Le repérage et l’étude de ces entreprises (dont quelques-unes font l'objet de fiches synthétiques en annexe, section 4 ) ont été menés principalement au moyen de documents issus de leurs relations avec les municipalités : simples courriers de démarchage et brochures envoyées pour se faire connaître et proposer ses services ; échanges plus suivis durant plusieurs mois ou plusieurs années ; références produites à l’appui d’un démarchage ou d'un projet soumis à l’autorisation de l’administration supérieure697. Dans ce cas, les en-têtes et les informations pré-imprimées de leurs papiers à lettres recèlent des indices importants pour connaître leur histoire : récompenses obtenues lors des expositions, références de marchés publics, etc. Les lieux de sociabilité entre techniciens apportent également des renseignements : listes d’adhérents aux groupements d’hygiène (Société de médecine publique, AGHTM, Union des Services techniques municipaux), encarts publicitaires dans les revues comme ci-dessous, débats entre promoteurs de procédés différents dans les colonnes des périodiques spécialisés ou communications lors des congrès d’hygiène.
Pour concrétiser les projets d'assainissement de leur ville, les municipalités ont affaire à des sociétés de tailles différentes. Dans la grande majorité des dossiers conservés aux archives, comme lorsqu'il s'agit de construire un seul égout, ce sont de petites ou de moyennes entreprises, locales ou régionales, qui, par leurs effectifs et leur capital sont différentes de la « grande entreprise de travaux publics » (qui a déjà fait l’objet d’un certain nombre de travaux)698 – certes, il y a quelques exceptions, comme la Compagnie Générale des Eaux ou la Société Anonyme des Hauts-Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson. Les sociétés rencontrées peuvent parfois afficher un capital supérieur à un million de francs, sans que l’on saisisse toujours précisément leur taille. Nous avons privilégié l’étude des entrepreneurs qui conçoivent les réseaux (plans d’assainissement) ou les grands équipements (stations d’épuration, usines de traitement des ordures) : dans ce champ, les sociétés sont souvent d’envergure nationale ou internationale, l'œuvre d’exécution pouvant être déléguée à des entreprises régionales de travaux publics699. On peut distinguer plusieurs types d’entreprises :
a) D’une part les sociétés à capital particulièrement important (de 1 à 4 millions de francs vers 1900) mais où les ingénieurs – parfois inventeurs des procédés exploités – sont peu nombreux et donc très actifs. La municipalité est alors en relations avec une personne, parfois deux ou trois, mais guère plus. Les principales sociétés du génie sanitaire urbain se classent dans cette catégorie. C’est le cas de l’entreprise Puech et Chabal dont nous avons reproduit ci-dessus un encart publicitaire. Spécialisée dans la filtration des eaux, elle est fondée en 1899 par l’industriel tarnais Armand Puech, en association avec l’ingénieur Henri Chabal, qui avait suivi les cours du Polytechnikum de Zurich, puis l'école Centrale de Paris (1889-1892)700. La ville de Pau entre 1903 et 1907, est en relations avec les deux personnages. Après 1906, Henri Chabal est de plus en plus présent, Armand Puech goûtant sa retraite dans sa ville natale de Mazamet. Le personnel fixe de la société passe de 3 employés en 1900 à 8 en 1903, 10 l'année suivante, 23 en 1908, 36 en 1910 et 45 en mai 1911701.
En matière d’épuration de l’eau potable, le principal concurrent de Puech et Chabal est la « Compagnie générale de l’ozone », dont le fondateur est un scientifique niçois, Marius-Paul Otto, qui soutient à Paris en 1897 une thèse de doctorat ès-sciences physiques sur l'ozone. Les principaux dirigeants de la C.G.O. sont extérieurs au monde de la technique sanitaire, mais pas à celui de l’ingénierie, tel André Postel-Vinay (1849-1933), qui préside le conseil d’administration de la société de 1903 à 1933, en même temps que ceux de la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris et de la Société Française des Électriciens702.
Dans cette catégorie se situent également quelques sociétés de traitement des ordures ménagères. Les premières sont fondées avant la Première Guerre mondiale, essentiellement pour produire de l’engrais, comme la Société générale des engrais organiques, société anonyme formée le 16 juillet 1907, au capital de 2 500 000 francs703, qui crée une filiale pour l’exploitation d’une usine de broyage des gadoues à Toulon, puis une autre à Boulogne-sur-Mer704. Dans l’entre-deux-guerres, la SEPIA (Société d’Entreprises pour l’Industrie et l’Agriculture), fondée par deux ingénieurs de la même génération, tous deux issus de l’École des Mines, René Humery et Antoine Joulot, devient la principale firme française spécialisée en matière d’incinération des ordures ménagères (en termes de parts de marché jusqu'en 1932).
b) On pourrait classer dans une deuxième catégorie les filiales de grandes firmes, telle la société « Eau et Assainissement », liée à la Société anonyme des hauts-fourneaux de Pont-à-Mousson (société qui affiche dans les années 1930 un capital de 100 000 000 de francs705). Dans ce cas, on observe une volonté de contrôler l’ensemble de la chaîne de production, la société-mère, fabricant de tuyaux, engendrant une société-fille concepteur de projets d’assainissement après avoir repris la maison Charles Gibault, spécialisée dans la robinetterie. Autre exemple : derrière la naissance de la C.I.T.E., Compagnie Industrielle des Travaux d’Édilité, qui démarche certaines villes en envoyant des brochures sur l’incinération des ordures ménagères dans les années 1920, se trouvent les Établissements Schneider & Cie706. Dans les années 1930, elle agit comme bureau d'ingénierie conseil pour Bourg-en-Bresse707.
c) Enfin, les travaux d’assainissement et les projets d’hygiène urbaine attirent une multitude d'entrepreneurs-inventeurs, dont certains tentent de tirer parti d’une attention potentiellement plus importante que les administrations pourraient accorder à un domaine technique présenté comme un moyen d’économiser des vies. Nous renvoyons à l'extrait de la revue L'eau (annexes, section 4), vision ironique des discours et du monde de l'épuration de l'eau. Comme le fait remarquer Antoine Joulot en 1946, « la valorisation des ordures a toujours excité l’imagination des inventeurs »708. Entre 1909 et 1914, un certain nombre d’entrepreneurs contactent le maire de Lyon ou son ingénieur en chef : sachant que la ville étudie la possibilité d’incinérer ses ordures, ils cherchent à attirer l’attention sur eux709. D’autres, tel Henri de Montricher, prétendent faire office d’« ingénieur-conseil », mais ne sont jamais complètement objectifs : ils recommandent telle méthode plutôt que telle autre. Ainsi de Montricher est un adepte de la stérilisation par l’ozone, pour laquelle il écrit de nombreux articles et communications710, et un ingénieur engagé dans certaines affaires, comme l’assainissement d’Aix-en-Provence711. Son absence de désintéressement en fait la victime de nombreux articles critiques de L’Édilité technique 712.
A mi-chemin entre la première et la troisième catégories pourraient être classés Andrew Howatson (1845-1906) et Bernard Bezault (18??-1936). Le premier est un ingénieur sanitaire – sans aucun doute britannique713 – demeurant à Neuilly. Il démarche – souvent sans succès – un grand nombre de villes au tournant du siècle : Pau, Cannes, Rochefort, et Lectoure714. Auteur d’un « filtre » à usage domestique et de procédés chimiques d'épuration des eaux d'égout, il s’associe avec des savants belges pour l'épuration des eaux potables par des composés chlorés : d’abord avec André Bergé, puis avec le chimiste Maurice Duyk dont les procédés sont exploités par la Société anonyme d’assainissement des Eaux (capital de 200 000 F)715. Ainsi, il peut faire miroiter aux villes françaises l’application de ses méthodes d’épuration dans les villes d’Ostende et de Middelkerke716. Nous n’avons pas trouvé de réalisation concrète dans les villes françaises étudiées, à l’exception de Lectoure et L’Arbresle (en 1907, après son décès), mais sa société a pu traverser la guerre puisqu’il a des successeurs en 1919, qui affichent des références dans leurs publicités717.
Quant à Bernard Bezault, architecte diplômé par le gouvernement, il choisit de vendre des fosses septiques et d’adopter les procédés « septic tank » de l’anglais Cameron vers 1900. Il fonde la Société générale d’épuration et d’assainissement, dont le capital se monte à 500 000F avant la Première Guerre mondiale. La société lui survit et existe toujours dans les années 1960. Spécialisé dans l’épuration biologique des eaux usées, il souffre d’un manque de légitimité scientifique – qu’il reconnaît lui-même au sein de la Société de médecine publique : « inconnu de la plupart d’entre vous, je n’étais précédé d’aucune réputation, titulaire d’aucun poste officiel, n’étant, comme origine, qu’un simple architecte spécialisé depuis plusieurs années dans les questions d’épuration d’eaux […] Je n’éprouve donc aucune honte à déclarer franchement que je fais de l’épuration d’eaux d’égout pour gagner ma vie, comme d’autres font de la médecine ou de l’architecture pour gagner la leur »718. Il installe des fosses septiques pour épurer les eaux usées de châteaux (Rambouillet) ou de cités ouvrières (Champagne-sur-Seine), et participe à de nombreux concours d’assainissement. Il semble chercher également à diversifier les activités de son entreprise : dans les années 1910, il propose d'épurer les eaux potables par le système de filtres à sable non submergé (non breveté) ; dans les années 1950, sa société est concessionnaire du système « Biotank » de fermentation des ordures ménagères, en fonctionnement à Calais719.
De manière plus générale, un petit groupe d’entrepreneurs qui s'autoproclament « ingénieurs sanitaires » se retrouve dans les dossiers des archives municipales ; remarquons à ce propos que la langue française semble réserver l'appellation « ingénieur sanitaire » à la profession libérale, tandis que les ingénieurs municipaux américains peuvent s'intituler « sanitary engineers »720. Quelle est la formation de ces pionniers ? Les anciens élèves de grandes écoles d’ingénieurs en représentent une bonne partie : l’École des Mines de Paris et l’École Centrale des Arts et Manufactures forment plus d’ingénieurs créateurs que les Ponts et Chaussées et l’École Polytechnique ; d'autres entrepreneurs viennent de l’École spéciale des travaux publics de Léon Eyrolles (1902)721 ou de l’École Centrale de Lyon722. On peut noter une proportion non négligeable d’architectes et de scientifiques (ces derniers surtout pour l’épuration des eaux par des moyens physiques comme l'ozone ou les rayons ultra-violets). Évoquons quelques-unes des figures croisées dans les archives : les architectes-hygiénistes E. Lotz (à Nancy) et Louis Gaultier (Fondateur du Bureau technique d’hygiène), avant la Première Guerre mondiale ; les ingénieurs Félix Nave (Mines) et Pierre Gandillon (Centrale Paris) durant les trois premières décennies du XXe siècle ; le centralien Jean Verdier (promotion 1909) à la fin des années 1920 et au début des années 1930 dans le domaine du traitement des ordures ménagères par fermentation723. Enfin, des « industriels » investisseurs qui s’engagent dans le génie sanitaire en pensant sans doute y trouver un bon placement… ce que les spécialistes de la filtration des eaux Puech et Chabal dénoncent à propos des sociétés de l’ozone et de leurs multiples fusions/acquisitions : « En France, 10 000 000 de francs de capitaux depuis 1899 ont essayé de lancer des affaires d’ozonisation. Depuis 10 ans on ne fait qu’assister à des liquidations ou à des fusions de sociétés d’ozonisation. Les unes et les autres ne sont évidemment que des expédients ayant pour but de cacher la véritable situation »724.
Nom | Société, localisation et rôle au sein de celle-ci | Ingénieur | Architecte | Scientifique | Étranger | Homme d’aff. |
Bernard Bezault | SGEA, Paris fondateur |
D.P.L.G. | ||||
Camille Cavallier | Pont-à-Mousson, Paris/Pont-à-Mousson administrateur |
Arts et métiers (Châlons 1874) |
||||
Henri Chabal | Puech, Chabal et Cie, Paris cofondateur | E.C.P. (1892) | ||||
Eugène Chardon | Compagnie de salubrité de Levallois, Levallois-Perret administrateur |
|||||
Paul Chidaine | Eau & Assainissement, Paris administrateur |
Ponts et Chaussées |
||||
H. de Montricher | Compagnie de l'Ozone, Paris agent commercial |
(Mines) | ||||
Louis Gaultier | Bureau technique d’hygiène, Paris fondateur |
|||||
Andrew Howatson | Howatson puis Société anonyme d’assainissement des eaux, Neuilly-Paris fondateur |
|||||
René Humery | SEPIA puis CAMIA, Paris fondateur et administrateur |
Mines | ||||
Antoine Joulot | SEPIA puis CAMIA fondateur et administrateur puis Union des Services publics, Paris administrateur |
Mines | ||||
Jacques Luchaire | Union des services publics, Paris administrateur | X | ||||
Félix Nave | Compagnie nationale de travaux d’utilité publique et d’assainissement, Paris (ingénieur-conseil), puis à son compte | Mines | ||||
Marius-Paul Otto | Compagnie générale de l’ozone, Paris (fondateur et administrateur) | Dr ès sciences | ||||
Max von Recklinghausen | Société pour l’application des rayons ultra-violets, Paris (directeur) | Dr ès sciences | ||||
Emile Romanet | Société générale d’assainissement des villes, Grenoble (administrateur-délégué) | |||||
Philippe de Rouvre | Société des engrais organiques, Paris (administrateur) | X | ||||
Jean Verdier | SEBB puis SOZYMOS, Cannes-Paris | Centrale (1909) |
Différents types d’entrepreneurs interviennent donc auprès des municipalités de notre échantillon : on peut résumer cette variété en quelques catégories. Premièrement, l’architecte (ou l'ingénieur) qui se veut hygiéniste, saisissant le mouvement en faveur de la santé publique comme une opportunité : Bernard Bezault ; deuxièmement, l'ingénieur centralien, souvent aux avant-postes de l'innovation, comme Henri Chabal pour l'eau (rejoint dans l'entreprise Puech & Chabal par François Cottarel, son camarade de promotion, qui travaillait auparavant pour la Compagnie Générale des Eaux), ou Jean Verdier pour le traitement des déchets. L'incinération attire les ingénieurs des Mines (Antoine Joulot et René Humery, les fondateurs de la SEPIA, mais aussi Félix Nave, qui tente de vendre le procédé anglais Horsfal). Ensuite, le scientifique tenté par une expérience industrielle qui devient son véritable métier (Marius-Paul Otto) ou qui concède son brevet à une société (Marmier et Abraham). Nous renvoyons à l'encadré ci-dessous pour une présentation nuancée et illustrée des relations entre le monde du laboratoire et celui de l'entreprise commerciale. L'ingénieur étranger constitue une autre catégorie, dont le représentant le plus actif fut certainement Andrew Howatson. Enfin, nous verrons participer des ingénieurs « conseil », naviguant entre secteur public et secteur privé, aux processus de décision725. Quant à savoir si les ingénieurs issus de province (Armand Puech est tarnais, Henri Chabal est originaire du Gard726, Marius-Paul Otto de Nice) et ceux de Paris ont décroché des marchés différents, il ne semble pas que la réponse soit positive dans le cas d'un marché très fermé, pour lequel chacun tentait de créer des ouvertures.
La diversité géographique de l'échantillon retenu et le dépouillement systématique des périodiques spécialisés nous paraissent garantir le réalisme de cette présentation, même si nous sommes conscients que le milieu des entrepreneurs de l'hygiène urbaine a compté plusieurs dizaines (plusieurs centaines ?), d'ingénieurs, d'architectes et autres professionnels qui n'ont pas réussi à percer dans ce marché étroit, et sont donc difficiles à saisir pour l'historien. Parmi ces acteurs qui ont « échoué » (terme à manier avec précaution) à voir leurs idées se concrétiser le plan des équipements municipaux, on notera différents profils. D'abord, des ingénieurs ayant travaillé dans le public et cherchant à vendre les procédés qui ont germé au cours de leur pratique, comme Bernard Derivaz, ancien ingénieur-directeur de la station d'épuration des eaux d'égout d'Aix-en-Provence, qui, dans les années 1940, tente de convaincre les municipalités de faire confiance à son système de fermentation méthanique727 ; ou bien des capitalistes tentés de profiter d'un appel d'air en exploitant un système breveté, comme la société L'Ultra-Violet qui propose les procédés du docteur Thomas Nogier728.
Au cœur du problème de l’innovation technique se trouve la question des brevets
729
. En matière de traitement des déchets urbains, tant solides que liquides, les inventeurs sont le plus souvent britanniques
730
. Tantôt ils démarchent directement les municipalités françaises, tantôt ils sont représentés par des agents francophones
731
, tantôt un ingénieur ou une société rachète le droit d’exploiter leur brevet en France : la Compagnie nationale de Travaux d’utilité publique et d’assainissement est ainsi le concessionnaire exclusif du four à incinérer « Horsfall » et du système « Shone » de relèvement des eaux d’égout dans les années 1898-1908. Son ingénieur Félix Nave, qui travaille ensuite pour son compte durant les deux décennies suivantes, reste fidèle à cette anglophilie première, tentant toujours dans les années 1920 – sans succès – de proposer aux villes françaises le système « Shone ». Les brevets circulent et les inventions étrangères peuvent donc pénétrer le marché urbain hexagonal ; les inventeurs n'hésitent pas à déposer des brevets dans plusieurs pays
732
(voir quelques exemples de transferts internationaux infra, chapitre IX). Le Lyonnais Maurice Ritton exploite le brevet de l’ingénieur suisse J. Ochsner pour une voiture hygiénique et un système de poubelles adaptées
733
. Le comte Henri Wessels de Frise rachète celui du hollandais Tyndal pour la stérilisation des eaux par l’ozone. Certains inventeurs se flattent de ne pas prendre de brevets et de servir ainsi l’intérêt général, comme le Français Philippe Bunau-Varilla, inventeur de la « verdunisation », méthode de purification des eaux potables au nom patriotique. Le désintérêt est fréquent chez les savants : Albert Calmette et son collaborateur E. Rolants peuvent ainsi livrer leur point de vue sur les différents brevets ; les professeurs Miquel et Mouchet mettent au point une méthode de filtration des eaux sur sable non submergé, expérimentée en grand par le maire de Châteaudun, Louis Baudet. Elle vient concurrencer les procédés de filtres à sable submergé de la société Puech & Chabal (sur la différence exacte, voir le guide technique en annexe, section 2). Mais, parce que la vie de laboratoire n'épuise pas celle du savant, qui passe une partie de son temps à construire des réseaux avec des acteurs extérieurs 734 , certains de leurs collègues franchissent le fossé étroit qui sépare l’invention scientifique de son exploitation industrielle… |
Certains industriels choisissent la science pour acquérir une légitimité, d’autres sont d’anciens scientifiques qui ont répondu aux sirènes de l’entreprise commerciale : tel est le cas de Marius-Paul Otto (comme ses concurrents Louis Marmier et Henri Abraham
735
). Il fut un temps préparateur à la Faculté des sciences de Paris, puis docteur en sciences physiques après avoir soutenu une thèse sur l’ozone. Dans les années suivantes (entre 1897 et 1906), on le retrouve fondateur et administrateur de nombreuses sociétés de stérilisation des eaux par l’ozone. Le génie sanitaire illustre ainsi comment à partir d'une institution non industrielle (l'université), le progrès de la connaissance peut mener à des initiatives économiques. Le Docteur Bréchot, après des expériences sur l’incinération des excreta des hôpitaux et des armées en campagne, met au point un four à incinérer les ordures ménagères et monte une société, la « Compagnie d’incinération industrielle » dans les années 1910
736
. Le phénomène n'est pas spécifique à la France : en Italie, une méthode de traitement des ordures qui retient l'attention est conçue par le Dr Beccari, à Florence
737
. Le milieu de l'innovation sanitaire est ouvert et les « ingénieurs » au sens classique du terme, issus des grandes écoles publiques françaises, y sont minoritaires. Les recherches scientifiques peuvent être stimulées par la demande d’amélioration de l’hygiène urbaine. Il existe donc déjà beaucoup de passerelles entre le laboratoire et l’entreprise industrielle et commerciale 738 , surtout dans le domaine de l’épuration de l’eau potable. Le chimiste belge Duyk ou le docteur Thomas Nogier 739 cèdent leurs brevets respectivement à la « Société anonyme d’épuration des eaux » et à « L’ultra-violet pour la Stérilisation des Liquides par les Procédés brevetés du docteur Th. Nogier », à laquelle paraît succéder la « Société Lacarrière pour la Stérilisation des Eaux » 740 . Les brevets de Victor Henri, André Helbronner et Max von Recklinghausen, qui travaillent dans un laboratoire de l’Université de Paris, sur le même type de procédé d’épuration de l’eau (1910) 741 , sont exploités par la société Puech & Chabal, qui consacre des articles au procédé dans sa revue commerciale Eau et hygiène 742 . Quelques techniciens de l’administration publique, centrale ou territoriale, occupent aussi parfois le rôle de l’inventeur, comme l'agent-voyer de la Vendée Guiet 743 (revêtement hygiénique de chaussée) ou l'architecte de la ville de Montpellier, formé à l'École Centrale, A. Kruger, qui met au point un procédé d'appareil inodore pour bouche d'égout 744 . Une fois le pas franchi, la reconnaissance par les pairs n'est parfois plus possible. Lorsque Maurice Duyk, pharmacien, docteur en sciences de l’université libre de Bruxelles et chimiste du Ministère des Finances et du Ministère des Travaux Publics de Belgique demande qu'on lui attribue la médaille d’honneur de l’hygiène publique, M. Dimitri, sous-chef du laboratoire du Conseil supérieur d’hygiène publique de France reconnaît qu’il a inventé un procédé d’épuration des eaux par le ferrochlore, mais conclut « ce système a fait l’objet de prises de brevets de la part de M. Duyk et nous estimons que M. Duyk a pu retirer de sa découverte des satisfactions suffisantes. Sa demande de distinction ne paraît pas justifiée ». La commission ne suit pas l’avis du directeur de l’hygiène et de l’assistance publiques affirmant « que M. Duyk est non un commerçant, mais un inventeur dont les mérites paraissent justifier une distinction » et ne se laisse pas non plus fléchir par une lettre du chimiste belge qui assure « n’avoir jamais réalisé un bénéfice quelconque des quelques installations […] fonctionnant en France » 745 . Duyk avait collaboré, comme son compatriote Bergé, avec Andrew Howatson. Ainsi, chimistes, médecins et physiciens participent au développement d’un monde d’entreprises encore précaires. Dernier cas, celui, bien ambigu, de Philippe Bunau-Varilla. Cet ingénieur polytechnicien, qui participa à l'aventure de la Compagnie universelle du Panama (il y fut directeur général des travaux en 1885-1886), trouva en 1916, sur le front de bataille de Verdun, une méthode pour stériliser l’eau de boisson, en utilisant beaucoup moins de chlore que le procédé existant et appelé « javellisation »746. Il organise dans l’entre-deux-guerres diverses campagnes (dans la presse ou au parlement747) pour faire la promotion de son procédé et l’imposer dans un grand nombre de villes, alors même qu’il déclare : « La Verdunisation n’étant protégée par aucun brevet et son inventeur ne voulant tirer aucun profit direct ou indirect, parce que sa découverte a été faite sur le champ de bataille de Verdun pour le service de la France, son application est libre pour tout le monde »748. Il trouve des alliés dans le milieu médical749, comme le docteur Téchoueyres, directeur du bureau municipal d’hygiène de Reims, qui écrit des articles pour vanter la verdunisation750, et dans le monde des technocrates et hommes politiques (Louis Loucheur et Lazare Goujon751). Il termine son livre de souvenirs, en 1937, par le récit de « la plus extraordinaire des aventures de ma vie : la découverte, pendant la bataille de Verdun, d’un phénomène biologique d’une incalculable importance pour la France ». Enfin, malgré son désintérêt commercial revendiqué, sans que nous sachions pourquoi, Bunau-Varilla déclare « recommande[r] exclusivement la société S.A.V.I.S, 20 rue de la Glacière, Paris XIIIe »752. |
Les professionnels du génie sanitaire représentent donc un milieu assez hétérogène ; la diversité est le revers d'une instabilité assez grande d'un champ technique où l'entreprise commerciale est chose risquée. Tous se retrouvent cependant dans les pratiques mises en œuvre pour tenter d'élargir leurs débouchés.
Michel Tournier, Les météores, Paris, Gallimard, 1975, p. 30.
Voir les documents présentés en annexe.
Dominique Barjot, La grande entreprise de travaux publics, op. cit. et Agnès D’Angio, Schneider & Cie et les travaux publics (1895-1949), Paris, École des Chartes, 1995.
Dans les adjudications de travaux de canalisations, des entreprises d’envergure internationale comme Pont-à-Mousson et Eau et Assainissement sont en concurrence avec des entrepreneurs régionaux. Exemple : AM Givors, 1O 153, procès-verbal d’adjudication, 25 mars 1933 (15 concurrents).
Sur Chabal, voir le document http://www.aumessas.fr/journal/fevrier2008.pdf . En 1911, la firme d'Armand Puech est transformée en Société en commandite par actions « Puech, Chabal et Cie » au capital de 1 275 000 francs. Après le décès de M. Puech, cette société fait place à la Société H. Chabal et Cie, au capital de 1 775 000 francs, porté le 2 octobre 1923 à 1 880 700 francs. Le fils d’Henri Chabal, Claude Chabal, prend la succession dans les années 1930. Deux articles sont consacrés à Armand Puech et à son entreprise dans les actes du colloque de Sorèze 2006, L'industrie en Midi-Pyrénées de la préhistoire à nos jours, Toulouse, Fédération Historique de Midi-Pyrénées, 2009.
D’après un graphique publié dans Eau et hygiène n°11, juillet 1911, p. 66.
AM Annonay, 6O 4, brochure « Eau et Ozone », 1937. Il aurait fondé également l’école Supélec en 1894 (notice Wikipédia consultée le 19 mai 2009).
AM Lyon, 923 WP 340, feuille de « renseignements confidentiels » donnés par « Le Crédit européen ». Les notes précisent que « le capital sera porté incessamment à 5 millions » et concluent : « affaire sérieuse & qui marche dans de bonnes conditions ; on peut entrer en relations ».
La Société Méditerranéenne des Engrais Organiques (SMEO) est concessionnaire du traitement des ordures de Toulon de 1907 au début des années 1920.
AM Lyon, Congrès des ingénieurs des villes de France (1938), encart publicitaire.
Agnès D’Angio, Schneider & Cie et les travaux publics (1895-1949), op. cit., p. 256.
AM Lyon, 923 WP 271, correspondance avec la CITE (1922-1925). Conseils à Bourg : AM Bourg, carton 2020.
Antoine Joulot, Les ordures ménagères : composition, collecte, évacuation, traitement, Paris, Berger-Levrault, 1946, p. 198.
AM Lyon, 959 WP 102, rapport de C. Chalumeau, 2 décembre 1914 et « notice de l'incinération gazogène Auvergne », s. d. AM Lyon, 937 WP 150, lettres d'E. Bohon, 27 novembre 1909 et de H. Rumpf, 14 décembre 1909.
AM Avignon, 3N 17, brochures Société de médecine publique et de génie sanitaire. La stérilisation des eaux par l’ozone aux brasseries de la Méditerranée, par M. H. de Montricher, ingénieur civil, extrait de la revue d’hygiène, Paris, Masson, 1904 et L ’ozone et ses applications. Conférence faite le 2 juillet 1908 au pavillon du syndicat des électriciens à l’exposition internationale des applications de l’électricité par M. H. de Montricher, ingénieur civil des Mines, ancien président de la Société scientifique, Extrait du Bulletin de la Société scientifique industrielle de Marseille , année 1908, Marseille, Société scientifique industrielle 1909.
AM Aix-en-Provence, I6 69.
Le périodique (en l'occurrence, certainement son directeur et principal rédacteur P-V. Vaudrey) se moque notamment de la façon dont il tente de vanter ses projets en faisant visiter l’Exposition d’hygiène de Nîmes en 1912 (« L’exposition d’hygiène au Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences de Nîmes », L’Édilité technique, août 1912, p. 199-201).
Sur certains de ses courriers, on trouve la mention « A.M.I.C.E. » ou « ASSOC M. INST. C.E. », signifiant qu’il est membre associé de l’Institution des Ingénieurs civils britanniques. De plus, ses procédés sont employés à Huddersfield.
AM Pau, 2O 2/9. AM Cannes, 6O 36, courriers de 1896 à 1900.
Maurice Duyk, pharmacien, né à Bruxelles en 1864, est docteur en sciences de l’université libre de Bruxelles, et publie à partir de 1903 des articles sur l’épuration des eaux par le ferrochlore (AN F8 238, Lettre de Duyk, au Ministre de l’Intérieur, 1er avril 1912).
Il tente également de vendre un système d’épuration biologique à Mâcon (AM Mâcon, O 622, lettre du 21 avril 1906).
Un encart publicitaire présent dans de nombreux numéros d’après-guerre de La Technique Sanitaire et Municipale précise : « Épuration, Filtration, Stérilisation des Eaux. Ancienne Maison Howatson. 8 grands prix, 14 diplômes d’honneur, 16 médailles d’or. J-B. Gail & Noël Adam, ingénieur E.S.A. et E.T.P., successeurs. Plus de 20 000 installations dans le monde entier. Dernière installation municipale : filtration des eaux de Pétersbourg, 100 000 mètres cubes par jour. 6 rue Alexandre Cabanel, Paris XVe ».
RHPS, septembre 1906, p. 731-732.
AM Avignon, 3N 19, lettre du 5 décembre 1912 au maire d’Avignon et AM Grenoble, 390 W 282, brochure « L’eau pure. Asept-Eau ». AM Valence, 1M 92, lettre de la Société générale d’épuration et d’assainissement, 5 septembre 1960 et notice sur l’usine Biotank de Calais, par Maurice Delattre, directeur général des services techniques de la ville de Calais, 21 mai 1959.
Voir Martin Melosi, The Sanitary City, op. cit.. Confirmé au cours d'un entretien avec l'auteur, 20 mai 2008.
C’est le cas de Noël Adam, qui prend la succession de la maison Howatson.
Il s’agit ici de Marc Merlin, qui fonde en 1922 avec Daydé le cabinet d’études Daydé et Merlin, spécialisé dans les questions d’assainissement et particulièrement d’adduction d’eau potable.
Personnage rencontré dans divers cartons des AM de Lyon, Avignon, Valence, Aix-en-Provence, Cannes. Son cas sera étudié plus en détail dans le chapitre VI.
Eau et hygiène, n°7, juillet 1910, p. 68.
Voir infra, chapitre V.
Le réseau des entrepreneurs du textile (renforcé par une éventuelle identité confessionnelle protestante) a pu les faire se rencontrer. Son père possédait une filature de soie, sa mère était originaire du Tarn.
AM Dijon, SG 58J, lettre de B. Derivaz, 22 avril 1944 : « j’ai une Société en formation : Société industrielle de Récupération, avec des techniciens spécialisés et chimistes à l’appui de très gros capitaux susceptibles de créer des usines dans toutes les principales villes de France ».
AM Avignon, 3N 18, lettre du 11 décembre 1911. Adresse de l'entreprise : 120 rue du Château, à Boulogne-sur-Seine.
Alain Beltran, Sophie Chauveau, Gabriel Galvez-Behar, Des brevets et des marques. Une histoire de la propriété industrielle, Paris, Fayard, 2001.
Quelques exceptions notables : le capitaine Liernur, hollandais, inventeur d'un système expulsant puis transformant les matières fécales en engrais agricole ; Karl Imhoff (1876-1965), ingénieur allemand créateur d’un système d’épuration des eaux usées qui se diffuse aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres, et auteur de manuels de référence : Évacuation et Traitement des eaux d'égout, traduit et annoté par M. Fontaine, publié par Dunod en 1935 et Manuel de l’assainissement urbain, traduit par P. Koch, édité plusieurs fois par Dunod.
Exemple de Léon Cossoux, domicilié 14 place Armand Steurs à Bruxelles, représentant de la firme Heenan & Froude pour l’incinération des ordures sur le Continent (saisi dans notre base de données entre 1906 et 1914).
TSM, mai 1911, supplément n°X, p. 59 : « Brevets suisses. 50431 Dr Thomas Nogier (Lyon, France) : procédé et appareil pour la stérilisation de liquides par les rayons ultra-violets. Mand, E. Imer-Schneider, Genève ».
AM Villeurbanne, 1J 21, prospectus de Ritton « Collecte des ordures ménagères, références à ce jour », s. d.
John Law, « Le laboratoire et ses réseaux », dans Michel Callon (dir.), La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1988, p. 117-148.
Louis Marmier a travaillé à l’Institut Pasteur de Lille. Henri Abraham travaillait au laboratoire de physique de l’ENS. Leur procédé était exploité par la « Société industrielle de l'Ozone ».
L’Édilité technique, décembre 1911, encart publicitaire et AM Lyon, 923 WP 340, brochure « De l’incinération des gadoues – les derniers progrès réalisés – four du docteur A. Bréchot breveté SGDG – le plus grand rendement – économie - Usine de la ville de Courbevoie », [1916]. Son procédé est ensuite exploité par la Compagnie Générale des Voiries Urbaines et la société SEPIA (qui fusionnent pour donner la CAMIA) dans les années 1920.
AM Lyon, 923 WP 340, Note sur les nouveaux procédés d’utilisation des ordures ménagères comme engrais et combustibles, Rome, 24 décembre 1917 (le présente comme ingénieur).
Phénomène étudié par la sociologie des sciences et de l'innovation de la fin du XXe siècle, en particulier par Philippe Mustar. Voir par exemple son article « L'entreprise et ses réseaux » dans Georges Ferné (dir.), Science, pouvoir et argent. La recherche entre marché et politique, Paris, Éditions Autrement, 1993, p. 137-147.
Né en 1874, agrégé de physique à la Faculté de Médecine de Lyon, il soutient une thèse en 1904 sur « la lumière et la vie » puis s'oriente vers la radiologie et l'électrothérapie.
AM Avignon, 3N 18, courriers de la Société Anonyme d’assainissement des Eaux, 27 octobre 1909, de la société L’Ultra-violet, 11 décembre 1911, de la société Lacarrière, 12 avril 1913, et brochures diverses.
L’édilité technique, novembre 1910, p. 343. La liste des brevets pris par Helbronner avec ses collègues est disponible sur la page : http://bergier.monsite.orange.fr/page1.html . André Helbronner (1878-1944), professeur de chimie physique, dispose d’une notice sur Wikipédia.
Eau et hygiène, n°10, avril 1911, p. 31-35.
AM Lyon, 923 WP 116, lettre de Guiet à Herriot, La-Roche-sur-Yon, 11 juin 1913.
Ibid., lettre de Chalumeau à Kruger, 11 avril 1913 et AM Saint-Claude, 3O 1, lettre de Kruger au directeur des travaux municipaux, 28 novembre 1900.
AN, F8 238, rapport de M. Dimitri à la commission chargée de l’examen des candidatures à la médaille d’honneur de l’hygiène publique, 21 décembre 1912 et lettre de M. Duyk au Ministre de l’Intérieur, 8 mai 1913.
Philippe Bunau Varilla, De Panama à Verdun : mes combats pour la France, Paris, Plon, 1937.
Sur la presse, voir infra, dans ce chapitre. Sur le projet de loi rendant obligatoire la verdunisation, voir intermède 2.
Philippe Bunau-Varilla, Quelques documents sur la verdunisation des eaux, rassemblés pour la Troisième Exposition internationale d’hygiène urbaine et de Technique Sanitaire à Lyon (du 7 au 20 mars 1932), Paris, Librairie Baillière, 1932, p. 3.
Alain Drouard note que les frères Bunau-Varilla ont entretenu une longue relation avec Alexis Carrel (Une inconnue des sciences sociales. La fondation Alexis Carrel, 1941-1945, Paris, Éditions de la MSH, 1992, p. 41.)
Archives de l’Institut Pasteur, Fonds Calmette, carton D6, numéro du Paris-Médical du 25 juillet 1925.
Le 15 février 1930, Louis Loucheur, ingénieur polytechnicien comme Bunau-Varilla, produit une circulaire pour attirer l’attention des Préfets sur la Verdunisation, procédé qui suscitait selon lui, des demandes de renseignements de municipalités et aurait été négligé dans les instructions rédigées l’année précédente par le Conseil supérieur d’hygiène publique de France. Bunau-Varilla attribue cet oubli volontaire à l’hostilité du Dr Roux, directeur de l’Institut Pasteur et président du Conseil supérieur d’hygiène publique, à son égard. Voir Bunau-Varilla, Guide pratique et théorique de la verdunisation, Paris, J-B. Baillière et fils, 1930, p. 70-71 et De Panama à Verdun, op. cit., p. 357-358.
Philippe Bunau Varilla, De Panama à Verdun, op. cit., p. 328 et 361.