A côté de ces exemples de correspondances où le destinataire (ou l'échantillon) a été sélectionné par la municipalité elle-même ou suite à une incitation commerciale, il existe des procédures d’enquête plus globales. Ainsi, dans les années 1920, Lyon rassemble des informations sur le prix du gaz dans 147 villes françaises1000. L'administration municipale de Tourcoing mène une enquête en 1937 auprès « de 50 villes différentes » au sujet de l'enlèvement des immondices, et promet aux villes sollicitées de les faire profiter en échange des résultats de cette documentation ; les réponses à son questionnaire circulent même entre ces villes et d'autres qui les questionnent sur le même thème1001. Grenoble reçoit une lettre de Calais qui « serait désireuse d’établir des comparaisons entre nos tarifs et nos dépenses et ceux des villes les plus importantes de France » en matière de balayage des chaussées1002. A partir de quand une ville acquiert-elle ce statut d' « importante » ? Le critère est flou et dépend probablement de chaque enquêteur, ainsi que de sa volonté à consacrer du temps à rassembler des données sur les dix, vingt ou cinquante villes les plus peuplées de France. L’enquête la plus remarquable repérée au cours de nos dépouillements est celle de Belfort, qui écrit à 160 villes françaises au sujet du traitement des ordures ménagères en 19291003.
Si l’existence d’un critère quantitatif dans la constitution des échantillons est avérée, il n'en demeure pas moins que dans la plupart des cas, l’enquête est plus réduite et moins systématique, ce qui pousse logiquement à s’interroger sur l’espace géographique considéré par les services municipaux pour enquêter et sur l'existence de critères de sélection des villes destinataires.
Malgré les lacunes précédemment évoquées (absence de toutes les réponses ou de la circulaire d'enquête initiale), on peut tenter de répondre au problème de la constitution de l'échantillon. Celui-ci peut être élaboré à partir des lectures. A Clermont-Ferrand, en 1920, l'ingénieur fait demander au directeur du bureau d'hygiène « de vouloir bien communiquer au service de la voirie, la liste des villes qui, depuis une dizaine d'années, ont présenté des projets d'assainissement au Conseil supérieur d'hygiène de France, avec indication des systèmes adoptés pour réaliser l'assainissement ». Sans qu'on sache s'il y a lien de cause à effet, la municipalité se renseigne quelques semaines plus tard auprès de Lille, Avignon, Le Havre et probablement Valenciennes et Reims1005. En général, une innovation est d'autant plus adoptée que les adoptants potentiels se documentent dans un certain ordre : d'abord par l'utilisation des médias de masse (écrits, dans notre cas), qui les informent au sujet des nouveautés ; ensuite par des échanges inter-personnels avec les acteurs ayant choisi d'adopter ou de refuser l'innovation1006. Les contacts dépassent alors en général le cadre régional, où se cantonnent la plupart des correspondances « ordinaires ».
Dans la région de Nuremberg, au XVe siècle, on remarque que « par l’intensité variable des lettres échangées, les villes tissaient des réseaux plus ou moins lâches »1007 ; en moyenne, Nuremberg entrait en contact chaque année avec 42 conseils « amis », ce qui est nettement plus que les 26 villes correspondantes de Bâle ou encore les 15 amis de Rothembourg1008. On note des similarités entre la période médiévale et la période étudiée en ce qui concerne les villes moyennes. La structure de l’éventail de destinataires est semblable : un réseau restreint, régional, de correspondants réguliers, et un réseau informel, plus large, mobilisé de façon plus exceptionnelle. Les cas des correspondances reçues à Lyon ou de celles envoyées par le secrétariat de Limoges, au sujet des questions édilitaires, illustrent la dimension duale des échanges de renseignements. D’une part, les petites villes d’une région Centre-Est et du sillon rhodanien questionnent la « capitale des Gaules » au sujet de sa distribution d’eau. D’autre part, un certain nombre de localités éloignées, françaises ou étrangères, écrivent aux autorités lyonnaises, sans doute à l'occasion d’un questionnaire envoyé à toutes les grandes villes (voir carte des questions liées à l'eau en annexe). En général, le cadre régional et la taille de la ville, l'un n'excluant pas l'autre, paraissent être des critères de choix pour la constitution des échantillons d'enquête dans d’autres domaines de la gestion urbaine1009.
Quelques exemples isolés renforcent l’impression que les petites villes prennent les métropoles régionales comme modèle : en Lorraine, Thionville et Basse-Yutz demandent à Nancy des renseignements sur la stérilisation des eaux par l’ozone1010. Cette même technique d'épuration se répand en Bretagne et en Normandie dans un certain nombre de villes proches les unes des autres, sans que nous ayons vérifié dans les archives si l'exemple du bon fonctionnement de l'installation voisine avait incité à l'imitation, mais avec un fort soupçon de notre part à l'égard de cette hypothèse. Auray ferait comme Lorient, Paramé et Saint-Servan copieraient Dinard et Avranches1011.
Enfin, peut-on tirer des conclusions d’un ratio entre lettres d’enquêtes et lettres de réponse à une demande de renseignement ? Autrement dit, la question se pose de savoir si une ville est plutôt dans une position d’informatrice ou dans celle d'acteur qui sollicite l’information. L’étude statistique est délicate à mettre en œuvre, car dans les fonds d’archives consultés, les villes semblent toujours être plus en position de destinataire d’enquêtes qu’enquêter elles-mêmes (ce qui se comprend aisément) : entre 1932 et 1939, le secrétariat de Limoges prépare 279 réponses, soit 76% de la correspondance inter-municipale1012, contre seulement 88 demandes d'information (dont des circulaires à de multiples destinataires, ce qui diminue le nombre de demandes différentes). Au XVe siècle, Nuremberg recevait en général plus de lettres qu’elle n’en envoyait : c’était un « nœud de communication récepteur, drainant vers lui les informations »1013. Il semblerait donc que l’on puisse dire cela de Lyon ou de Paris durant la période étudiée, mais également de beaucoup d’autres localités, comme Mâcon ou Limoges… En fait, on peut apporter un élément de réponse à cette disproportion en ayant à l’esprit la temporalité des projets édilitaires. Un projet concernant l’adduction d’eau, par exemple, nécessite une phase d’élaboration de plusieurs années, et est conçu pour être en fonctionnement pendant une période encore plus longue. Il est donc logique que les archives conservent plus de requêtes provenant de dizaines de villes, elles-mêmes en train d’enquêter, pendant que la municipalité profite de son équipement en fonctionnement.
Une autre caractéristique des correspondances édilitaires est celle des enquêtes auprès de villes similaires. Le critère « villes de même taille » est rarement apparu, tandis qu’un autre semble plus pertinent : celui de villes aux fonctions ou aux caractéristiques semblables. A Bourg-en-Bresse, dans les années 1920, quand la municipalité décide d’étudier la transformation des sections industrielle et commerciale de l’Institution Carriat en école pratique jumelée avec l’école primaire supérieure, on décide que la documentation sera prise auprès des municipalités d’Annecy et de Chambéry : « il sera envoyé une délégation dans ces deux villes […] d’importance sensiblement égale à celle de Bourg et offrant le même caractère d’activité économique »1014. Les villes thermales ou balnéaires interagissent, tantôt concurrentes pour capter la clientèle, tantôt alliées pour résoudre des problèmes municipaux identiques : Aix-les-Bains s’adresse à Vichy pour concevoir un règlement de son nouveau marché de denrées alimentaires ; le maire du Touquet demande son avis à son collègue de Biarritz avant un Congrès des maires de France1015. Nous chercherons donc si ce réseau constitué en fonction du type de ville a pu jouer un rôle dans la diffusion des innovations techniques.
Ainsi, l’étude attentive des échantillons d’enquête permet de mettre en lumière les réseaux utilisés pour la collecte des documents. Trois types d’espaces de la comparaison, emboîtés, apparaissent : d’abord, l’espace du réseau régional de villes, celui de la comparaison « ordinaire », pour les services publics et responsabilités municipales classiques (police, foires et marchés, etc.). Par exemple, en 1905, Chambéry demande les règlements des services des eaux et de l’éclairage à ses voisines Grenoble, Lyon, Dijon, Belley, Bourg, Châlon-sur-Saône, Albertville, Moûtiers, Valence, Vienne, Annonay et Romans1016. Ce même espace lyonnais, parfois élargi au grand quart sud-est, parfois complété par une ou deux autres localités, se retrouve dans des enquêtes de Mâcon au début du XXe siècle et de Valence dans les années 19601017. Ensuite, un espace national, limité à la France (avant 1918, les villes d'Alsace-Moselle n'apparaissent quasiment pas dans notre base de données)1018, où la ville sélectionne ses correspondants parmi des villes similaires (en taille, ou en fonction, comme pour les villes touristiques), ou parmi une liste hiérarchique (les vingt villes les plus peuplées, les communes de plus de 10 000 habitants, etc.)1019. Enfin, l’espace transnational des innovations techniques, lorsqu'il faut établir des points de comparaison ou une documentation au sujet de rares installations déjà existantes : c’est celui qu’utilisent les villes françaises désireuses de traiter leurs ordures et leurs eaux d’égout avant 1914, quand il existe encore peu de références hexagonales pour ces techniques1020. Dans l’immense majorité des dossiers étudiés, le projet édilitaire en matière d’hygiène publique suppose donc de la part de la municipalité une enquête à l’échelle supra-régionale.
L’échange de correspondance, avec toutes ces nuances, n'est qu'une étape de la construction d’un réseau de correspondants/informateurs dans la procédure de recherche documentaire ; c'est rarement la dernière. Il est souvent suivi d’un déplacement sur le terrain, comme le montrent ces témoignages rouennais et avignonnais :
‘« Depuis de longs mois l’Administration municipale accumulait des documents en vue de l’étude du traitement des ordures. Mais, quand vint l’heure de la décision à prendre, la nécessité apparut d’une visite aux villes où l’application des procédés modernes de ce traitement existait déjà. »1021Emboîtons donc le pas des maires, adjoints, conseillers municipaux, et de leurs techniciens...
AM Lyon, 923 WP 171, tableau non daté (1921 ou après).
AM Clermont-Ferrand, 1I 70, lettre du maire de Tourcoing, 7 avril 1937 (trouvée également aux AM Nîmes, 1I 143) et lettre à M. Fourny, adjoint au maire de Nantes, 16 avril 1937.
AM Grenoble, 1O 578, lettre du maire de Calais, 22 avril 1919.
AM Belfort, 1M 14/3, feuille volante avec la liste des villes (1929).
AM Belfort, 1M 14/3.
AM Clermont-Ferrand, 2O 2/16, minute de lettre au directeur du bureau d'hygiène, 28 août 1920.
Everett Rogers, Diffusion of innovations, 4e édition, New-York, Free Press, 1995, p. 191 et suivantes.
Laurence Buchholzer-Rémy, Une ville en ses réseaux, op. cit., p. 164.
Ibid., p. 189-190.
AM Limoges, 2D 476, minute d'une lettre-circulaire du 29 août 1932, adressée à 32 municipalités françaises dont les préfectures de départements limitrophes (Châteauroux, Angoulême, Tulle, Périgueux).
AM Nancy, 17W 8, lettre au maire de Thionville, 16 janvier 1936 et lettre du maire de Basse-Yutz [Moselle] au maire de Nancy, 11 mars 1938.
Voir infra, chapitre VIII, la question de la diffusion des innovations et la carte des villes stérilisant leurs eaux par l'ozone.
AM Limoges, 2D 476 à 489. Ont été exclues de l'échantillon les lettres concernant des individus n'ayant aucun rapport avec une fonction ou une activité municipale.
Laurence Buchholzer-Rémy, Une ville en ses réseaux, op. cit., p. 186.
AM Bourg, 1D 47, registre des délibérations du conseil municipal, 17 mai 1925.
AM Aix-les-Bains, 2D 14, lettre du 27 avril 1911 au maire de Vichy. AM Biarritz, 3D 9, lettre du maire du Touquet Paris-Plage au maire de Biarritz, 26 novembre 1931 et réponse du 4 décembre.
AM Chambéry, 1O bis 16.
AM Mâcon, O 628, questionnaire adressé aux maires de Bourg, Le Puy, Chambéry, Chartres, Châlons-sur- Marne, Épinal, 5 novembre 1903. Valence est en position intermédiaire entre la région lyonnaise et la Provence. AM Valence, 1M 92, procès-verbal de séance du conseil des adjoints, 23 janvier 1967 : « une enquête préalable sera effectuée auprès des villes de Bourg-en-Bresse, Grenoble, Avignon, Aix-en-Provence, Cannes, Nice et Saint-Étienne pour s’informer du mode de traitement des ordures ménagères ».
Nos deux seules références avant 1914 : AM Chartres, DC 4/189, lettre du « directeur des eaux honoraire » de Colmar, 26 juillet 1892, qui se renseigne au profit de la municipalité, « les règlements allemands faisant défense aux fonctionnaires de faire usage de la langue française dans leurs rapports officiels ». Arch. Paris, VONC 130, lettre du maire de Mulhouse au préfet de la Seine, 24 mars 1903, pour demander des renseignements sur le balayage des rues.
AM Limoges, 3D 112, enquête sur la destruction des ordures dans différentes villes (1951).
L’ingénieur en chef de Lyon et la commission municipale d’études de la ville mènent encore en 1929 une comparaison internationale, étudiant des usines d’incinération en Écosse, en Suisse et en Allemagne.
AN, F8 226, délibérations du conseil municipal de Rouen, 29 janvier 1909.
AM Biarritz, 1M 40, lettre du maire d’Avignon, 6 juin 1929.