c) Rareté des autres destinations

Si l'on enlève la Grande-Bretagne et le doublon Allemagne-Suisse, il reste peu de lieux dans notre base de données de villes visitées. Toutefois, quelques grands ensembles supra-nationaux attirent l'œil du chercheur (et des édiles et techniciens de l'époque).

La Belgique et les Pays-Bas sont également des lieux d'expérimentation en matière de génie sanitaire, moins visités cependant que les villes du Reich. Ainsi la ville d'Ostende est-elle souvent citée pour ses procédés d'épuration des eaux potables et des eaux usées : elle est donc connue des lecteurs français de revues spécialisées et des techniciens démarchés par les ingénieurs sanitaires Howatson et Duyk avant 19141061. Une délégation du Mans, en voyage d'études sur la filtration des eaux par le sable, se rend à Rotterdam et à Schiedam. Quant à Amsterdam, patrie du système Liernur d'évacuation des vidanges, elle a certainement dû voir passer de nombreuses délégations étrangères, curieuses d'observer le fonctionnement de ce procédé vivement critiqué (par son fonctionnement par aspiration des matières fécales, il incitait à limiter la consommation d'eau). Ce fut le cas du maire de Limoges en 1897, qui se rend en Hollande après avoir entendu vanter le système dans « une réunion d'ingénieurs et d'hygiénistes » et lu un article dans le Petit Journal du 22 décembre 18961062. Trouville, seule localité française à oser tenter l'aventure du procédé Liernur, dès 1892, joue ensuite le rôle de terrain d'observation, tout comme Levallois-Perret (3 visites), où fonctionne un autre système pneumatique d'extraction des eaux-vannes1063.

Les pays du sud européen ne sont guère une source d’inspiration pour les villes françaises. L'exception est fournie par une méthode de traitement des ordures ménagères par fermentation, inventée en Italie, à Florence, dans les années 1910 (il s'agit du procédé Beccari : voir infra, chapitre IX), puis diffusée en France par des ingénieurs de l'Hexagone. Dans le Midi, le sentiment d'appartenir à un même milieu climatique et géographique joue en faveur de cette méthode. En effet, le traitement des ordures méditerranéennes, qui contiennent une « quantité importante de végétaux », en vue de fournir de l'engrais aux maraîchers et aux agriculteurs, semble plus rationnel aux édiles et aux ingénieurs que l'incinération, abandonnée par Gênes, et considérée comme plus appropriée pour les « pays riches en charbon »1064. De rares délégations françaises, à notre connaissance, se sont rendues dans la péninsule : la Commission des gadoues de Marseille se serait rendue à Florence au milieu des années 1920 ; celle de Toulon visite Gênes, comme l'ingénieur municipal de Rouen, afin d'y étudier une installation d'essai d'un procédé de fermentation inventé par Luigi Boggiano-Pico1065. Ce dernier contacte sans succès quelques municipalités1066. On peut avancer l'hypothèse que les échanges d’expérience se font plutôt dans l’autre sens, comme en témoignent les demandes de renseignements émanant d’ingénieurs et d’édiles espagnols ou transalpins, et comme le laisse à penser la formation des ingénieurs grecs ou portugais, qui ont souvent fréquenté l'École des Ponts et Chaussées1067. Des études fines sur les politiques urbaines méditerranéennes permettraient d'en savoir plus sur la géographie des échanges, qui a déjà fait l'objet de travaux nuançant le présupposé d'un courant unidirectionnel « Nord → Sud » pour le XIXe siècle1068. En matière d’urbanisme et d’aménagement, cependant, on sait que dans les années 1910-1920, des expériences sont conduites par le maréchal Lyautey de l’autre côté de la Méditerranée, au Maroc français. Les municipalités de la rive sud de la Méditerranée semblent avoir été attentives aux expériences menées en France métropolitaine, et, dans certains cas, n'avoir pas hésité à innover ou au moins à envisager de le faire1069.

Enfin, quid des États-Unis ? La Belle Époque est un moment d’intense « atlantic crossings » dans le domaine social et municipal1070. Puis, vers l'entre-deux-guerres, par les récits de voyage et certains articles, l’Amérique devient une référence (ou un repoussoir) en matière de questions urbaines1071, tandis que des spécialistes américains des questions administratives, regroupés autour d'une « Public Clearing House » à Chicago, poursuivent des enquêtes à travers les cités du monde entier1072. Mais, en ce qui concerne notre objet, les missions Outre-Atlantique sont rares. Seul exemple trouvé – non intégré dans le corpus utilisé pour le traitement statistique –, le voyage de l’ingénieur Paul Tur qui accompagne une délégation municipale en octobre 1904 : il en profite pour visiter les usines de traitement des ordures de Barren Island (près de New-York), de Boston et de Philadelphie1073. Quelques mois plus tard il y retourne étudier l’asphalte et les revêtements de chaussées1074. Le voyage en Amérique concerne finalement plutôt les spécialistes de haut niveau, de réputation internationale, qui s’y rendent à titre personnel pour assister à des congrès, tels l’ingénieur Émile Kern au Congrès international d’hygiène de Washington en 1912, ou Édouard Imbeaux, membre de l’American Waterworks Association. En outre, la lecture des nombreux périodiques spécialisés coûte moins cher qu'un déplacement : certains spécialistes, tel Edmond Rolants au sujet des eaux usées, font régulièrement des « revues critiques » de ce qui se fait Outre-Atlantique en synthétisant les acquis et expériences relatés dans la presse technique états-unienne1075.

Notes
1061.

AM Pau, 2O 2/9. Ostende est citée dans diverses lettres d'Howatson (1900-1903) et visitée par le médecin palois Valéry Meunier. AM Avignon, 3N 17, brochure « Stérilisation des eaux alimentaires. Procédé Bergé, breveté S.G.D.G. en France et à l’étranger. Société de stérilisation des eaux, procédé Bergé, 1 rue Saint-Pierre, Neuilly ».

1062.

Délibérations imprimées du conseil municipal de Limoges, 1897, p. 373-374.

1063.

Par exemple, pour une délégation de Belfort en 1909 (AD Territoire de Belfort, 2O 10/36).

1064.

AM Toulon, 1O 9, note citée.

1065.

AM Lyon, 959 WP 102, lettre de la SEBB, 24 décembre 1925 (sur Marseille). AM Toulon, 1O 9, note des services techniques sur le traitement des ordures ménagères, 31 décembre 1929. AM Lyon, 923 WP 273, lettre de l'ingénieur en chef de Rouen, 5 février 1930.

1066.

AM Lyon, 959 WP 102, lettre du 27 août 1929. AM Grenoble, 1O 580, lettre du 12 mars 1930 (Boggiano précise qu'il a un représentant à Toulon).

1067.

Arch. Paris, VONC 130. Travaux de Kostas Chatzis sur la Grèce et d'Alvaro da Silva sur le Portugal.

1068.

Nora Lafi, « Mediterranean connections : the circulation of municipal knowledge and practices at the time of the Ottoman reforms, c. 1830-1910 », dans Pierre-Yves Saunier et Shane Ewen, Another Global City. Historical Explorations into the Transnational Municipal Moment, 1850-2000, New-York, Palgrave, 2008, p. 136-150.

1069.

Une des premières stations françaises d'épuration des eaux d'égout a été installée par Bernard Bezault à Tizi Ouzou. Elle fait l'objet de critiques de la part d'Albert Calmette (RHPS, mars 1906, p. 183), mais est visitée par une délégation du Conseil général de la Seine en 1908. Dans les années 1930, Oran et Alger étudient des projets d'incinération des ordures.

1070.

Daniel T. Rodgers, Atlantic crossings. Social politics in a progressive age, Cambridge, Harvard University Press, 1998.

1071.

Sur les gratte-ciel et l’architecture : Jean-Louis Cohen, Scènes de la vie future : l’architecture européenne et la tentation de l’Amérique, 1893-1960, Paris, Flammarion, 1995. En matière d’infrastructures routières, l’ingénieur en chef de Lyon Camille Chalumeau se rend à New-York pour étudier les tunnels dans les années 1930.

1072.

Pierre-Yves Saunier, « Les voyages municipaux américains en Europe 1900-1940. Une piste d'histoire transnationale », dans Nico Randeraad (dir.), Formation et transfert du savoir administratif municipal, Annuaire d'histoire administrative européenne, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2003, p. 267-288.

1073.

BAVP 10199, Les ordures urbaines en Amérique. Rapport de mission de l’Ingénieur en chef des ponts et chaussées, Paris, impr. Marcel Picard, 1906.

1074.

Archives de Paris, VONC 130, rapport La voirie urbaine en Amérique et l’asphalte américain, s. d.

1075.

E. Rolants, dans « L'épuration des eaux d'égout », RHPS, février 1927, p. 196-216 et « L’épuration des eaux d’égout. Revue générale 1926-1927 », RHPS, avril 1928, p. 373-392, utilise des articles de l'Engineering News-Record.