b) Le passage par les réseaux de diffusion du savoir

‘« L'inventeur, en venant chez nous, sait bien qu'il sera discuté ; mais il sait aussi que, s'il arrive à convaincre les médecins qu'il réalise une amélioration, s'il obtient l'approbation des architectes et des ingénieurs qui, volontiers, voient le côté économique des questions, s'il intéresse les administrateurs, les législateurs qui font partie de notre société, il est heureux, réconforté et travaille avec ardeur au perfectionnement de son invention. » 769

La publicité dans les périodiques est un autre moyen de toucher les édiles et leurs techniciens. Ainsi, en 1910, le supplément de La Technique Sanitaire inaugure une rubrique intitulée : « Répertoire d’adresses de La Technique Sanitaire »770. Elle est alors embryonnaire : on y compte 17 entrées thématiques mais seulement 6 entrepreneurs différents (dont deux français : « Henri Chabal, ingénieur E.C.P, 34 rue Ampère, Paris » et la Société anonyme d’Aubrives et Villerupt). En 1921, le « répertoire » s'est enrichi : il comporte 124 rubriques différentes, dont certaines font toutefois double emploi771. L’organe de l’Association générale des hygiénistes et techniciens municipaux, qui avait subi en 1908-1910 la scission d’une grande partie de ses membres industriels, choisit donc de leur faire miroiter le marché de ses abonnés « municipaux » :

‘« Il est de l’intérêt bien entendu des Industriels qui s’occupent des questions suivantes : distribution d’eau, épuration des eaux, filtres, compteurs, tuyaux de toute nature, bornes fontaines, bouches d’incendie, de lavage et d’arrosage, appareils sanitaires, baignoires et chauffe-bains, pompes, puits artésiens,[ …]
de faire insérer des annonces dans « La Technique Sanitaire et Municipale »
« Si vous voulez étendre vos relations et conclure de nouvelles affaires, méditez bien cette devise :
Comment voulez-vous que je vous fasse des commandes si je ne vous connais même pas ?
Si vous n’êtes pas connu, faites-vous connaître à tous ceux qui peuvent devenir des clients.
Si vous êtes connu, faites-vous connaître davantage et annoncez tous les produits que vous vendez, afin que l’on ne cherche pas en vain votre nom.
Faites de la publicité dans un journal qui s’occupe de votre spécialité, et non dans des revues générales où vos offres tombent sous des yeux indifférents. Vos annonces y coudoient sans aucun profit pour vous des offres de locomotives, d’engrenages, de wagons, etc. » 772

Il est difficile de mesurer l’impact qu’ont pu avoir les réclames auprès du public municipal. Des indices peuvent être retrouvés, ça et là, dans les dossiers d’archives : parmi les documents issus de l’intérêt de l’ingénieur en chef de la voirie de Lyon pour la modernisation de l’arrosage des rues à partir de 1898, se trouvent des pages de publicité pour de Dion-Bouton, découpées dans la Revue municipale.

Publicité « De Dion-Bouton » découpée par un fonctionnaire lyonnais
Publicité « De Dion-Bouton » découpée par un fonctionnaire lyonnais AM Lyon, 923 WP 234, pages avec arroseuse automobile du Havre et appareil similaire en fonctionnement à Trouville.

Pour obtenir la confiance des édiles, un complément commode à l’achat d’encarts ou de pages publicitaires consiste à avoir ses entrées dans les réseaux de scientifiques et de techniciens. Cela est assez difficile à faire au sein de la Société de médecine publique, laquelle affirme par la voix de son secrétaire général vouloir « réaliser l’union et le groupement sous son égide de tous les fonctionnaires qui ont pour mission à quelque titre et à quelque degré que ce soit de protéger la santé publique »774. Son objectif laisse donc dans l’ombre les techniciens du privé désireux de disposer de tribunes pour exposer leurs méthodes ; Félix Nave, Eugène Chardon et Bernard Bezault y participent cependant activement et se combattent parfois avec acharnement sur les questions d’assainissement durant les années 1906-1914. L’autre grande association d’hygiénistes, l’AGIAHM (puis AGHTM), n’échappe pas au problème de la place que doivent/peuvent tenir, dans une association créée par et pour des techniciens municipaux, les entreprises de technique sanitaire775. Elle affiche comme « membres bienfaiteurs » cinq sociétés : la Compagnie pour la Fabrication des Compteurs et Matériels d’usines à gaz, la Société Anonyme des Hauts Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson, la Société générale d’épuration et d’assainissement (de Bernard Bezault), et deux grandes entreprises belges, la Compagnie générale des conduites d’eau (Liège), et la Société Solvay. En 1912, elle compte 121 membres industriels (115 sociétés), et en 1930, 140 sociétés. Les industriels sont donc de plus en plus puissants en nombre au sein de l’association : leur soutien financier, comme celui des membres bienfaiteurs, est vital dans l’entre-deux-guerres (en 1923, les recettes publicitaires représentent plus du triple des recettes d'abonnements de La Technique Sanitaire, dont l‘impression n‘est couverte que par l'addition des cotisations)776. En 1924, son Conseil d’administration, désireux d’améliorer La Technique Sanitaire, tente de garder le crédit conféré par l'affichage de son impartialité en faisant « appel à tous les membres […] pour lui fournir une documentation technique dépourvue de toute réclame personnelle sur les travaux qu’ils exécutent »777.

Enfin, congrès et expositions sont d’autres tribunes pour se faire de la publicité, et parfois tenter de convaincre « en direct », les édiles et leurs techniciens. Ainsi, l’ingénieur Pierre Auvergne demande à être autorisé à faire fonctionner un incinérateur pendant la durée de l’exposition de Lyon de 1914778. L’Édilité technique semble avoir des griefs contre l’ingénieur marseillais Henri de Montricher : la revue ne lui ménage pas ses attaques dans un article relatif à l’Exposition d’hygiène de Nîmes (1912). « M. de Montricher, en sa qualité de président de la section d’hygiène, présentait les divers stands à M. le préfet et à M. le maire qui n’étaient pas restés sans remarquer que leur cicérone s’étendait exagérément, dans ses explications, sur ses différentes applications à lui, alors qu’il passait très rapidement sur celles des autres »779. La scène de l’exposition est un bon moyen de capter l’attention de maires ou techniciens curieux de nouveautés : le « tombereau suisse » Ochsner présenté à l’exposition d’hygiène de Lyon 1907 intéresse Édouard Herriot, qui lance alors des essais de ramassage des ordures par divers systèmes dans sa ville780. Félix Nave et Bernard Bezault sont des spécialistes de la communication de congrès ; quand il ne parle pas, le premier semble même écouter les conversations de couloir, puisqu’il écrit en 1907 au maire du Havre pour se dire « préoccupé de l’opinion émise [par le docteur Pottevin, directeur du bureau d’hygiène] devant certains responsables de la municipalité lyonnaise (pendant le congrès d’hygiène de Berlin pour être plus précis) et qui ne pouvait être que la conséquence d’une documentation insuffisante »781.

Les réseaux de la modernité sont donc composés d'un mélange d'ingénieurs ou d'hygiénistes travaillant pour les diverses administrations, et d'inventeurs ou d'entrepreneurs qui y pénètrent (en y étant plus ou moins bien accueillis) pour donner de la publicité à leurs méthodes et gagner en notoriété. La visibilité associative ou congressiste est un complément d'une méthode systématique : le démarchage des municipalités ou des administrations préfectorales.

Notes
769.

Allocution du docteur Louis Martin (nouveau président de la SMP), RHPS, février 1909, p. 171-172.

770.

On retrouve le même type de rubrique dans la revue mère La Technologie sanitaire (à partir de 1896, mais avec peu de champs renseignés)

771.

TSM, supplément du 15 janvier 1910 et TSM, janvier 1921. Un peu plus tard (1925-1926), Le Mouvement Communal Français publie un « Répertoire des documents industriels » reçus par l'Union des Villes et Communes de France.

772.

Encadré présent dans la TSM (1919). La phrase en gras apparaît comme une devise de la rubrique à sa naissance.

773.

AM Lyon, 923 WP 234, pages avec arroseuse automobile du Havre et appareil similaire en fonctionnement à Trouville.

774.

Dr Mosny, RHPS, février 1912, p. 191.

775.

Viviane Claude, L’Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux (AGHTM), École et/ou lobby, op. cit., p. 52 et suivantes.

776.

Ibid., p. 148. Recettes : 3024 F d’abonnements directs ; 9381 F de publicité et annonces (TSM, juillet 1924, p. 155).

777.

TSM, février 1925, p. 64.

778.

AM Lyon, 959 WP 102, rapport de l’ingénieur en chef, 2 janvier 1914.

779.

L ’Édilité technique, août 1912, « L’exposition d’hygiène au Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences de Nîmes », p. 199-201.

780.

AM Lyon, 923 WP 236, lettre d’Édouard Herriot au directeur de la voirie, 31 mai 1907.

781.

AM Lyon, 923 WP 268, lettre au maire du Havre, 7 décembre 1907.