’eau potable et de la surveillance des eaux d’alimentation provenant de puits et autres ; contrôle du service des égouts ; établissement annuel d'une carte sanitaire de la commune.

647.

Christian Topalov, « Les réformateurs et leurs réseaux : enjeux d’un objet de recherche », dans Laboratoires du nouveau siècle, op. cit., p. 43.

648.

Dans Le Matin du 23 mai 1912. Cité par le Dr Doizy, « Projet de réforme de la loi de 1902 », RHPS, mars 1913, p. 350.

649.

Dr Droizy, « Projet de réforme de la loi de 1902 », RHPS, mars 1913, p. 319-370 ; le texte du projet est publié dans la Revue pratique d’hygiène municipale de juin 1913. Les propositions de loi se succèdent : celles d’Albert Bernard (1906) et de Bussat (1911) soutiennent la formule d’un grand ministère du Travail et de l’Hygiène. Cela continue avec Constans (1915), Doizy (1914 et 1916), Breton (1916), Navarre (1918), Pâté (1919) (voir Lion Murard et Patrick Zylberman, L’administration sanitaire en France dans l’entre-deux-guerres. Le ministère de l’hygiène : création et action, CERMES, MIRE-INSERM, 1996, p. 86).

650.

Compte rendu dans L’administration locale, n°63, juillet – décembre 1932, p. 388.

651.

L'établissement d'un règlement sanitaire communal est remplacé par un règlement départemental (article 1). L'institution d'une inspection départementale de l'hygiène ou de la santé publique est rendue obligatoire (article 19). Sur le plan environnemental, l'article 10 sur la protection des sources d'alimentation en eau est complété par la mention des eaux souterraines et superficielles, ce qui signifie la reconnaissance officielle des autres provenances que les seules eaux de source.