Chapitre IV
S’informer. Des villes en quête de ressources documentaires

‘« De tous les échecs qui se sont produits dans ce domaine, on doit tirer cette conclusion qu’il est indispensable, avant de prendre un parti, de se documenter sur les erreurs et sur les succès d’autrui. »878
« Son bureau est une officine à rapports copieux et documentés. »879

Les municipalités des cent cinquante dernières années ont été confrontées à de multiples défis : loger de façon hygiénique les populations les plus modestes880, abreuver de manière suffisante l’ensemble des citadins881, adapter les rues à l’automobile882, affronter divers problèmes sociaux883, etc. Pour comprendre la manière dont elles ont tenté de répondre à certains de ces problèmes, on a choisi une méthode qui pourra s'appliquer à d'autres objets de recherche. Elle consiste à suivre les projets, depuis leurs ébauches jusqu'à leur mise en œuvre, à travers la lunette des procédures de collecte de l'information et des procédures consultatives et délibératives. En cela, elle permet de compléter d'autres approches qui ont tenté de « lire les processus décisionnels relatifs à certains grands chantiers de modernisation technique de la ville à la lumière de ce qui peut se rapprocher d’une micro-histoire de la décision, fondée sur des dossiers d’archives inédits »884. Bien sûr, nous sommes conscient que seule une partie du flux des échanges et des preuves des circuits de la décision a été conservée dans les archives à notre disposition : les communications ont pu passer par d’autres canaux, comme la correspondance privée des édiles ou de leurs chefs de service, voire même par des conversations informelles au cours de voyages d’études ou de congrès. Mais il y a cependant déjà de substantielles traces d’une vive curiosité des administrateurs locaux à l'égard de ce qui se fait ailleurs et d’une préoccupation tout aussi aiguë des entreprises pour conquérir des marchés et se construire une liste de références. Comment expliquer autrement des découvertes qui pourraient paraître incongrues : des notes sur le fonctionnement des services du nettoiement à Anvers dans les archives de Biarritz, un tiré à part sur la station d’épuration des eaux d’égout d’Aulnay-sous-Bois à Bourg-en-Bresse, ou un extrait de journal belge dans les dossiers sur l’eau potable de la municipalité avignonnaise885. Cette variété aux allures insolites a très vite justifié la constitution d'une base de données relationnelles enregistrant les relations entre acteurs individuels et collectifs (associations, municipalités, entreprises)886.

Pour comprendre le rôle joué au cours du processus de décision par l’insertion des villes dans un ensemble géographique plus vaste, on décortiquera des circulations d’idées, de modèles, de projets, étape par étape, afin de comprendre comment les municipalités ont voulu s’ouvrir à l’innovation, dans quelle mesure elles se sont donné les moyens de réaliser leurs projets, et quel a été le rôle des autres acteurs de la modernisation urbaine dans les processus de mise en œuvre de politiques édilitaires d’hygiène publique et d’urbanisme.

L’une des questions sous-jacentes sera celle des facteurs qui interviennent dans le choix de la ville-cible, avec laquelle la municipalité en quête d’informations choisit de pratiquer l’échange d’expérience887. Est-il possible de déceler des logiques expliquant le choix des villes à qui on écrit ou que l’on visite : parce que l’on appartient au même milieu associatif d’échange d’informations (AGHTM, AMF…) ou à la même famille politique ? Parce que l’on est inséré dans un réseau régional ? Parce que la ville sollicitée est de même taille, ou parce qu’elle est en relation avec une même entreprise ?

Un autre questionnement concerne la phase proprement dite de documentation – d'ailleurs, la phase d'enquête est-elle incontournable ? Il peut y avoir plusieurs manières de recueillir les informations. La durée de la phase d’enquête, l’extension spatiale du panel, sont-elles des critères pertinents pour comprendre les inflexions des processus de réflexion puis de décision sur une innovation édilitaire ?

C'est après avoir fait un « suivi longitudinal » comparatif de diverses administrations aux prises avec leur assainissement que nous aborderons cette diversité des méthodes de travail préparatoire à la constitution des projets édilitaires, méthodes qui peuvent être une des clés de leur destinée.

Notes
878.

Roger Boutteville, séance du 21 juillet (matin) de la conférence internationale des villes de Lyon sur la collecte et le traitement des ordures ménagères, Collecte et évacuation des immondices. Actes de la conférence internationale de Lyon, 19-22 juillet 1934, p. 225. Dans son rapport préparé pour la conférence, Boutteville développe déjà cette idée : « Dès qu’une localité est parvenue à un degré d’organisation conduisant à renoncer aux méthodes rudimentaires pratiquées à la campagne, le problème de la collecte et de l’évacuation des ordures ménagères s’y pose avec acuité. La recherche d’une solution satisfaisante est d’ailleurs malaisée et de trop nombreuses communes ont rencontré, en cette matière, de graves déboires d’ordre technique ou financier. […] De tels échecs auraient été évités dans la plupart des cas si les administrations municipales intéressées avaient disposé d’une documentation abondante, les éclairant sur les écueils à éviter et les informant des derniers progrès réalisés dans ce domaine d’une si grande importance pour l’hygiène publique ».

879.

« Nos administrateurs : Georges Lemarchand », La Vie Communale et Départementale, août 1928, p. 318. Élu depuis 1908 au conseil municipal de Paris, Lemarchand en est alors le président, après avoir été durant de nombreuses années rapporteur sur les questions relatives à l'eau.

880.

Jean-Paul Flamand, Loger le peuple, essai sur l’histoire du logement social, Paris, La Découverte, 1989.

881.

Jean-Pierre Goubert, La conquête de l’eau : l’avènement de la santé à l’âge industriel, Paris, Robert Laffont, coll. « Pluriel », 1986.

882.

Cet aspect est étudié par Sébastien Gardon, Gouverner la circulation urbaine : des villes françaises face à l'automobile (années dix – années soixante), thèse de science politique soutenue à l’université Lyon II en juin 2009.

883.

Voir Jacques-Guy Petit et Yannick Marec (dir.), Le social dans la ville en France et en Europe, 1750-1914, Paris, Éditions de l'Atelier, 1996.

884.

Denis Bocquet, Rome ville technique (1870-1925). Une modernisation conflictuelle de l’espace urbain, Rome, École française de Rome, 2007, p. 1-2.

885.

AM Biarritz, 1M 41, note dactylographiée d’après un rapport flamand daté du 31 juillet 1925. AM Bourg, 2020, brochure La station d’épuration de la ville d’Aulnay-sous-Bois, éditée par les établissements Luchaire, extrait de Science et Industrie, édition Travaux, juillet 1937. AM Avignon, 3N 18, exemplaire du journal Le Petit Bleu du Matin, Bruxelles, 26 octobre 1909 : en une, article « Épurons nos eaux. Appel des médecins aux législateurs ».

886.

Nous renvoyons au volume d'annexes, section 1, pour une présentation plus détaillée du fonctionnement de la base.

887.

Cette problématique est posée par les géographes qui étudient les réseaux urbains : voir par exemple M-C. Fourny, « De l’image de la ville à l’identité du réseau. Les villes moyennes du sillon alpin », dans Nicole Commerçon et Pierre Goujon, Villes moyennes : espace, société, patrimoine, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1997, p. 69-80.