d) L’efficacité discutable de l’action venue du haut

Les hygiénistes français ont donc échoué à mettre en place un régime administratif dans lequel l’État puisse se substituer aux pouvoirs locaux en matière d’amélioration de l’environnement urbain, surtout dans des situations inquiétantes sur le plan sanitaire. Certes, des textes existaient et des procédures étaient prévues : le contrôle des projets municipaux d’adduction d’eau est instauré par le décret du 30 septembre 1884 qui réorganise le Comité consultatif d’hygiène publique et range parmi ses attributions « le régime des eaux au point de vue de la salubrité »674. Ce texte est complété par une circulaire du 23 juillet 1892, qui impose aux communes de produire dans leur dossier une analyse chimique et bactériologique de l’eau à utiliser, donne des instructions sur la manière dont on doit procéder pour le prélèvement des échantillons d’eau à analyser, et contient en annexe un questionnaire détaillé675. Plus tard, on sera amené à se demander si ces procédures lourdes et longues n’ont pas parfois entravé, plus que suscité, le zèle des édiles provinciaux (voir infra, chapitre VI). En tout cas, les dossiers présentés au Comité consultatif étaient parfois fort incomplets et le petit nombre d'affaires examinées au tournant du siècle pose la question de l'exécution « clandestine » de travaux par des municipalités, en ne faisant tout simplement pas appel à l'expertise hygiéniste676. De plus, le Comité n'avait pas les moyens de savoir si on avait exécuté les travaux d'assainissement conformément à ses recommandations et s'en désolait677, même si pour certains cas particuliers de dispositifs pionniers et donc risqués (station d'épuration des eaux d'égout de Toulon, stérilisation par l'ozone des eaux de Nice), il exigeait des comptes rendus annuels ou envoyait des missions d'enquête678. Paul Brouardel, président du CCHP, se dédouane en déclarant qu'« à l'autorité administrative placée à la tête de l'arrondissement incombe réellement la mission d'éclairer les municipalités sur leurs devoirs en matière de santé publique, d'examiner si une commune est pourvue d'une bonne eau potable et si l'évacuation des matières usées s'y fait dans de bonnes conditions hygiéniques »679. C'est redonner la balle aux hygiénistes locaux, pourtant désavoués à l'occasion, dans les questions techniques, par les experts parisiens.

D'autre part, la méfiance envers les municipalités, dont nous avons cité plus haut quelques exemples, se traduit dans l’article 9 de la loi de 1902 : des enquêtes sont prescrites dans les localités où le taux de mortalité dépasse pendant trois années la moyenne nationale. Si le maire ne veut pas exécuter les travaux prescrits par les conseils d’hygiène, l’État – par l'intermédiaire du préfet – se donne le droit de les mettre à exécution d’office, aux frais de la commune. Cette mesure potentiellement draconienne était prévue dès le projet de loi de 1891 : « lorsqu’il est constaté que l’état sanitaire d’une commune nécessite des travaux d’assainissement, la commune est mise en demeure de les faire exécuter. Si elle s’y refuse, les travaux peuvent être exécutés à ses frais en vertu d’un décret rendu en Conseil d’État »680. Elle s'inspirait de situations existant depuis longtemps en Angleterre : le Public Health Act de 1848 prévoyait l'obligation de créer des Boards of Health partout où le taux de mortalité annuel dépassait la moyenne nationale. En France, à notre connaissance, la mesure ultime prévue par l’article 9, l’assainissement d’office d’une localité, ne fut imposée qu’une fois : en 1908, à la préfecture de l’Ardèche, la petite ville de Privas (moins de 10 000 habitants)681. Le Ministère a beaucoup communiqué sur ce cas pour en faire un exemple682, mais s’est montré ensuite moins ferme sur l’application de cet article.

L'État de la IIIe République s'est révélé moins hygiéniste que certains travaux le laisseraient entendre, surtout dans le domaine du génie sanitaire. Les batailles autour de l'institution des bureaux d'hygiène ont focalisé l'attention des contemporains eux-mêmes, puis des chercheurs. Mais la loi de 1902 ne résout pas les problèmes de santé environnementale : elle laisse les villes responsables de leur assainissement, sans vraiment leur donner de recommandation dans un domaine en plein bouleversement technique. Dans le même ordre d’idées, l’impulsion par la loi et par le haut ne s’est pas montrée forcément très efficace en matière d’urbanisme. C’est ce que les archives municipales et les témoignages des protagonistes révèlent au sujet de l’application de la loi du 14 mars 1919 sur les plans d’aménagement, texte qui impose une démarche de planification urbaine dans les communes de plus de 10 000 habitants et dans les stations classées.

Notes
674.

Lion Murard et Patrick Zylberman, L'hygiène dans la République, op. cit., p. 205.

675.

Documents trouvés aux AM Aix-les-Bains, 1O 332.

676.

CCHP 1901, p. 114 (Dr Deschamps, secrétaire du Comité).

677.

CSHP 1913, p. 487 (Professeur Gariel, à propos d'Annecy).

678.

CSHP 1913, p. 215 (Nice) et CSHP 1911 (Toulon).

679.

CCHP 1899, p. 456.

680.

Génie sanitaire, n°8, 15 décembre 1891.

681.

En 1914, la procédure est réclamée par le conseil départemental d'hygiène des Hautes-Alpes à l'égard d'une commune de 142 habitants, Saint-Jacques (CSHP 1914, p. 680).

682.

Circulaire du Ministère de l’Intérieur, 18 juillet 1908 (AD Saône et Loire, M 1966 et AD Dordogne, 5M 18). Reproduite dans la Revue pratique d’hygiène municipale, août 1908 avec le rapport présenté au Conseil supérieur d’hygiène publique « sur les conditions générales d’insalubrité et d’assainissement de la ville de Privas ».