3/ Des périples au long cours aux voyages régionaux

‘« La délégation municipale quitta Rouen le 6 septembre 1908 à 11h1/2 du soir, pour l’Angleterre, où elle visita Londres, Birmingham, Liverpool, Blackpool et Greenock en Ecosse ; de là, elle passa en Belgique, où elle s’arrêta à Bruxelles et Ixelles ; traversant l’Allemagne où elle séjourna quelques heures à Wiesbaden, elle gagna Brünn en Moravie et de là revint par Vienne et le Tyrol à Zurich, d’où elle partait le 20 septembre au soir pour regagner Rouen le 21 au matin, après avoir parcouru plus de 5000 kilomètres en moins de 15 jours.
Au point de vue pittoresque, vos délégués n'ont rapporté de leur voyage que l'obsession de beautés entrevues, sans avoir le temps de s'arrêter ; mais au point de vue du but poursuivi, grâce à des rendez-vous pris à l'avance avec les municipalités étrangères, dont le bienveillant accueil avait été sollicité et fut largement obtenu ; grâce aux études préalables faites par M. l'architecte qui, avant d'entrer dans les usines, avait en main les réponses à un questionnaire comportant 27 articles ; grâce aussi à l'intelligence et au zèle du courrier interprète de l'agence Cook, qui évita à vos délégués toute consultation d'itinéraire et toute perte de temps en cours de route, nous avons conscience que le voyage entrepris a produit le maximum de rendement utile que votre confiance était en droit d'attendre de nous. » 1076

Les voyages d’études ont un coût et prennent du temps. A Rouen, en 1908, le conseil municipal vote une somme de 6000 francs, pour un voyage de deux semaines durant lequel trois de ses membres parcourent plus de 5000 kilomètres et visitent onze villes, en profitant d'un guide-interprète qui leur épargne toutes tâches matérielles et formalités, et en s'appuyant sur un sérieux travail de documentation préalable de l'ingénieur1077. On sent la fierté de l'édile normand, M. Denomaison, dans son récit. Mais son expérience n'est pas un cas unique : les délégations parisiennes qui sillonnent l’Europe prennent même parfois vingt jours pour accomplir leur périple1078. A la même époque, les missions des délégués d’Helsinki pouvaient durer plusieurs mois dans les secteurs de la santé et de l’hygiène ; certains voyages étaient financés sur fonds personnels, ou avec l'aide de l'État ou du Sénat ; à partir de 1919, un budget spécial est institué par le conseil municipal de la capitale finlandaise1079. Parfois, tant pour des raisons d’économie que de compétences, le voyage peut être réduit à un petit nombre de personnes : à Chambéry, en 1956, seuls trois conseillers municipaux et l’ingénieur en chef de la ville prennent la voiture de fonction de la municipalité, en route pour Draguignan, afin d'y étudier l’incinération des ordures ménagères1080. A Aix-les-Bains, le docteur Gerbay, directeur du bureau d’hygiène, se rend à Liège pour voir fonctionner un procédé d’épuration des eaux usées en 1935, quelques mois après un premier voyage de l’ingénieur municipal1081. Le maire de Pau, en 1903, pousse le zèle jusqu’à organiser ses vacances de manière à se rendre à Annonay et à Zurich pour étudier personnellement et sur place le fonctionnement de deux installations filtrantes parmi la poignée existante en France ou dans les pays voisins à l’époque1082. Le coût en temps1083et en argent de ces voyages n'est donc pas négligeable. Certaines municipalités y sont d'ailleurs peu favorables : c'est le cas de Biarritz, où un conseiller municipal, opposé au projet d'assainissement avec station d'épuration et préférant croire dans les vertus du « tout à la mer », propose de nommer une commission destinée à aller sur les lieux des principales stations fonctionnant en Angleterre. Mais il est mis en minorité : peut-être pour des raisons politiques ; en tout cas, explicitement, au motif que la ville a déjà consulté des experts (Georges Bechmann et Édouard Imbeaux) et qu'on ne saurait être mieux au fait qu'eux1084.

La question se pose donc de savoir si les voyages sont parfois restreints à un ensemble de villes relativement proches. Sur 67 opérations d'enquête différentes recensées entre 1892 et 1959, 30 impliquent la visite d'au moins deux villes et 17 de ces voyages comportent au moins une étape hors de France. La moyenne du nombre de villes visitées pour ces 30 missions est de 4, tirée vers le haut par les voyages de Rouen (1908, 10 étapes) et Lyon (trois missions de 7, 9 et 10 destinations). Les 37 excursions pour lesquelles nous n'avons qu'une destination sont assez souvent limitées à des villes voisines : seulement 20% d'entre elles ont pour but une localité étrangère.

Avant 1914, sur 66 visites enregistrées, 28 ont pour destination une ville britannique (plus de 42%), et seulement 24 (36,5%) une ville française. Une grande majorité des voyages d'études documentés sont donc longs et coûteux. Pour certaines administrations, la phase de documentation écrite est un moyen de cibler les villes à visiter : dans les années 1920, les conseillers de Limoges parviennent à étudier tous les grands types d’installations de purification des eaux potables, en restant dans un quart nord-ouest de la France : la visite des installations « de Boulogne-sur-Mer, de Chartres, de Nantes, de Saint-Nazaire et de Lorient, […] a permis de comparer les avantages et les inconvénients des principaux systèmes employés, soit seuls, soit en combinaison : l’ozonification, le traitement par les filtres à sable, le traitement par le chlore »1085.

En ce qui concerne le génie sanitaire, le voyage régional est assez rare avant la Première Guerre mondiale, puis plus courant dans l’entre-deux-guerres. Formulons l’hypothèse qu’à mesure que les innovations se diffusent au sein du territoire et que les modèles potentiels se rapprochent d’une localité donnée, celle-ci choisit plus facilement de restreindre l’échelle géographique de ses voyages (pour le traitement des ordures : Arcachon vers Biarritz, Marseille vers Lyon, Nîmes vers Carcassonne, Perpignan et Avignon). Dans les années 1930, les conseillers municipaux de St-Jean-Bonnefonds, près de Saint-Étienne, saisis d’une demande de construction d’une usine d’incinération dans leur commune, projettent de se rendre à Lyon où l’usine a été récemment mise en service1086. Durant les Trente Glorieuses, leurs collègues de Saint-Claude consacrent une fin de semaine à la visite des installations de quelques villes de la région lyonnaise (page suivante).

Dans la France édilitaire qui ressort des dépouillements effectués, la gamme des voyages est étendue, dans l'organisation (ampleur et durée) comme dans les destinations choisies. En matière d'hygiène urbaine apparaît cependant une claire distinction entre des grands périples de délégations municipales, traversant les frontières, qui semblent se restreindre au sortir de la première guerre mondiale, et une tendance consécutive au repli spatial et à la réduction de l'ampleur des délégations, à partir de l'entre-deux-guerres : certaines missions (mais pas toutes) sont ainsi exclusivement confiées au technicien municipal1087.

Le voyage municipal d’études de Saint-Claude (1970)
Le voyage municipal d’études de Saint-Claude (1970) AM Saint-Claude, 1I 43.
Notes
1076.

AM Rouen, 5M 1, procès-verbal de la séance du conseil municipal du 29 janvier 1909.

1077.

AM Rouen, 5M 1, délibérations du conseil municipal de Rouen, 14 août 1908 (vote des crédits) et 29 janvier 1909 (compte rendu de la mission).

1078.

Arch. Paris, VONC 92, programme du voyage de la 3e commission du conseil municipal de Paris en Belgique, Allemagne, Autriche et Suisse, 22 avril – 12 mai 1907.

1079.

Marjatta Hietala, « Transfer of German and Scandinavian Knowledge in Finland : Example from Helsinki and the Association of Finnish Cities, 1870-1939 », dans Nico Randeraad (dir.), Formation et transfert du savoir administratif municipal, op. cit., p. 125-127.

1080.

AM Chambéry, 1O 93, ordre de mission [janvier 1956] et état des frais de mission, 8 février 1956.

1081.

AM Aix-les-Bains, 1O 293.

1082.

AM Pau, 2O 2/9, lettre du maire de Pau à Henri Chabal, 16 septembre 1903.

1083.

Le maire de Sarreguemines s'excuse auprès de son collègue de Villeurbanne d'avoir annulé la visite de l'hôtel de ville prévue pour la délégation de sa ville, car la visite des hôtels de ville et des groupes scolaires de la région parisienne avait pris plus de temps que prévu : AM Villeurbanne, 2D 40, lettre du 13 octobre 1936.

1084.

AM Biarritz, 5I 1, brochure  Ville de Biarritz. Projet général d’assainissement. Exposé de M. Forsans, maire. Rapport de M. le Docteur Gallard au nom de la Commission d’assainissement. Conseil municipal séance du 7 avril 1907, Biarritz, Imprimerie E. Seitz, 1907. Le conseil avait voté un crédit de 2000F, en 1905, pour les frais de consultation d'ingénieurs et d'hygiénistes « spécialement éclairés sur les problèmes de l'assainissement » (p. 16). La proposition de M. Larrebat-Tudor est rejetée à l'unanimité moins une voix.

1085.

Délibérations imprimées du conseil municipal de Limoges, 1925, p. 314.

1086.

AM Lyon, 959 WP 102, lettre du maire de St-Jean-Bonnefonds, 5 janvier 1934.

1087.

AM Aix-les-Bains, 1O 293 (épuration des eaux usées, années 1930). Voir aussi AM Montluçon, 5I 18/13 (traitement des ordures, 1952).

1088.

AM Saint-Claude, 1I 43.