Le voyage d’études devient au cours du XIXe siècle, et plus encore au XXe siècle, un passage obligé de l’élaboration du projet édilitaire. Les édiles et leurs techniciens se rendent dans des villes jugées pionnières ou susceptibles d'être prises en modèle pour y observer le fonctionnement des dispositifs d’assainissement qu’ils pourraient adopter. Aux États-Unis, fin 1856, le voyage en Europe de l’ingénieur de Chicago Ellis Chesbrough, pour étudier les méthodes d’assainissement, donne lieu à un rapport qui inspire d’autres municipalités et déclenche d’autres visites Outre-Atlantique : la pratique des voyages d’études favorise la diffusion des technologies européennes dans les villes américaines, ou bien de l'Europe occidentale et centrale vers les pays scandinaves1026. Ces chassés-croisés que nous avons repérés pour les questions de génie sanitaire existent dans bien d’autres domaines de l’édilité1027– abattoirs, hôpitaux, tunnels routiers, etc.
Quelques questions peuvent être dégagées, une fois ces événements enregistrés dans une base de données. La première est celle de la fréquence du recours à cette pratique. Dans quelle proportion d'affaires choisit-on de faire visiter par les employés ou élus municipaux des installations existant dans d'autres villes ? Vient ensuite, le cas échéant, celle du choix des cités visitées. Comment dresse-t-on la liste des lieux supposés intéressants : les noms des localités sont-ils repérés au cours d’une lecture ? Suggérés par une entreprise désireuse de promouvoir ses techniques ? Connus par la réputation que s’est forgée la ville dans tel domaine ? Enfin, il s'agira de faire une cartographie des lieux visités afin de repérer les endroits incontournables des voyages municipaux en matière de génie sanitaire.
A travers le récit de l’ingénieur municipal de Toulon (annexe, section 5), on s’aperçoit que lecture et voyage sont complémentaires. Il est rare de trouver un témoignage aussi explicite ; cependant, à travers le puzzle des documents et des cartons, on s’aperçoit que la plupart des projets municipaux sont élaborés après un détour par l’extérieur. Sur les 35 affaires évoquées précédemment, 20 des 24 affaires pour lesquelles on possède des informations suffisantes sur la phase de documentation impliquent au moins un voyage d'études. La sortie sur le terrain est l'indispensable complément à l’écrit, à la théorie présente dans les articles et les brochures envoyées par les sociétés privées. En effet, les ingénieurs sanitaires incitent les maires et leurs techniciens à venir voir leurs installations d’essai. Andrew Howatson est coutumier du fait : en 1903, il insiste à plusieurs reprises pour que le maire de Pau envoie une délégation pour observer ses filtres au ferrochlore installés à Paris, au laboratoire de Montsouris1028. Ses concurrents en matière d’épuration de l’eau potable ne sont pas en reste1029. Armand Puech, inventeur du « dégrossissage » des eaux avant leur filtration au sable, écrit au maire d’Annecy : « Vous feriez sagement de vous rendre à Paris pour juger du fonctionnement en grand du système. […] Pour votre gouverne, la plupart des villes ou des compagnies avec lesquelles nous avons traité sont allées voir sur place l’installation filtrante. Quand on en revient on se sent pleinement fixé sur la valeur du système »1030. Pourtant, la « valeur » de la leçon de choses est discutable, et discutée par d’autres voix plus critiques et désintéressées, telle celle de l’ingénieur Henri Michel. Il souligne que, parfois, l’installation ne fonctionne bien que lorsqu’on la visite !
‘« Il nous est arrivé plusieurs fois de visiter à l’improviste et minutieusement, en Angleterre, des installations d’épuration, que venaient de visiter également certaines Commissions du Continent, officiellement envoyées par telle ou telle Collectivité, Ville, etc. Nous avons été frappé de la différence d’impression produite sur leur esprit et sur le nôtre. Nous avons à peine besoin d’insister sur ce fait que les jours de visite officielle importante, les installations sont en général présentées sous un aspect aussi favorable que possible, surtout lorsqu’elles sont « managed » par des firmes dont la prospérité en dépend, partiellement au moins. »1031 ’Le voyage peut donc ne pas être une source complètement fiable, s'il n'est pas fait au bon moment, si le guide est désintéressé ou pas1032, ou si les conditions de fonctionnement du dispositif étudié ne sont pas conformes à l'ordinaire. Quelques années plus tard, l'ingénieur en chef de Lyon, Camille Chalumeau, se propose de visiter l'installation d'épuration des eaux potables de Gand lors de son trajet retour du Congrès international d'aménagement des villes d'Amsterdam (juillet 1924), plutôt que de répondre favorablement à l'invitation de la société « Omnium Belge des Eaux » qui annonce qu'elle procèdera à des démonstrations entre le 14 et le 16 juin :
‘« Il est préférable de visiter l’installation en dehors des convocations officielles. J’en ai fait l’expérience, notamment à Ostende : une installation de traitement d’eaux d’égout fonctionnait merveilleusement au cours d’une visite organisée. Ayant cherché à la revoir quelques mois après, à titre personnel, j’ai constaté les défectuosités que l’on prétendait ne pas exister ; depuis, on a dû abandonner ce procédé dont on avait dit merveille. »1033 ’Quant à l’architecte d’Auch, conseiller de la petite ville gersoise de Lectoure, il incite son collègue de Pau à la patience avant de visiter le système d’épuration des eaux par le procédé Howatson, qui ne donne pas des résultats assez satisfaisants : « l’installation de Lectoure ne sera prête à être visitée que dans un mois et demi ou deux mois ». D’ailleurs, un médecin local, le docteur Meunier, de retour d’une visite de l’usine similaire d’Ostende, écrit à peu près la même chose au maire palois : « Il faut attendre avant d’aller voir et ne se décider qu’après enquête sur place »1034. Cette prudence est bien compréhensible, face à un procédé technique nouveau, mal connu des experts susceptibles de conseiller la municipalité et d’émettre une opinion critique à l’égard des propositions des industriels. Le procédé Howatson avait fait l'objet d'une expertise par le Dr Ogier, dans le cadre du Comité consultatif d'hygiène publique, en 1896, mais les projets de l'ingénieur pour l'épuration d'un volume d'eau potable susceptible de convenir à une ville n'avaient encore jamais abouti1035.
Comment interpréter le critère du nombre de voyages effectués, ou du nombre de localités visitées durant un périple au long cours ? Y a-t-il un seuil à partir duquel on distinguerait un travail consciencieux ? Tandis que certaines municipalités se contentent d’un seul déplacement (Annecy se rend à Oullins pour y visiter l’usine d’épuration des eaux d’égout), d’autres multiplient les enquêtes et n’hésitent pas à consacrer du temps et de l’argent à l'organisation d'excursions au-delà des frontières nationales. Dans le cas d'Helsinki, où Marjatta Hietala a pu faire une étude de toutes les missions commandées par la ville, 390 voyages, dans 14 pays différents, sont effectués entre 1875 et 1917 par des experts employés par la ville ou des institutions subventionnées par elle1036. Tout comme la correspondance inter-municipale, cette pratique est donc présente dans tous les pays1037. A la fin du XIXe siècle, les autorités locales britanniques s'instruisent mutuellement de leurs expériences en la matière en visitant champs d'épandage modèles et premières stations d'épuration biologique : « dans l'installation de Worlverhampton, il existe divers points dignes d'examen et nous recevons fréquemment des députations. Manchester, Glasgow, Coventry, Huddersfield et plusieurs autres villes nous ont envoyé leurs comités »1038. C'est ce qui explique en partie la diffusion des innovations : à Adlington, « les autorités visitèrent plusieurs villes où les procédés autres étaient en usage et parmi elles Swinton et Royton, où la ville fut conquise par le "Procédé international" en fonction (polarite + ferrozone) si bien qu’elle décida immédiatement de l’adopter »1039. D'après l'échantillon étudié, il semblerait que les probabilités d'aboutissement du projet municipal soient bien plus grandes dans le cas d'une enquête de terrain menée dans différents lieux, que dans le cas d'une visite unique ; mais, a contrario, une ville dont les délégués voyagent beaucoup, comme Lyon, peut se révéler ensuite très lente à imiter les localités visitées (cas de l'assainissement et de l'incinération, qui seront traités plus loin).
Sur le problème du nombre de visites vient se greffer la question de l'échelle géographique des excursions de travail. Là encore, une grande diversité apparaît : toutes les variantes sont possibles, depuis les grands périples européens (on ne retrouve pas, toutefois, des « grands tours » de l'ampleur de ceux des employés scandinaves1040) et des voyages plus restreints, confinés aux villes françaises, voire réalisés en une journée, à l'échelle du département. Sur un ensemble de 163 visites1041 répertoriées entre 1893 et 1959, 92 (56%) ont pour cadre une cité de l'Hexagone.
Pays de destination | Nombre de voyages (total 163) |
Pourcentage | Nombre de voyages avant 1914 (total 82) | Pourcentage |
France (et Monaco) |
92 | 56,44% | 31 | 37,80% |
Grande-Bretagne | 40 | 24,54% | 32 | 39,02% |
Suisse | 10 | 6,14% | 4 | 4,88% |
Allemagne | 7 | 4,30% | 6 | 7,32% |
Belgique | 6 | 3,68% | 4 | 4,88% |
Pays-Bas | 4 | 2,45% | 4 | 4,88% |
Italie | 3 | 1,84% | 0 | 0,00% |
Autriche-Hongrie | 1 | 0,61% | 1 | 1,22% |
AM Lyon, 923 WP 340, extrait d’une délibération du conseil municipal de Marseille envoyée par le directeur des travaux de Marseille, par lettre du 24 février 1909.
Hélène Harter, Les ingénieurs des travaux publics et la transformation des métropoles américaines, 1870-1910, op. cit., p. 320-321. Marjatta Hietala, « La diffusion des innovations : Helsinki, 1875-1917 », Genèses, 10, 1993, p. 74-89.
Sur les voyages et la construction d'une image de l'Allemagne chez les réformateurs municipaux américains, Axel R. Schäfer, American Progressives and German Social Reform, 1875-1920, Stuttgart, Steiner, 2000.
AM Pau, 2O 2/9, lettres des 3 février, 1er mai, 13 mai et 18 juin 1903.
AM Valence, 5I 104, lettre de l’ingénieur Salarnier, 17 avril 1899, invitant le maire de Valence à venir visiter l’installation d’essai de la Compagnie française de l’Ozone.
AM Annecy, 4N 86, lettre du 16 septembre 1904.
Henri Michel, « Quelques considérations sur l’épuration biologique des eaux usées », TSM, avril 1910, p. 85.
AM Bourg-en-Bresse, carton 2020, lettre de la CITE au maire, 1er juin 1937, qui demande au maire d'écrire à l'ingénieur en chef de l'assainissement de Paris, pour qu'elle soit autorisée à visiter la station de Colombes, « non pas, ainsi que nous en avons eu la possibilité, pilotés par tel ou tel constructeur, surtout préoccupé de faire valoir son procédé au détriment des autres, mais par un Ingénieur du Service des Eaux et de l’assainissement de la Ville de Paris qui soit à même de nous informer objectivement sur certains résultats d’expériences ».
AM Lyon, 1140 WP 16, lettre de Chalumeau, 3 juin 1924.
AM Pau, 2O 2/9, lettres de l’architecte d’Auch, 19 septembre 1902 et du docteur Meunier, 24 septembre 1902.
AM Cannes, 6O 36, tiré à part du rapport de J. Ogier sur l’emploi du procédé Howatson pour la purification des eaux potables, 11 décembre 1896. Projets dressés avant 1903 (et non réalisés) pour Les Saintes-Maries-de-la-Mer, Nantes et Rochefort.
Marjatta Hietala, « La diffusion des innovations : Helsinki, 1875-1917 », art. cité, p. 82.
La Revue municipale se fait l’écho de la coopération entre pouvoirs locaux à l'étranger : au milieu des années 1920 le conseil municipal de Windermore (Angleterre) envoie le candidat au poste de chef du service des égouts faire un stage d'instruction à Newcastle (tous frais payés, et prévoit des honoraires pour le directeur du service d'assainissement chargé de jouer le rôle d'instructeur). RM, 16-31 janvier 1924, p. 205.
BIUM Paris, 9443 (21), É puration des eaux d'égout par l'épandage. Questions adressées aux villes au sujet de l'épandage, s. d., [1896?], copie de la lettre de M. Berrington, ingénieur du bourg de Wolverhampton, 7 janvier 1896.
Le Génie sanitaire, novembre 1894, p. 175.
En 1853, le délégué de Stockholm visite 50 villes en Angleterre et en Écosse pour étudier les adductions d’eau. En 1889, celui d'Helsinki en visite 22 sur le continent pour le même problème.
Du fait de la proximité géographique et linguistique, nous avons gardé pour l'analyse 4 voyages genevois. En revanche nous avons exclu la plupart des voyages parisiens sur l'assainissement, qui incluent souvent conseillers municipaux et conseillers généraux, ce qui revient à sous-estimer le taux des voyages à l'étranger avant 1914. La carte des lieux visités est élaborée à partir de 175 voyages.