A/ Des villes en quête de modèles : revues, réseaux de partage de l’information et relations inter-municipales

‘« En hygiène, comme en toute autre branche, les études comparées sont les meilleures. »888

Lorsque l’on consulte les périodiques édilitaires, on est frappé de l’importance quantitative des « brèves » municipales, relatant telle ou telle décision d'une grande ville, mais aussi les projets et réalisations de municipalités de petites localités889. Ces revues, qui se proclament instruments de renseignements, exposent des cas d’innovations ou de réformes municipales dont on précise parfois qu’elles ont été mises en œuvre après une phase de documentation. Leurs articles ne traitent pas seulement des innovations dans leurs aspects techniques, mais également de l'imitation de modèles. On y trouve des cas d'« hybridation »890, lorsqu'un aspect de la politique ou de l'objet imité est adapté aux circonstances locales. Les raisons de la décision municipale relatée dans leurs colonnes sont assez souvent justifiées par la référence aux initiatives existantes. Ainsi peut-on lire, parmi des centaines d'autres entrefilets : « Étampes. Suivant l’exemple d’un grand nombre de villes, la municipalité décide de réglementer le stationnement et la circulation dans certaines rues de la localité »891 ; ou encore, en 1905 : « depuis que la ville de Gand a prouvé qu’une caisse de chômage pouvait être organisée par l’administration municipale et rendre tous les services attendus de ce genre d’institution, on a étudié un peu partout la création d’organismes semblables […] L’examen de la question, repris ces derniers temps, a abouti à l’adoption, pour Bruxelles et les communes qui l’environnent, du système de Gand »892. La même année, en France, Dijon nous offre l’exemple d’une municipalité tournée vers la recherche de modèles à imiter :

‘« s’inspirant de la réforme accomplie avec succès à Lyon par le maire de cette ville, le Dr Augagneur, le Conseil municipal de Dijon, sur la proposition du maire, M. Barabant, a voté, le 2 juin dernier, la suppression de l’octroi à Dijon. »893

Les archives bourguignonnes attestent même que l’administration dijonnaise étudie concurremment d’autres projets en se renseignant également auprès de ses homologues, comme le remaniement de son service de nettoiement et la création d’une taxe de balayage894.

Une telle pratique (qui n'est pas propre à la France : des sondages ont été effectués aux archives des villes de Lausanne et de Genève895) semble donc être incontournable dans les processus de prise de décision et d’élaboration de projets municipaux. Sur les 35 affaires suivies de près, récapitulées dans un tableau de synthèse en annexes (section 5) la recherche de renseignements est attestée dans 28 cas, et certaines données laissent penser qu'elle a eu lieu ou a été confiée à un tiers dans au moins 3 autres cas. Cette étape est d’ailleurs perçue par les intéressés comme bénéfique : avant de choisir un projet d'extension de l'adduction d'eau, le conseil municipal de Limoges décide en 1924 « de suivre une tradition dont les avantages sont incontestablement reconnus par toutes les municipalités et qui tend à mettre à profit les expériences faites et les résultats obtenus par d’autres collectivités, dans des circonstances analogues, sur divers points du territoire »896. La recherche de modèles et d'expériences ne se réduit pas aux politiques de « modernisation », mais concerne aussi les balbutiements de la protection des centres historiques897.

L’attention aux expériences extérieures peut parfois s'inscrire dans un contexte d’émulation entre villes, comme dans le cas des stations touristiques898. Ce peut être surtout une mesure de prudence à l’égard de l’innovation. On préfère s’assurer que la ou les municipalités pionnières obtiennent satisfaction avant de s’engager dans la voie de l’imitation, comme à Genève qui, vers 1899, paraît envisager (non sans débats nourris au sein du conseil) l’édification d’une usine d’incinération d’immondices. Circonspect, le conseil municipal décide en 1900 d’attendre le fonctionnement d’une usine similaire en voie d’achèvement à Zurich.

‘« La ville de Zurich commençant actuellement des travaux pour une usine à incinérer les immondices, du même système que celui que nous avons adopté, le Conseil administratif croit plus sage d’attendre le fonctionnement de cette usine avant de procéder à l’installation de la nôtre. (Plusieurs voix : Très bien !) Nous pourrons, de ce fait, nous rendre exactement compte du fonctionnement des différents appareils, et obvier si besoin est aux inconvénients que l’expérience pourrait démontrer.
C’est un retard de quelques mois, mais qui aura pour nous cet avantage, d’être renseigné d’une façon complète sur cette installation. »899

Quelques années plus tard, aucune décision définitive n'ayant été prise, des agronomes et des notables genevois, désireux de protéger l’agriculture du canton, se rendent à Paris et à Toulon pour y voir fonctionner des usines de broyage de gadoues de la Société des Engrais organiques, afin d’établir des propositions pour le conseil municipal900. En fin de compte, la cité des bords du Léman rejette tout projet d’incinération avant 1945. Mais elle n’en acquiert pas moins une grande réputation de propreté et devient elle-même une référence, qui fait dire à Gaston Defferre : « Nous voulons faire de Marseille l’une des villes les plus propres de France, comparable à Genève ou à d’autres grandes villes d’Europe »901.

Une fois constatées l'importance de l'activité comparative et l'existence d'un réseau de citations entre collectivités locales (voir carte des villes citées en référence en annexe), il n'en reste pas moins la question délicate de l'élément déclencheur. Raisonnons par la négative, pour la majeure partie de nos cas : si l'administration d'une ville n’est pas poussée par l’État, le préfet ou les commissions d’hygiénistes, ou si elle est incitée à agir mais sans recevoir de directives précises, qu’est-ce qui la fait commencer à élaborer son projet ? Où puise-t-elle les premiers éléments de réponse au problème qu'elle se pose ? Cette entrée par l'acteur local vise à évaluer l'impact qu'ont pu avoir des lieux de discussion et d’échanges facilement repérables : associations de maires (départementales ou nationales), d'ingénieurs ou de directeurs de bureaux d’hygiène, revues d'hygiène… Pour en citer un, l'AGHTM a-t-elle vraiment fonctionné comme organe de mise en relation des fonctionnaires techniques municipaux ?

Enfin, gardons à l'esprit un autre type d'élément déclencheur :la sollicitation par une entreprise, désireuse de se créer un marché suite à une mesure législative, ou ayant eu connaissance d'un événement local. Les entrepreneurs du génie sanitaire utilisent l’argument de l'efficacité hygiénique et démographique de leurs procédés : ils écrivent souvent au maire d’une ville qui vient d’être frappée par une épidémie de fièvre typhoïde pour lui proposer un procédé d’épuration des eaux potables902. Ils proposent des études gratuites, sans engagement, pour le traitement des ordures ménagères des villes démarchées et conduisent les édiles à prendre en considération une alternative technique à laquelle ils ne songeaient pas. L’entrée en application d’une loi nouvellement votée constitue un autre grand moment de démarchage. Ainsi, l’Union urbaniste, groupement d’ingénieurs, d’architectes, de géomètres et d’aviateurs, envoie des dizaines de lettres-circulaires aux municipalités censées appliquer la loi du 14 mars 1919 sur les plans d’extension, ou même aux préfets. Il est bien sûr impossible d’évaluer quel fut le taux de réponse à cette sollicitation : néanmoins on perçoit la trace d’un intérêt, fût-il, de simple courtoisie, à Montluçon, ou d’une véritable volonté de suivre les conseils de ceux qui se présentent comme des spécialistes, dans le cas d’Annecy903. Les acteurs privés interviennent donc très tôt dans le processus de réflexion et il arrive même qu'ils le lancent. En tout cas, ils cherchent à s'insérer dans le processus dès qu'ils ont connaissance de quelque action municipale : une tactique pour décrocher de nouveaux marchés consiste à lire la presse et à dépouiller les rubriques de « brèves », comme « Écho des villes » dans La Vie Départementale et Communale, afin d’anticiper sur la mise au concours d’un projet. On a souligné dans le chapitre précédent que dès qu’une entreprise apprend qu’une ville est en train d’étudier l’amélioration de son système d’adduction d’eau ou l’établissement d’un projet général d’assainissement, elle écrit au maire pour faire une offre de services. Les entrepreneurs, partenaires indispensables de la réalisation des projets édilitaires, sont également prévenus des intentions municipales dans des périodiques comme L’usine 904 , Le moniteur des travaux publics et du bâtiment, L’entreprise de province. Ceux-ci jouent un rôle de médiateurs entre villes et entreprises, en publiant les avis de mise au concours ou à l’adjudication des marchés publics de très nombreuses villes de France905.

Mais revenons aux vecteurs de la circulation de l'information édilitaire et hygiénique, en supposant que ces revues n'aient pas été lues uniquement par des yeux aux ambitions lucratives...

Notes
888.

L’ É dilité technique, décembre 1910 p. 381.

889.

La Revue municipale a été intégralement dépouillée pour un certain nombre d'années : voir les cartes de localisation des villes les plus référencés, annexes, section 1, cartes 4 et 5.

890.

Sur l'usage de cette notion et, plus généralement, des théories de la réception pour les techniques et les styles de la Renaissance, voir Peter Burke, La Renaissance européenne, Paris, Éd. du Seuil, 2000.

891.

Revue municipale [désormais RM], mai 1930, p. 1372.

892.

RM, 1-15 septembre 1905, p. 261. En italique dans le texte.

893.

RM, 16-30 novembre 1905, p. 340.

894.

AM Grenoble, 1O 578, lettre du maire de Dijon (avec envoi de trois questionnaires), 10 avril 1905.

895.

AM Lausanne, C11/3 (service d'hygiène). AM Genève, 253F 2 à 6 (photographies et documents sur les camions d'enlèvement des ordures ménagères de diverses villes de Suisse).

896.

Délibérations imprimées du conseil municipal de Limoges pour l’année 1925, p. 328.

897.

J. Périn, « La conservation des monuments et souvenirs historiques », RM, 16 juillet 1898, p. 600-604 (renseignements pris par la Commission du Vieux Paris sur 24 villes de France et de l’étranger).

898.

Cette catégorie de villes sera examinée dans le chapitre VIII.

899.

Mémorial des séances du Conseil Municipal de Genève, cinquante-septième année, Genève, imprimerie W. Kundig et fils, 1900, séance du 27 février 1900, p. 1078-1079.

900.

Archives d’État de Genève, Intérieur La 148, correspondance envoyée par le Comité d’étude pour l’utilisation agricole des ordures ménagères de la ville de Genève (1910-1911).

901.

AM Marseille, 483 WP 236, article du Provençal, 9 novembre 1965 : « Pour que Marseille soit aussi propre que Genève ».

902.

AM Avignon, 3N 17, lettre de la Compagnie générale de l'Ozone, 14 août 1912 et 3N 18, lettre de la société Aqua Sana, 26 octobre 1912.

903.

AM Montluçon, 1T 1/2, lettre de l’Union urbaniste, 16 janvier 1920. AM Annecy, 2O 1, lettre du maire d’Annecy au directeur du Bureau technique des Plans de Ville, 13 septembre 1919 ; réponse de Georges Bechmann, 16 septembre 1919 et correspondance ultérieure avec Auburtin (à partir d'octobre 1919).

904.

AM Biarritz, 1M 40, lettres des Éts André Delage (Saint-Étienne) et de la société anonyme Fourusine (Paris), 25 juillet 1927, demandant à participer au concours pour la construction d’un four pour incinérer les ordures.

905.

AM Limoges, 2D 489, minute de lettre du 7 février 1939 aux directeurs des journaux La journée industrielle, Le Moniteur de Paris et Les services publics pour leur demander d'insérer l'avis de mise au concours de l'usine de traitement des ordures.