4/ « Tournois industriels » et guerre commerciale

Le champ de l’assainissement urbain est traversé de rivalités ou de compétitions entre procédés techniques et entre sociétés d’exploitation des brevets. On retrouve en cela l'intensité de conflits existant déjà entre inventeurs au XVIIIe siècle, et qui, par le biais de la presse, se diffusaient dans l'espace public799. Les séances parisiennes des sociétés spécialisées sont parfois l'occasion d'un « tournoi industriel » en plusieurs rounds 800, manifestation d’une concurrence féroce pour imposer tel procédé au détriment de ceux des adversaires. On le vérifie dès le premier article de fond publié par l’Édilité technique, en février 1908. Il est signé Félix Nave et intitulé « Destruction des ordures ménagères. Comparaison entre l’incinération intégrale et la méthode mixte préconisée par la Société des Engrais organiques » : c'est en fait un plaidoyer pour l’incinération des ordures ménagères (encore absente du territoire français, à l’exception de fours utilisés en complément des méthodes de transformation des gadoues en engrais dans les usines parisiennes) et une attaque contre la méthode du broyage. Le Comité de direction reçoit une lettre de Philippe de Rouvre, administrateur de la société visée explicitement par Nave. De Rouvre se plaint que la revue « ait donné asile à un article tendancieux sur la destruction des ordures ménagères » et demande le droit d’exposer à son tour sa méthode801. Dans sa réponse, il cite une phrase d’Édouard Herriot devant ses conseillers, reproduite dans Le salut public de Lyon du 23 septembre 1907, disant que les ordures ménagères de Lyon n’ont qu’un faible pouvoir combustible802. L’utilisation des références municipales est donc au centre des querelles d’industriels. Le meilleur exemple en est donné par la longue «   bataille des eaux » entre la société Puech & Chabal et la Compagnie de l’Ozone de M-P. Otto au début du siècle. Face aux polémiques qui occupent certaines réunions de la Société de médecine publique et de nombreuses pages de la Revue d’hygiène, le maire de Châteaudun, Louis Baudet, ingénieur de formation, tente de faire entendre la voix de la sagesse : « aussi bien derrière les dégrossisseurs et les filtres à sable submergé que préconise M. Chabal que derrière la stérilisation par l’ozone dont M. Bruère nous fait l’éloge, il y a des intérêts financiers en jeu »803.

Cette bataille se joue lors des concours municipaux, dans les lettres adressées aux maires ou à leurs techniciens, au sein des associations et des congrès, ainsi que dans la presse. Dans leur propre revue, Eau et hygiène, Puech et Chabal se livrent à une attaque régulière du principal procédé concurrent d’épuration de l’eau. Dans le numéro de juillet 1910, ils publient une « rapide chronologie de l’histoire de l’Ozone », sorte d’historique de la stérilisation par l’ozone écrit pour discréditer la technique. L’article insiste sur les divers dysfonctionnements techniques et le coût des installations, ainsi que sur le manque de fiabilité financière des entreprises exploitant ce créneau : « depuis 10 ans on ne fait qu’assister à des liquidations ou à des fusions de sociétés d’ozonisation. Les unes et les autres ne sont évidemment que des expédients ayant pour but de cacher la véritable situation »804. Dès le deuxième numéro de la revue, (avril 1909), Henri Chabal avait écrit un article sur « L’installation d’épuration des eaux de la ville de Chartres ». Il prétendait y dégager des « fautes commises par la ville […] une leçon qui puisse être profitable aux municipalités », en regrettant que le conseil municipal chartrain ait « été victime d’idées nouvelles qui n’étaient pas suffisamment mûries au moment où il en a fait une application »805. A l’opposé, la revue publie des monographies sur les villes ayant adopté le système des filtres à sable Puech-Chabal (Pau, Arles). Trois ans plus tard, le tribunal, jugeant « que par leurs écrits et publications Puech et Chabal se sont rendus coupables de concurrence déloyale et illicite », les condamne à verser 8000 francs de dommages-intérêts à la Compagnie générale de l’Ozone806. Entre-temps, cette dernière avait créé sa revue L'eau pure et attaqué dans ses articles le procédé d'épuration par les rayons ultra-violets, exploité commercialement par Puech & Chabal 807.

L'histoire matérielle des villes ne peut faire l'économie de l'étude de l'acteur privé et de ses formes d'intervention, étude fondamentale pour comprendre les ressorts de la réalisation d'équipements techniques, comme les stations d'épuration, ou de la gestion déléguée de services publics, comme le ramassage des déchets ménagers. Le marché du génie sanitaire est émergent, au début de la période envisagée ici ; il est soumis à une forte concurrence, et l'on voit des échanges assez tendus se produire entre les entrepreneurs ou entre les sociétés et les commanditaires808. Dans une situation où l'État intervient peu, il est intéressant de chercher si les échanges entre villes permettent aux entreprises innovantes de se développer, autrement dit si les maires ou les ingénieurs municipaux recommandent à leurs collègues les industriels qui proposent de les aider à résoudre les questions d’hygiène urbaine.

Notes
799.

Liliane Hilaire-Pérez, L'invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, p. 294.

800.

L'expression est de S. Bruère, dans RHPS, décembre 1907, p. 1086.

801.

L’Édilité technique, février 1908, p. 4-6 et avril 1908, p. 35.

802.

Id., avril 1908, p. 37-39.

803.

Louis Baudet, RHPS, décembre 1907, p. 1087.

804.

Eau et hygiène, n°7, juillet 1910, p. 66-68.

805.

Eau et hygiène, n°2, avril 1909, p. 33-35.

806.

AM Avignon, 3N 19, copie du jugement rendu le 6 mars 1912 contre Puech et Chabal.

807.

« Décomposition de l'eau par les rayons ultra-violets », L'eau pure, juin 1911 (consulté aux AM Clermont-Ferrand, 2O 3/35).

808.

Sur ce dernier point, voir infra, chapitre VI.