2/ L’opinion publique : « Eaux pures et impures que de liquide incolore et coloré n’aurez-vous pas fait couler »845

‘« Dans un pays libre, c’est l’opinion d’abord qu’il faut convaincre. » 846

Bien que des projets de loi aient fleuri dans les milieux médicaux et réformateurs pour imposer aux municipalités l’obligation de constituer des services d’hygiène ou pour « fonctionnariser » les inspecteurs d’hygiène, dont le poste dépendait du vote des conseillers généraux, ces positions n’excluaient pas l’existence d’une autre position, plus libérale, reconnaissant le rôle fondamental joué en hygiène urbaine par l’opinion publique. Paul Brouardel, au faîte de sa gloire (il est alors président du Comité consultatif d’hygiène publique depuis quinze ans), remarque en 1899 que « depuis 1884, le Comité d’hygiène a dû étudier 1200 projets d’amenée d’eau. C’est peu pour 36 000 communes ; ce résultat montre cependant que cette question préoccupe l’opinion publique » ; après avoir souligné que la diminution de la fréquence de la fièvre typhoïde, qui frappe bien plus les soldats français que leurs homologues allemands, ne passera que par un assainissement des villes, il précise que les municipalités « ne peuvent agir que lorsqu’elles sont l’expression de l’opinion de leurs concitoyens ». D’où une conclusion beaucoup plus modérée que celle de ses collègues prompts aux vœux législatifs : « on peut faire des lois, mais lorsqu’elles touchent aux actes de la vie journalière et personnelle, elles ne sauraient être efficaces et observées que lorsque l’opinion publique les réclame »847. Plus précisément, explique-t-il, « nous avons eu pour auxiliaire la Presse, elle nous a aidés dans cette œuvre de propagande, et nous lui en sommes reconnaissants […] quand un orage survient à l’horizon, l’hygiéniste trouve dans la Presse un appui très actif, très puissant, sur lequel nous avons appris à compter dans le passé et sur lequel nous comptons pour l’avenir »848.

Mais la presse, sans majuscule et dans son ensemble, n'est pas toujours un auxiliaire des projets édilitaires. Elle se fait parfois l'écho de la contestation, que ce soit par pure position politique de principe, ou parce qu'un débat scientifique et politique n'est pas tranché. L'assainissement de Paris par des champs d'épandage en aval, en Seine-et-Oise, déclenche des dizaines d'articles dans la presse locale, mais aussi nationale. En 1892, le Petit Journal n'hésite pas à accuser les ingénieurs Durand-Claye (alors décédé) et Alphand, d'être responsables de l'infection de la Seine849. Les « odeurs de Paris », tout au long des années 1880-1890, font les délices de la presse populaire850.

Un citadin de Limoges à bonne mémoire réagit à la lecture de la presse

‘« Monsieur le Maire,
J’ai lu la semaine dernière (sur Le Populaire du Centre) des articles concernant les bords de la Vienne, l’auteur de ces lignes poétise les rives – et je lui en rends grâce. C’est très joli en effet.
Mais lors d’une invitation par M. le Maire Betoulle (il y a peut-être une quarantaine d’années, peut-être plus), au député maire de Grenoble Mistral, je me rappelle, il avait fait cette observation : « les bords de la Vienne sont très bien – comme vous voudrez – dans la traversée de la ville, mais il leur manque un quai de chaque côté ce qui serait parfait. […]
J’ai toujours partagé l’avis de Mistral qui, je crois, en urbanisme, pouvait se permettre cette réflexion. » 851

Ayant retrouvé assez peu de pétitions de citadins dans les cartons que nous avons consultés – à l’exception des pétitions massives contre le tout-à-l'égout, elles relevaient plus de la gestion ordinaire de la cité, comme le ramassage des ordures ménagères dans tel quartier, l’implantation d’une borne-fontaine dans telle rue…– nous chercherons à saisir comment la population (ou une frange de la population citadine) s’empare d’un projet édilitaire ou le perçoit, à travers la manière dont la presse pouvait en rendre compte. La multiplication des innovations techniques et des débats sur l'assainissement urbain a rencontré l'essor concomitant de la presse locale et régionale852. Bernard Bezault interpelle d’ailleurs ses collègues de la Société de médecine publique, en 1912, sur la nécessité pour les hygiénistes de communiquer pour influencer : « on ne peut guère se passer de la presse à notre époque, car elle ne se contente pas de suivre l’opinion publique, elle la forme souvent »853. Nous développerons tout particulièrement l’exemple des eaux potables, question génératrice d’un grand nombre d’articles de presse dont nous n’avons entraperçu qu’une partie minime, puisque nous ne les avons trouvés que lorsqu’ils étaient découpés et présents dans les cartons dépouillés. D’après le rédacteur-directeur de la Revue municipale, Albert Montheuil, la question des eaux de Paris faisait les choux gras de la presse quotidienne nationale, qui agitait le spectre des épidémies alors que la statistique sanitaire de la France montrait que la situation dans la capitale était sous contrôle854.

Les avis des experts, locaux ou extérieurs, des commissions d’hygiène départementales comme des visiteurs parisiens, sont interprétés dans la presse locale et nationale855. Les journaux sont parfois complices de telle ou telle entreprise ; l'inventeur Philippe Bunau-Varilla, dont le frère Maurice possède Le Matin, se sert de ce quotidien comme d'une tribune où l'information et la communication sont imbriquées, tantôt pour célébrer le culte de l'inventeur patriote et désintéressé, tantôt pour faire l'apologie d'une victime de machinations politiques. Les inventeurs en concurrence pour le marché des municipalités s’affrontent donc par articles et journaux interposés. Prenons l’exemple de Pau, où la municipalité hésite durant plusieurs années au début du XXe siècle sur le choix d’un procédé d’épuration de ses eaux d’alimentation. L’ingénieur britannique Howatson envoie le 10 novembre 1903 un numéro du Daily Mail de Londres : « A la 3e page, vous trouverez un article sur les microbes dans l’eau de la distribution de Londres. Le Dr Klein a trouvé dans l’eau brute 50 000 bactéries par centimètre cube, et dans l’eau filtrée 2017. Il est à noter que les filtres à sable de la East London Company sont les plus perfectionnés qui existent »856. L’article pourrait donc discréditer ses rivaux Puech & Chabal, spécialisés dans les filtres au sable. Quatre ans plus tard, Henri Chabal prend la plume depuis son hôtel de Berlin, le 1er octobre 1907, pour informer le maire de Pau que « l’entrefilet paru dans Le Temps (n° daté du 30 sept) d’après lequel le congrès d’hygiène de Berlin aurait, sur une proposition française adopté le vœu de stériliser l’eau d’alimentation par l’ozone, est erroné »857. Quelques mois auparavant, il avait déjà écrit au maire de Pau pour faire justice de « certaines appréciations erronées que le journal Le Matin dans un but que nous ignorons, a cru devoir imprimer »858.

De leur côté, les industriels organisent une sorte de « veille » relative aux journaux locaux : dès qu’ils lisent que la municipalité relance l’étude d’une question comme l’épuration des eaux potables ou le traitement des ordures ménagères, ils lui écrivent pour présenter une offre de services859 ; plus tard, ils se manifestent également quand ils apprennent (ou font semblant d'apprendre) par la presse locale que le procédé qu’ils proposent est en passe d’être rejeté. Quant aux administrations urbaines, elles communiquent, surtout à partir de l’entre-deux-guerres, dans leurs bulletins municipaux, dans des articles de revues édilitaires ou dans des brochures spéciales860. Certaines villes exposent les plans ou maquettes de projets présentés aux concours d’assainissement. Cela participe d’une démarche plus générale visant à informer le public et à l'inciter à participer à la vie de la cité. La Revue municipale évoque dans cet ordre d’idées :

‘« L’initiative prise par la municipalité de Lyon d’ouvrir au public un bureau de renseignements est excellente et l’on s’étonne qu’une institution semblable fasse défaut à Paris et dans les grandes villes. […]
Il est certain que les administrations municipales, dans les centres populeux, ont intérêt à associer le plus possible les électeurs à leurs travaux. Les journaux spéciaux y contribuent dans une large mesure ; seulement ils ne peuvent pas répondre à toutes les questions de détail et d’espèce […] Nous suivrons avec le plus vif intérêt l’expérience lyonnaise, en souhaitant qu’elle s’étende à d’autres villes importantes et qu’elle serve à l’éducation municipale en France. » 861

D'autres tentent d'informer les citadins et de faire un travail de « pédagogie hygiénique ». Le docteur André-Justin Martin est chargé par le conseil municipal de Paris de professer un cours d'hygiène sociale ouvert à tous et gratuit. Il organise « des conférences pratiques avec visites sur le terrain » le dimanche matin (champs d’épandage de Gennevilliers, réservoirs d’eau de Montsouris), pour démythifier certaines rumeurs propagées par la presse862.

Ainsi, l'assainissement des villes n'est pas qu'une affaire technique. La bonne gestion de la cité, de sa démographie, de son équipement matériel ou de ses finances, est un thème éminemment politique ; les aléas de la vie politique locale ont pu peser sur les projets d'implantation des innovations du génie sanitaire. Réciproquement, les expérimentations qui se sont révélées hasardeuses863 ont pu engendrer de longues polémiques au sein des journaux comme, probablement, au sein des discussions de la société citadine.

En tout cas, les projets d'amélioration de l'environnement urbain n'ont pas souvent été produits dans un carcan administratif : les moyens de l'État central affectés à leur établissement furent très modestes jusqu'au début des années 1950. C'est un tableau dynamique et différent selon les villes et les procédés étudiés qui semble se dessiner ; en outre, les frontières entre groupes d'acteurs sont perméables : des scientifiques se lancent dans l'aventure commerciale ; des groupes d'intérêts tentent de promouvoir l'hygiène urbaine auprès des pouvoirs publics ; des maires sont également médecins ou ingénieurs de formation et sont plus conscients des nécessités de l'assainissement que les rapports de l'administration centrale ne le laisseraient entendre – ils doivent composer avec les pressions des contribuables ou de leur opposition politique locale. Cette instabilité et ces conflits potentiels doivent nous inciter à approcher de plus près les municipalités au travail et à analyser les diverses étapes de la patiente élaboration des programmes d'épuration de l'eau potable, d'installation du tout-à-l'égout ou de traitement des ordures ménagères.

Pour qu'il y ait réseau, il faut qu'il y ait du lien. Le terme ne sera pas uniquement utilisé de façon métaphorique, ou comme synonyme d'association. Si certaines instances peuvent constituer des formes de réseaux qui permettent une circulation de l'information (revue destinée aux adhérents, assemblées générales ou congrès, etc.), tout réseau n'est pas forcément institutionnalisé ou fixé sous une forme officielle. Chaque acteur de la question urbaine est positionné dans plusieurs formes de réseaux : des structures institutionnelles et des réseaux informels qui peuvent être créés ad hoc, pour résoudre une question donnée. L'enregistrement dans une base de données des relations observées au cours de nos dépouillements a eu pour but de décrypter ces structures temporaires et informelles, avant de comparer l'utilité effective des deux catégories de réseaux. En d'autres termes, il a fallu chercher les indices montrant comment les acteurs de la modernisation urbaine, aussi bien l'acteur collectif qu'est une municipalité ou une entreprise, que l'acteur individuel (élu, médecin, ingénieur, autre citadin), mobilisent un ou des réseaux pour atteindre leurs objectifs en matière de génie sanitaire, et quels usages ils en font.

On a bien compris, au cours de cette présentation, que ces réseaux sont diversifiés par leurs membres mêmes. Les acteurs de la modernisation édilitaire étant maintenant présentés, entrons plus avant dans les pratiques municipales et dans l’histoire souvent heurtée des projets d’amélioration de l’environnement urbain, en étudiant les interactions entre ces différents acteurs et les configurations locales. Nous tâcherons de repérer les réseaux d’information dans lesquels ils sont insérés, qu’ils soient verticaux et hiérarchisés (lorsque les informations circulent du haut vers le bas ou inversement, comme c’est le cas avec les acteurs ministériels et administratifs), ou qu’ils soient organisés sur un mode horizontal d’échange de l’information (monde associatif, milieu journalistique), et surtout l’effet que ces multiples échanges ont pu produire.

Notes
845.

Le Génie sanitaire, mai 1894, p. 76.

846.

Henri Monod, Premier Congrès d'assainissement et de salubrité. Paris, 1895. Compte rendu des travaux, publié par les soins du secrétariat général, Paris, Raudry 1897, p. 13.

847.

L’hygiène. Discours prononcé à la séance d’ouverture de la session de l’Association française pour l’avancement des sciences tenue à Boulogne sur Mer le 14 septembre 1899 par P. Brouardel, Paris, J-B. Baillière et fils, 1899, p. 6-9. Patrice Bourdelais fait remarquer le caractère conservateur de certaines positions de Brouardel, qui refuse que la tuberculose soit un argument en faveur de la loi sur le repos hebdomadaire en 1906 (Patrice Bourdelais, Les épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, Paris, Éditions de La Martinière, 2003, p. 184).

848.

P. Brouardel, L’hygiène, op. cit., p. 8 et CCHP 1899, p. 144.

849.

« Les bienfaits du tout-à-l'égout », Le Génie sanitaire, octobre 1892.

850.

L'épisode le plus célèbre se situe en 1880-1881, mais il se reproduit par exemple en 1895 (Le Génie sanitaire, juin 1895, p. 93).

851.

AM Limoges, 3D 432, lettre d’un habitant, 8 décembre 1969. Sur Paul Mistral et l'urbanisme, voir Renaud Payre, La prise de la Bastille : Territoire et légitimation du politique à Grenoble (1919-1935), mémoire de l’Institut d’Études politiques de Grenoble, 1997.

852.

Sur les relations entre questions urbaines et mutations de la presse à la Belle Époque, voir en particulier Christian Delporte (coord.), Médias et villes, XVIIIe-XXe siècle, Tours, Publication de l'Université François Rabelais, 1999.

853.

B. Bezault, « La société de médecine publique et de génie sanitaire », RHPS, février 1912, p. 206.

854.

« L’alimentation de Paris en eau potable et la fièvre typhoïde », RM, 1-14 juin 1908, p. 157-158. En 1906, Paris qui comptait 2 722 731 habitants, n’avait connu que 309 cas mortels de typhoïde, soit 0,1 pour mille, alors que la moyenne des décès dans les autres villes de plus de 100 000 habitants était de 0,3‰.

855.

Voir infra, chapitre V.

856.

AM Pau 2O 2/9, lettre d’Howatson, 10 novembre 1903. Une coupure de journal avec pour titre « Microbes in London Water » est agrafée au courrier.

857.

Ibid., lettre de Chabal au maire de Pau depuis le Savoyhotel de Berlin, 1er octobre 1907. Après vérification faite dans la bibliothèque numérique Gallica, le numéro en question précise effectivement que le congrès d’hygiène a « adopté, après une longue discussion, la proposition française tendant à stériliser par l’ozone l’eau d’alimentation ».

858.

Ibid., lettre de Chabal au maire de Pau, 19 décembre 1906.

859.

AM Pau, 2O 2/9, lettre de la Société Sanudor au maire de Pau, 3 avril 1905 : « Nous apprenons par le Mémorial de Pau que la question de l’épuration et de la stérilisation des eaux potables de votre ville vient d’être remise à l’ordre du jour ». Autres exemples : AM Chartres, DC 4/179, lettres de Léon Billé, 5 décembre 1900, Frantz Malvezin, 12 décembre 1900 et de la Compagnie nationale de travaux d'utilité publique et d'assainissement, 13 décembre 1900, toutes adressées au maire de Chartres à la suite d'articles parus dans La Technologie Sanitaire et le Progrès.

860.

Cet aspect sera abordé infra, chapitre VI.

861.

RM, 16 février 1901, p. 2752.

862.

Le Génie sanitaire, avril 1894.

863.

Nous pensons au cas de la stérilisation des eaux par l'ozone à Cosne-sur-Loire, de l'incinération des ordures ménagères à Elbeuf, ou aux très nombreux articles écrits à Nancy dans les années 1930 sur la question de savoir si l'ozonisation des eaux avait coûté plus cher au contribuable que la verdunisation (sur ce dernier cas, voir également intermède 2).