3/ 1919 et l’urbanisme

Comme dans le domaine des institutions municipales d'hygiène, la loi du 14 mars 1919 a d’ailleurs été devancée par certaines initiatives pionnières : l’une d’entre elles était celle de la municipalité lyonnaise, mettant en place une commission du plan d’extension dès 1912683. Mais en 1913, l’idée d’aménager la ville et de gérer sa croissance spatiale avait déjà fait son chemin chez un certain nombre d’édiles de petites et moyennes villes de province : à Mâcon, Tulle, Dunkerque, et peut-être dans d’autres localités684. Lorsque la loi sur les plans « d'aménagement, d'embellissement et d'extension » est promulguée, certains édiles ou certains ingénieurs voient donc une sorte de continuité dans l'action... quoique leur compréhension de la nouveauté impliquée par ce texte puisse être mise en doute. Les lapsus, à ce titre, sont révélateurs : dans plusieurs endroits, nous avons trouvé mention de projets « d'extension, d'embellissement et d'assainissement »685.

Le texte de 1919 fixe un délai de trois ans pour la confection du plan, mais en restant très vague sur les individus à qui l’élaboration du plan d’aménagement doit être confiée : il s'agit juste d'un « homme de l'art ». A la fin de l'année, le témoignage de Georges Bechmann, qui vient de présider l’AGHTM pendant les sept années précédentes, n’est guère optimiste. Il décrit, dans les « régions dévastées », des maires et des populations sinistrées indifférents à la question de la reconstitution des agglomérations, et plutôt impatients de toucher les premiers subsides de l’État. Du côté des préfets, nul enthousiasme ni volontarisme. Bechmann a rencontré un de ces hauts fonctionnaires, parmi les plus actifs, qui lui explique : « J’ai pris des arrêtés ; dans quinze jours, le délai sera expiré, et les municipalités n’ont rien fait. Qu’y puis-je ? Chacun reconstruira sur son terrain, il n’y a qu’à laisser faire. J’ai dans mon département 800 agglomérations détruites ; mais il n’y a guère qu’une trentaine de localités urbaines qui valent la peine d’exiger un plan. Pour les autres, advienne que pourra !»686 

Comme celle de 1902 sur la santé publique, la loi de 1919 sur les plans d'aménagement révèle très vite ses faiblesses : défaut d’information des municipalités, manque de compréhension par celles-ci de ce qui leur est demandé (s’agit-il de refaire un plan d’alignement ?) et problème du choix de l’« homme de l’art » à qui l’on confie le projet. Sept mois seulement après la promulgation de la loi, Georges Bechmann déplore « les raisons pour lesquelles, dans la plupart des cas, son application est restée jusqu’ici lettre morte » et demande à l’AGHTM de « redoubler sa propagande afin de faire comprendre aux municipalités les bienfaits qu’elles en retireraient »687. C’est donc que l’État ne s’est pas donné les moyens de ses ambitions. D’ailleurs quelques jours auparavant, un autre pionnier de l’urbanisme, Léon Jaussely, avait formulé plusieurs vœux adoptés par le Congrès de l’Habitation de Lyon. Le premier souhait concernait la création d’« un service public qui donnera les directives générales aux municipalités, en facilitera les travaux et les ententes intercommunales pour le développement des régions urbaines ; il sera créé dans ce service un Office central de recherches, de statistique et de documentation comparée des villes françaises et des principales villes de l’étranger. »688

Pour les plans d'aménagement, comme pour les projets d'adduction d'eau, on créé une instance centrale d'expertise (Comité supérieur des plans de ville), et des structures départementales (Commissions d'extension et d'embellissement des villes et villages). L'urbanisme est désormais présent dans les instances ministérielles, mais sans que cela favorise l'accélération de l'établissement des projets. Le délai initial de trois ans accordé aux municipalités est régulièrement prorogé jusqu'à la fin des années 1920. Toutefois, une nouvelle catégorie de communes est reconnue par la loi du 19 juillet 1924 : celles qui ont demandé leur assujettissement à la loi. On reconnaît donc ainsi la capacité d'initiative des conseils municipaux. Les conseils généraux sont également mis à contribution : ils se voient chargés d'établir une liste de communes « en voie d'accroissement » soumises à l'obligation du plan, sur proposition de la commission départementale. Le tableau des communes assujetties est alors très hétéroclite, dépendant des configurations locales en faveur de l'urbanisme. Quand les dirigeants départementaux sont sensibles au tourisme, comme dans l'Isère ou en Corrèze, de petites communes qui n'ont pas grand chose d'urbain étudient l'élaboration de leurs plans689.

Mais l'engouement est un coup manqué. En 1930, le nouveau président de la Société Française des Urbanistes, Adolphe Dervaux, confie son désespoir dans les colonnes de la Revue municipale : « Nul n’est censé ignorer la loi. Presque tous les maires de France et les trois quarts des Préfets semblent ne pas connaître celles d’urbanisme ». La politique s'en mêle : Dervaux poursuit en expliquant que les préfets peuvent être tentés de ne pas sévir « contre un Maire qui est peut-être conseiller général et peut lui refuser son vote départemental ou parlementaire et devenir son Ministre », avant de conclure : « la nationalisation de l’urbanisme s’impose »690. Le régime de Vichy s'occupe d'établir les bases nécessaires à la concrétisation de ce souhait, par la loi du 15 juin 1943 et la nomination directe des urbanistes chargés d'élaborer les plans691.

Battant en brèche le schéma « jacobin » que l'on pourrait avoir avant de plonger dans les archives, l'étude des documents administratifs, des procédures et du circuit des projets, que l'on va maintenant aborder en détail, prend en compte la réalité d'un État de la IIIe République peu directif. La loi de 1902 n’est pas complètement appliquée (article 9 sur l’assainissement d’office) ; les projets de réforme se succèdent sans succès jusque dans les années 1930. Vichy et la continuité de la Quatrième République installeront des interventions plus fortes de l'administration centrale ou de ses représentants. Mais la majeure partie de la période étudiée se caractérise par une ambiguïté non tranchée entre le local, qui a la responsabilité morale et financière, et l’État central, qui se contente de quelques textes ou d'incitations, mais qui ne donne pas aux fonctionnaires en charge de l’hygiène les moyens d’agir. L’assainissement urbain est d'abord et avant tout une responsabilité municipale, jusqu'à la sanction des projets par les autorités consultatives de l'administration centrale.

Notes
683.

AM Lyon, 453 WP 003, arrêté municipal du 14 octobre 1912 et documents préparatoires.

684.

AM Mâcon, carton du PAEE, délibération du conseil municipal, 21 mai 1913. AD Corrèze, 3D 142, délibération du conseil municipal de Tulle, 14 mai 1919, rappelant que « par sa délibération du 22 novembre 1913, le Conseil municipal de Tulle a devancé la loi ». AM Chambéry, 71W 66, brochure Ville de Dunkerque et communes voisines. Projet d’aménagement, d’embellissement et d’extension – loi du 14 mars 1919 – présenté au nom de l'Union Urbaniste pour l'établissement des Plans de Villes par les soins de MM. D. Alfred Agache, Georges Bechmann, Paris, Léon Eyrolles, 1923, p. 11.

685.

AM Lyon, 324 WP 002, copie de la réponse de l'ingénieur en chef de Lyon au maire de Valenciennes, 28 décembre 1920.

686.

TSM, novembre 1919, p. 246.

687.

TSM, novembre 1919, « Procès-verbal de la réunion du 14 octobre 1919 », p. 239.

688.

TSM, novembre 1919, p. 251.

689.

AD Isère, 178M 1, 178M 4, 178M 5. Exemple de Lans (en Vercors) dont le plan prévoit en 1930 une « zone d’embellissement » et un bassin d’épuration biologique (178M 4). AD Corrèze, 3O 142.

690.

RM, septembre 1930, p. 1445-1446.

691.

Sur les origines de l'urbanisme français pendant la Seconde Guerre mondiale, voir la première partie de Danièle Voldman, La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954 : histoire d'une politique, Paris, L'Harmattan, 1997.