a) Les revues

En ouvrant les dossiers techniques conservés aux archives, l'historien découvre des documents prouvant l'existence de cette lecture des manuels, actes de congrès et périodiques spécialisés dans les « questions urbaines » : les administrations et leurs techniciens écrivent aux directeurs de revues, aux éditeurs ou aux libraires pour renouveler leurs abonnements et parfois se faire envoyer des numéros manquants à leur collection, preuve de leur intérêt pour ces publications909. L’ingénieur de Toulon, certain de ne pas « pouvoir limiter [son] étude aux seules propositions qui sont parvenues à l’administration municipale » puise abondamment dans ce type de documents pour étudier l’incinération des ordures. Il précise que « les noms des auteurs » des articles et ouvrages consultés « et leur valeur technique sont les plus sûrs garants de l’excellence de leurs recherches et de leur impartialité »910.

Un grand nombre de revues prétendaient disposer d’un « office de consultations » afin de renseigner les municipalités. En 1946, « résurgente », « L’Eau met à la disposition de ses lecteurs un service de consultations administratives pour toutes les questions relatives à l’eau potable et à l’assainissement »911. La Revue municipale publie régulièrement des encarts rappelant l’existence de son service de consultation technique et, à partir de 1919, fait figurer sur la première de couverture la liste des membres de son « comité technique »912. La Vie municipale (illustration ci-dessous) imite ses concurrents. Bien que l'on trouve très rarement trace d’une telle « consultation », cet argument servait sans doute à attirer les édiles et leurs techniciens, et à les fidéliser dans un marché de la presse édilitaire très concurrentiel ; c'est l'ingénieur centralien Paul Planat, fondateur de La Construction moderne (1885), qui semble être à l'origine de ces pratiques de conseil913. La Revue municipaletente même de lancer quelques grandes enquêtes : Albert Montheuil se fait certainement apprécier des édiles français en enquêtant sur l’octroi, enquête dont il fait un ouvrage ; en 1908 est publiée une « enquête sur les marchés forains », suite à un questionnaire envoyé à 150 villes914. La publication qu'il dirige joue également les médiateurs entre municipalités, bien au-delà des frontières hexagonales : « A la demande de nos amis de New-York, et dans le but de fournir aux villes américaines des exemples utiles pour les aider à resserrer leurs dépenses pendant la guerre, nous avons ouvert une enquête auprès d’une vingtaine de municipalités françaises. Nous en publions le résultat avec l’espoir que ces renseignements seront de quelque secours à nos excellents alliés d’Amérique. Le texte du questionnaire nous a été fourni par la ville de New-York »915.

La réclame de
La réclame de La Vie municipale pour ses « services techniques » (1936) AM Lyon, 675 WP 23.

Si les municipalités sont abonnées à un certain nombre de revues, gardons à l'esprit que l’abonnement ne signifie pas lecture systématique. Aux archives municipales de Lyon, il nous est fréquemment arrivé de devoir recourir à un coupe-papier pour ouvrir les pages de nombreux numéros de la Revue d’hygiène et de police sanitaire (même action entreprise à la bibliothèque de la Faculté de médecine de Lyon sur la revue comme sur les volumes des comptes rendus des travaux du Conseil supérieur d'hygiène publique). A Oullins, sur une dizaine d’années de numéros de La Vie Communale et Départementale, on repère seulement trois ou quatre pages marquées au crayon par un lecteur nous ayant précédé… Force est de constater que peu de ces périodiques ont survécu dans les collections municipales : pour la période antérieure à la seconde guerre mondiale, La Technique Sanitaire et Municipale, à laquelle étaient abonnées un certain nombre de villes que nous avons étudiées, n’est trouvable qu’aux archives municipales de Saint-Étienne, et partiellement à la bibliothèque municipale de Limoges917. En 1925, Henri Sellier, au nom de l'Union des villes et communes de France, propose d'envoyer Le Mouvement Communal Français et ses publications annexes (Les Tablettes documentaires municipales et Les Sciences Administratives) à tous les conseillers municipaux de Lyon, au secrétaire général, et à la bibliothèque administrative918. De tous ces exemplaires potentiels nous n'avons pu retrouver la trace...

Lettre du directeur du bureau d’hygiène de Saint-Étienne pour demander la prolongation de certains abonnements
Lettre du directeur du bureau d’hygiène de Saint-Étienne pour demander la prolongation de certains abonnements AM Saint-Étienne, 5I 3, brouillon de la lettre du directeur du bureau d’hygiène, 27 décembre 1937.

Nous n’avons donc pas beaucoup d’indices sur la lecture de toutes ces revues par les élus et les responsables de leurs services techniques – ni sur son degré d’intensité. Donnent-elles des idées ? Encouragent-elles l’émulation, la volonté d’imitation ? Parfois, certains articles d’experts réputés retiennent l’attention de la municipalité et déclenchent la procédure de renseignement : Mâcon songe à épurer ses eaux d’égout après lecture des articles du Dr Calmette dans la Revue pratique d’hygiène municipale 920. Annecy envisage de filtrer ses eaux par un système dit « américain » une fois lu l’article de l’hygiéniste lyonnais Jules Courmont dans cette même revue921. Les articles incitent, sinon à l’imitation, du moins à l'enquête sur des réalisations jugées intéressantes922. Ainsi, le maire de Vierzon demande à Édouard Herriot des renseignements sur l’usine d’incinération de Lyon, car il a « vu sur un journal traitant des questions d’administration publique que la ville de Lyon avait fait construire une usine modèle pour l’incinération des ordures provenant des services de nettoiement ». Il souhaite obtenir l’adresse de « la maison qui a fait construire cette usine, car je désirerais me faire soumettre un projet pour la ville de Vierzon »923. Vers la même époque, l’architecte-voyer d’Auxerre écrit au directeur des travaux d’Avignon : « Je lis sur La Technique Sanitaire et Municipale que la ville d’Avignon traite ses ordures ménagères d’une façon industrielle suivant le procédé de MM. Bordas & Verdier, ingénieurs A & M. Voudriez-vous, en quelques lignes, me dire comment se fait à Avignon l’exploitation du procédé, depuis combien de temps il fonctionne, la dépense annuelle qu’il occasionne. Je vous serais en outre très obligé de me donner l’adresse de M. Verdier »924. Un article peut très bien, soit passer inaperçu aux yeux d'un lecteur non sensible aux problèmes de la technique sanitaire, si la question de l'épuration des eaux ou du traitement des déchets n'est pas posée dans sa ville, soit au contraire engendrer une prise de conscience de la part d'un acteur, qui saisit ensuite les autres acteurs de l'administration locale. Les rubriques comme « La vie municipale » ou « Échos des villes », ainsi que les articles monographiques plus détaillés, sont des instruments importants de l’échange d’expériences et de la diffusion d’idées ou d’équipements édilitaires innovants. Mais rappelons un acquis des travaux sur la diffusion des innovations : le décalage entre le premier contact avec une nouvelle idée ou technique, et la décision de l'adopter, peut durer longtemps, plusieurs années parfois925.

Les grands projets édilitaires ne font pas seulement l'objet de comptes rendus dans les revues spécialisées. La presse quotidienne nationale926, les revues généralistes, peuvent consacrer des articles à certaines réalisations ou décisions provinciales, et entraîner de la part d'entreprises, d'ingénieurs municipaux ou d'édiles une correspondance à destination des municipalités qui ont fait l'objet de cette publicité. La décision de confier la réalisation du plan d'extension et d'embellissement à une société privée, à Biarritz, parvient aux lecteurs du Temps et d'autres publications (parmi ceux-ci, les représentants d'autres stations balnéaires semblent particulièrement intéressés)927. Certaines expériences peuvent attirer l'attention d'un élu ou d'un employé (voire d'un citadin) au hasard d'une lecture de la presse quotidienne, ce dont témoigne un ingénieur de Saint-Raphaël qui écrit au maire de Villeurbanne :

‘« J’ai lu avec le plus grand intérêt une note parue dans la presse relatant un système de destruction des gadoues installé dans votre commune.
Votre initiative était donnée en exemple à nos villes du Littoral qui jusqu’ici n’ont pas résolu ce problème d’assainissement.
Chargé par la commune de Villefranche de présenter un projet d’incinération de tous les résidus de la Rue, qu’il n’est pas permis de conduire en mer, je viens vous prier, M. le Maire, de vouloir bien me donner quelques indications sur le système que vous avez employé ainsi que l’adresse du constructeur des appareils installés. » 928

A Villeurbanne, le quartier des Gratte-Ciel est encore plus médiatique que l'usine d'incinération et déclenche des dizaines de demandes de renseignement929. Il fait l'objet d'un article dans L'Illustration en mai 1932 : parmi les nombreux lecteurs de ce périodique qui sollicitent ensuite des informations plus précises auprès de la municipalité du Dr Goujon, figure le sénateur-maire de Boulogne-sur-Seine, André Morizet930. Un autre canal, plus moderne et original, par lequel a pu se diffuser l'expérience villeurbannaise, est celui de la radiodiffusion ; un conseiller municipal de Talence écrit au Dr Goujon :

‘« J'ai eu la bonne fortune aujourd'hui à midi, à l'écoute sur les PTT d'entendre la conférence sur l'urbanisme, que vous avez faite, ainsi que sur les réalisations poursuivies par vous dans votre commune de Villeurbanne.
Au titre de conseiller municipal de Talence, (banlieue de Bordeaux) et, sans penser réaliser dans notre Commune de 20 000 habitants les projets grandioses et modernes que vous menez à bonne fin, je me permets de vous demander la copie in extenso de votre exposé, ainsi que les chiffres que vous avez cités, pensant pouvoir y trouver utilement un enseignement sur les possibilités offertes aux Conseils Municipaux et fournir un exemple d'urbanisme moderne arrivé à réalisation pratique. » 931

Reste que la lecture des journaux et des revues n’est pas toujours une incitation suffisante. Par exemple, avant la Seconde Guerre mondiale, de très nombreux débats et des dizaines de pages de revues sont consacrés à la question de la suppression de l’octroi, sans que les communes se résolvent forcément à suivre cette voie, ouverte par Dijon et Lyon au tournant du siècle. D’autre part, les périodiques ne peuvent être l'unique source d'information des administrateurs qui cherchent à se documenter sur une question édilitaire : tout d’abord, ils ne publient pas forcément d’article opportun au moment où une question intéresse particulièrement la municipalité932. Ensuite, ils se caractérisent généralement par une approche « monographique », qui met en valeur certains lieux ou certaines techniques mais en passe d’autres sous silence, pourtant susceptibles de se révéler pertinents ou source d’inspiration. Les « revues critiques » de la Revue d'hygiène, faisant régulièrement le point sur les expériences d'épuration des eaux d'égout, sont une exception. L’exemple de l'ingénieur toulonnais, évoqué plus haut933, montre enfin que les techniciens complètent leur lecture par celle des actes de congrès, ainsi que de diverses brochures et ouvrages spécialisés.

Les procédures de recherche documentaire ont pu également être sous-traitées, quand les maires et leurs conseils n’avaient pas la volonté de mener directement la procédure de collecte de la documentation, ou considéraient que leur administration n’avait pas les ressources pour étudier un projet. En général, il était alors fait appel à des prestataires de service qui se renseignaient pour eux : c’est le cas des bureaux d’ingénieurs-conseils comme le cabinet Daydé et Merlin, à Lyon, qui se documentent par eux-mêmes sur les stations d’épuration des eaux usées. Ces ingénieurs-conseils sont intervenus, de façon ponctuelle ou plus pérenne, dans un bon nombre de villes de la région lyonnaise (entre autres Givors, Valence, Romans, Mâcon). En 1921, Clermont-Ferrand passe une convention avec le Dr Hermann, administrateur-directeur de la société « Eau et Assainissement » : il « recherchera le système d'assainissement qui dans l'état actuel de la science convient le mieux à notre région, il nous indiquera les villes de France et de l'Étranger où ce système est appliqué et nous pourrons contrôler sur place les résultats qu'il certifiera avoir été obtenus. Il nous donnera les raisons pour lesquelles le procédé posé pour Clermont est préférable à tel autre utilisé dans d'autres villes »934. Mais, sur l’ensemble de l’échantillon étudié, la part des ingénieurs-conseils reste à nos yeux peu importante935.

Notes
909.

AM Limoges, 2D 476, lettre du maire de Limoges au directeur de La Vie Communale et Départementale, 7 septembre 1932, pour réclamer les fascicules qui lui manquent à sa collection (1925 : février, mars, avril, août, septembre, octobre ; 1926 : février, mars, avril, juillet ; 1927 : août). AM Valence, 5I 7 (correspondance du directeur du bureau municipal d’hygiène, 1924-1926).

910.

AM Lyon, 959 WP 102, brochure Rapport de l’ingénieur municipal chargé par le Conseil Municipal de Toulon d’étudier la question des ordures ménagères, conférence municipale du 14 mai 1924 (extrait dans les annexes, section 5).

911.

L’eau, janvier 1946, p. 9.

912.

Parmi les 10 membres de 1919, on remarque la présence de Georges Bechmann, l’ancien chef du service de l’assainissement de la Seine, alors président de l’AGHTM, de Robert Cambier, directeur du laboratoire d’hygiène de la ville de Paris et le docteur Henry-Thierry, inspecteur général des services d’hygiène de la ville de Paris.

913.

Konstantinos Chatzis et Georges Ribeill, « Des périodiques techniques par et pour les ingénieurs. Un panorama suggestif, 1800-1914 », dans Patrice Bret, Konstantinos Chatzis, Liliane Pérez (dir.), La presse et les périodiques techniques en Europe, 1750-1950, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 129.

914.

RM, 16-31 mai 1908, p. 138-142 et 1-14 juin 1908, p. 158-161. En 1902, elle publie une étude comparative sur « les communes françaises éclairées à l’électricité (RM, 20 décembre 1902, 27 décembre 1902 et 3 janvier 1903).

915.

RM, septembre 1917, « Enquête sur les mesures d’économie prises par les villes de France pendant la guerre », p. 169-173.

916.

AM Lyon, 675 WP 23.

917.

Des collections très lacunaires sont également signalées par le catalogue SUDOC à Orléans, Rennes et Toulouse, ainsi que dans certaines bibliothèques universitaires scientifiques (Lyon, Grenoble).

918.

AM Lyon, 1112 WP 001, lettre du 19 juin 1925.

919.

AM Saint-Étienne, 5I 3, brouillon de la lettre du directeur du bureau d’hygiène, 27 décembre 1937.

920.

AM Mâcon, O 622, lettre du maire au Dr Calmette, 12 octobre 1905.

921.

AM Annecy, 4N 87, brochure Ville d’Annecy. Nouvelle adduction d’eau potable. Rapport de la Commission d’assainissement, Annecy, Imprimerie Hérisson Frères, 1906.

922.

AM Limoges, 2D 481, minute de lettre au maire de Toulouse, 24 juin 1935 : « Je suis en possession du numéro spécial de la revue L’abattoir municipal moderne d’avril 1930, contenant le détail des installations de l’abattoir municipal de Toulouse ».

923.

AM Lyon, 959 WP 102, lettre du 30 décembre 1931.

924.

AM Avignon, 1J 216, lettre de l’architecte-voyer d’Auxerre, 17 août 1931.

925.

Nous pensons à l'étude de Ryan et Gross (1943) sur le maïs hybride qui montre que la première acceptation vint 3 ans après la première rencontre au sujet de la plante et que cet intervalle est assez fréquent par la suite chez les autres adoptants (cité par Torsten Hagerstrand, Innovation diffusion as a spatial process, Chicago, The university of Chicago press, 1973, p. 263).

926.

Nous évoquerons plus loin le cas du traitement journalistique de la question de l'eau potable par Le Matin, propriété de Maurice Bunau-Varilla, dont le frère a inventé une technique d'épuration.

927.

AM Biarritz, 1M 45, lettres du maire de Dinard, 30 mai 1928, et de A. Peynaud, architecte-ingénieur à St-Raphaël, 12 juin 1928.

928.

AM Villeurbanne, 1O 80, lettre de B. Sowinski, ingénieur, 30 juillet 1929.

929.

AM Villeurbanne, 2D 28, 2D 31, 2D 40.

930.

AM Villeurbanne, 2D 40, lettre d'André Morizet au maire de Villeurbanne, 24 mai 1932.

931.

Ibid., lettre d'un conseiller de Talence, 28 avril 1933. Reproduite en annexe, section 5 .

932.

Cette remarque vaut plus pour les périodiques édilitaires de l'entre-deux-guerres que pour les journaux techniques à destination des hygiénistes et des ingénieurs, où les questions relatives au génie sanitaire sont récurrentes.

933.

Extrait de son rapport en annexe, section 5.

934.

AM Clermont-Ferrand, 2O 2/16, délibération du conseil municipal, 2 décembre 1921.

935.

Leur rôle sera abordé plus loin (voir infra, chapitre V).