a) Le voyage Outre-Manche

En matière d’hygiène urbaine, la Grande-Bretagne se révèle une destination obligée pour découvrir et étudier les innovations : elle représente plus d'un quart des visites répertoriées. Dès le milieu du XIXe siècle, c’est là-bas que les ingénieurs d’Haussmann vont observer le tout-à-l’égout et l’épuration par les champs d’épandage. Adolphe Mille s’y rend plusieurs fois en mission dans les années 1850-1860, remarquant que les échanges d’expériences et les voyages d’études s’accélèrent grâce au progrès des transports : « depuis qu’on va de Paris à Londres en dix heures, et que la traversée de mer est plutôt une distraction qu’une fatigue, l’échange des communications est tel qu’il n’est guère de projet qui ne se réfléchisse d’une rive à l’autre »1042. A partir des années 1880, alors que le préfet Poubelle se préoccupe de résoudre le problème de la destruction des ordures ménagères, « à plusieurs reprises les ingénieurs de la Ville [sont] envoyés en Angleterre pour étudier les procédés mis en pratique de l’autre côté du détroit »1043. Leurs collègues britanniques chargés de l'épuration des eaux d'égout les invitent également à venir étudier leurs méthodes : « la Corporation verrait avec beaucoup de plaisir les représentants de la ville de Paris visiter notre ferme d'épandage »1044. Les techniciens parisiens ne font qu’imiter la démarche de leurs collègues étrangers, notamment écossais, sud-africains ou australiens, qui circulent au sein du Commonwealth1045, ou bien encore des ingénieurs de Rotterdam1046. Les conseillers municipaux parisiens ne restent pas à l’écart de ce mouvement et emboîtent le pas à leurs techniciens, en élargissant le mouvement de coopération qui semble se dessiner d'abord avec la capitale britannique (sur l'« Entente municipale » créée en 1905 entre les deux villes, voir supra, intermède 1). Après avoir financé et organisé des visites d’études en 1905 à Londres, en 1906 à Tourcoing, puis en 1907 à Toulon, en Algérie et en Tunisie, pour examiner les stations d’épuration pionnières, les conseillers municipaux et les conseillers généraux du département de la Seine, constituent une importante délégation qui, accompagnée d’ingénieurs, se déplace à Manchester, Liverpool, Birmingham, Bolton, Glasgow, Greenock, Édimbourg et Hampton du 16 au 27 août 1908, pour y étudier l’épuration des eaux usées et la destruction des ordures ménagères par incinération1047.

Les collègues britanniques que l’ingénieur en chef de Lyon cherche à rencontrer (1894)
Les collègues britanniques que l’ingénieur en chef de Lyon cherche à rencontrer (1894) AM Lyon, 937 WP 86.

Certaines municipalités de province, telles Rouen et Lyon, organisent également des voyages en Grande-Bretagne, généralement dans les mêmes villes que la délégation parisienne : Londres (6 visites), devance de peu Manchester (5 visites), Huddersfield et Birmingham (4 visites chacune). Malgré la propagande « nationaliste » de sociétés hostiles à l’incinération des ordures ménagères1049, la vigilance à l’égard des expériences anglaises est toujours d’actualité dans les années 1930 : une commission lyonnaise visite Huddersfield puis Glasgow en janvier 19301050. On s’y rend ensuite plutôt pour découvrir une nouvelle méthode d’élimination des ordures : le dépôt contrôlé1051. Elle est développée à grande échelle par Ernest Call, ingénieur de Bradford, dont la cité est considérée comme la « Mecque » du « controlled tipping »1052.

Si la suprématie britannique en matière de génie sanitaire constitue un topos des discours hygiénistes, les techniciens et administrateurs municipaux n’en gardent pas moins l’œil sur les réalisations continentales (23%). Parmi celles-ci, les villes de langue germanique se distinguent (près de 10% des 142 visites en incluant Bâle et Berne) : les résultats de notre corpus français viennent corroborer d’autres travaux qui avaient repéré l'attraction du pôle germanique à la fin du XIXe siècle1053.

Notes
1042.

Adolphe Mille, Rapport à M. le Sénateur Préfet de la Seine sur le drainage de Londres et l'utilisation des eaux d'égout en Angleterre, Paris, Mourgues frères, 1866, p. 31.

1043.

RM, 12 février 1898, p. 249. L’article fait référence en particulier à un voyage de l’ingénieur municipal Petsche en 1894, suivi d’un rapport sur 80 villes anglaises. Voir ce document aux archives de Paris, VONC 1477, rapport de mission, 1er septembre 1893.

1044.

BIUM Paris, 9443 (21), É puration des eaux d'égout par l'épandage, op. cit., copie de la lettre de Reading, 7 janvier 1896. Dans le même esprit, copie de la lettre de l'ingénieur de Croydon, 10 janvier 1896 : « nous serons très heureux que vous et votre Comité visitiez notre ferme à une époque quelconque ».

1045.

W. Francis Goodrich, The Economic Disposal of Towns’ Refuse, London, P.S. King & Son, 1901.

1046.

AM Lyon, 923 WP 268, extrait du rapport du directeur du nettoyage et de la voirie de Rotterdam à la commission sanitaire de la ville, 9 avril 1904.

1047.

BAVP, 10 884, Rapport au nom des délégations de la 6 e Commission du Conseil municipal et de la Commission départementale des eaux et de l’assainissement chargées d’étudier l’épuration biologique des eaux d’égout et les fours d’incinération en Angleterre et en É cosse présenté par MM. Paris et Carmignac, Paris, Imprimerie municipale, 1909.

1048.

AM Lyon, 937 WP 86.

1049.

AM Chambéry, 1O 93, lettre de la Société de Grands Travaux et d’Assainissement Général Urbain, 11 octobre 1935.

1050.

AM Lyon, 923 WP 271.

1051.

« Ordures ménagères », Bulletin des conseillers municipaux de Seine-et-Oise, n°17, janvier-mars 1936, p. 8. Voir aussi J. Partridge, « Les décharges contrôlées d’ordures ménagères », Annales d’hygiène publique, industrielle et sociale, février 1937. Partridge avait déjà fait l’éloge de la méthode de Bradford au congrès de l’union internationale des villes de Lyon en juillet 1934.

1052.

Donald C. et Alice B. Stone, Some observations on Municipal practices in European Cities, Chicago, International City Managers’ Association, 1932, p. 76. L’auteur note que la ville a servi de guide et de standard pour toutes les autres autorités locales qui ont choisi la méthode. D’autres Américains mentionnent Bradford après leur visite au congrès international du nettoiement tenu à Londres en 1931 (George Soper, « Problems in Public Cleansing discussed at International Conference », Municipal Sanitation, février 1932, p. 64-68).

1053.

Marjatta Hietala, Services and Urbanization at the turn of the century, op. cit. Axel R. Schäfer, American Progressives and German Social Reform, op. cit. Sur les villes allemandes, Jurgen Reulecke, Geschichte der Urbanisierung in Deutschland, Francfort, Suhrkamp, 1985.