c) L’impossible reconnaissance institutionnelle : un « fragile esquif » ministériel664

Si les projets qui se succèdent durant plus de deux décennies échouent tous, c'est qu'ils n’ont pas obtenu de vrai soutien à la Chambre, ni bénéficié d’une stabilité ministérielle : à ses débuts, le Ministère de l’Hygiène compte trois titulaires en trois années. Les ministres changent souvent durant les années 1924-1940 et parfois l'Hygiène ou la Santé publique ne constituent pas un département ministériel à part entière. Cependant, quelques ministres paraissent spécialisés dans le portefeuille technique du « Travail et de l’Hygiène », comme Louis Loucheur (juin 1928 à février 1930), ou de la « Santé publique », tels Justin Godart665et Marc Rucart (1937-1940, à l’exception du 2e gouvernement Blum en mars 1938). L’inventeur d’un procédé de stérilisation des eaux, Philippe Bunau-Varilla, constate amèrement que « le caractère éphémère de leur mandat empêche tout ministre de se consacrer aux tâches essentielles de son département. Il se contente d’exécuter, comme s’ils étaient des ordres, les avis des commissions consultatives. Ils deviennent ainsi des Rois Fainéants, dont ces Commissions sont les "Maires du Palais" »666.

A peine institué, le Ministère de l’Hygiène, créé le 21 janvier 1920 par décret du Président du Conseil Alexandre Millerand, est victime de sa faible capacité d’action. Un premier bilan est tiré lors du Congrès de l’Alliance d’Hygiène sociale de Clermont-Ferrand (1921), en particulier par Léon Bernard, lors de la séance d’ouverture :

‘« proclamons-le hautement, l’application de l’hygiène se réduit à une question d’argent. C’est le Parlement qui tient les cordons de la bourse […] Tant que nos représentants au Sénat et à la Chambre, malgré leurs promesses électorales formelles, tant que nos Ministres des Finances, voire même lorsqu’ils appartiennent à l’Alliance d’hygiène sociale, ne voudront pas sincèrement comprendre que les dépenses afférentes à la santé publique représentent en réalité des économies, ou, si vous préférez, une avance de fonds, une assurance, et ne s’engageront pas dans cette voie avec la conviction d’obéir à une nécessité supérieure, on parlera peut-être d’hygiène, on ne fera pas d’hygiène » 667 . ’

Réalité démontrée par Lion Murard et Patrick Zylberman, et que Georges Risler, vice-président de l’AHS, évoque de manière plus optimiste et encourageante que Léon Bernard, devant le ministre : « en matière d’hygiène, tout paie, rien n’est perdu. Le moindre progrès se traduit par une économie de vies humaines »668. Le Dr Marcombes, maire de Clermont-Ferrand, termine son allocution d’ouverture de ce même congrès en formant de pieux et pacifistes espoirs « que les budgets de la guerre et de la marine vont cesser d’absorber le plus clair de nos ressources et qu’il sera possible enfin, sans danger pour la sécurité du pays, d’affecter à l’amélioration des conditions sociales et à des dépenses vraiment productives, les crédits formidables qui s’engloutissent aujourd’hui dans les œuvres de mort »669.

Malgré ses sympathies dans le monde des philanthropes, réformateurs, et techniciens sanitaires, le Ministère de l’Hygiène ne parvient pas à s’imposer, les autres départements ne voulant pas céder leurs attributions dans ce domaine. Il semble avoir été victime d'un processus de dépouillement, qu’a connu également le Ministère de l’Environnement (ou de la Protection de la Nature) dans les années 1970670. Au printemps 1924, les hygiénistes se mobilisent contre la suppression du département ministériel, inscrite dans un programme d’économies envisagé par le Gouvernement. « C’est une idée singulièrement fausse de considérer un Ministère de l’Hygiène comme une institution somptuaire dont un pays sage peut faire l’économie », écrivent conjointement le président de la Société de Médecine publique (Léon Mirman) et le vice-président de l’AGHTM, au Président de la République671. Augustin Rey rédige même un nouveau programme d’action dans La Technique Sanitaire, rejoignant d’autres publicistes et techniciens désireux de voir l’avènement de « technocrates » et d’une action publique efficiente :

‘« Le Ministère de la Santé Publique de demain, sur tout le territoire, doit devenir l’animateur et le propagateur infatigable des solutions les plus rationnelles en matière d’hygiène et d’assainissement, non en se contentant de conclusions théoriques, mais en provoquant partout des applications pratiques. Ce n’est, en effet, que par d’immenses travaux d’assainissement, exécutés dans la France entière, que nous pourrons reconstituer pour le pays ce capital de vie humaine dont il a tant besoin aujourd’hui.
Le Ministère de la Santé Publique doit devenir le Conseil et le Pouvoir Technique suprême qui demain sera écouté par les Municipalités françaises, les Assemblées Départementales et Régionales » 672 .’

Las ! Quelques semaines plus tard, l'éditorialiste de la revue L’eau écrit, entre amertume et ironie :

‘« A peine avions-nous rédigé notre dernier éditorial, applaudissant au programme de M. Strauss, ministre de l’hygiène, que M. Strauss disparaissait dans une trappe de ce théâtre truqué qu’est le Parlement.
Mais il n’a pas suffi de sacrifier un homme aussi compétent que dévoué à la cause de l’hygiène, du même coup, on a démoli le ministère, si parcimonieusement doté, aux travaux duquel il présidait […].
Dormez en paix, projets avortés de distribution d’eau potable ! Dormez dans vos belles chemises aux calligraphies artistiques ! Et vous, bacilles typhiques a, b, etc., frétillez de joie ! voici revenu le temps des flots de salive et des eaux troubles. » 673
Notes
664.

L’expression est empruntée à C-H. Regnard, TSM, septembre 1924, p. 202.

665.

Député du Rhône. Ministre du 14 juin 1924 au 17 avril 1925, puis du 3 juin au 18 décembre 1932 dans les gouvernements Herriot.

666.

Philippe Bunau-Varilla, De Panama à Verdun. Mes combats pour la France, Paris, Plon, 1937, p. 359.

667.

Léon Bernard, « Nécessité de la révision de la loi du 15 février 1902 relative à la santé publique », Alliance d’hygiène sociale. Congrès de Clermont-Ferrand, 30 septembre, 1 er et 2 octobre 1921, Clermont-Ferrand, imprimerie G. Mont-Louis, p. 73-74.

668.

Discours de Georges Risler, Alliance d’hygiène sociale. Congrès de Clermont-Ferrand, op. cit., p. 23.

669.

Discours du Dr Marcombes (maire de Clermont-Ferrand), Alliance d’hygiène sociale. Congrès de Clermont-Ferrand, op. cit., p. 20.

670.

Voir Pierre Lascoumes (dir.), Instituer l’environnement, Paris, L’Harmattan, 1999, chapitre I, « La Création d’un ministère ».

671.

TSM, mars 1924, p. 53.

672.

Ibid., p. 57.

673.

L’eau, 15 avril 1924, p. 37.