Chapitre V 
La modernité hygiénique à l’épreuve du laboratoire urbain : figures et modalités de l’expertise

Se renseigner est une chose. Mettre au point son propre projet en est une autre, signe d’une ferme résolution et d’un processus de réflexion plus abouti. Entre la simple lecture ou la visite sur le terrain et la délibération du conseil municipal votant les fonds indispensables à la réalisation de l’équipement édilitaire, il peut s'écouler beaucoup de temps. Dans tous les cas, le projet doit être rédigé et voté par le conseil municipal, puis doit parfois passer au crible de l’expertise publique. L’État s’entoure en effet d’un certain nombre de commissions consultatives, dont l’avis est suivi par les acteurs de la tutelle exercée sur les municipalités : préfets et ministres. Afin de présenter un projet offrant le maximum de garanties en vue de son approbation, mais également de sa fiabilité future, les édiles n’hésitent pas, eux non plus, à recourir à l’expertise, allongeant encore la durée du processus de prise de décision. C’est donc à cette double phase de consultation, susceptible d’être compliquée par des allers-retours entre les différentes instances de décision, que nous allons nous intéresser, afin de déceler comment se bâtit le capital de savoir sur lequel peut s’adosser et se justifier la décision publique. La question des acteurs qui prodiguent le conseil et sont reconnus pour leur compétence est essentielle, car ces personnes sont bien souvent insérées dans les réseaux de circulation du savoir déjà présentés ; le processus décisionnel n’échappe donc pas aux polémiques savantes entre techniciens. Ces experts interviennent dans un certain nombre de procédures formalisées, que l’on décortiquera, et dont on étudiera le respect des décisions par les conseils municipaux. Les interactions entre experts, entrepreneurs et édiles seront donc au cœur de ce chapitre qui continue à suivre le fil des démarches menant à la concrétisation des projets d’amélioration de l’environnement urbain.

Les projets édilitaires dont les archives municipales et départementales gardent trace, élaborés après une phase plus ou moins longue de collecte de la documentation, ne sont pas tous sortis de terre. Cependant, beaucoup de documents ont été produits par les nombreuses procédures d’expertise par lesquelles ils sont passés, avant la pose de la première pierre ou du premier tuyau… Ces archives de l'expertise n’ont pas souvent fait l’objet d’une exploitation spécifique, destinée à comprendre les ressorts de la décision, alors même que d’autres disciplines (notamment la sociologie et la science politique) se sont déjà bien intéressées aux enjeux de ce dispositif d’aide à l’action publique. En histoire urbaine, un certain nombre d’études monographiques ont abordé la question du rapport entre l’expertise et l’aménagement ou l’évolution spatiale des villes1122. Le thème a fait l'objet d'une attention marquée de la part des analyses de politiques publiques1123, comme de l'histoire des sciences1124 et de certains travaux historiques1125, dans un contexte d'actualité de la problématique de l'expertise scientifique (déchets nucléaires, organismes génétiquement modifiés, crise de la « vache folle », etc.1126). Il s’agit ici d’explorer les divers questionnements liés à la présence massive d’archives produites par les phases préparatoires à la réalisation de projets d’amélioration de l’environnement urbain, archives qui laissent apparaître des interactions entre les membres de la sphère de l’administration municipale, et des experts de nature et de fonction diverses.

Qu’entend-on, d’abord, par expertise ? L’étymologie du terme se réfère à l’expérience : l’expert est censé avoir éprouvé certaines choses, ou avoir accumulé un certain nombre de connaissances1127. Il peut utiliser son bagage méthodologique et/ou son expérience, autrement dit un « outillage » confronté et appliqué aux situations à résoudre. Au XIXe siècle, le substantif ou l’adjectif désignent plutôt une personne appelée à donner son avis dans un cas qui lui est soumis par la justice. C’est ainsi que certains ingénieurs ou architectes ont le titre d’« expert près les tribunaux »1128. Mais il faut garder à l'esprit que toutes les personnes compétentes sur un sujet précis ne sont pas désignées par l'autorité publique pour faire une expertise et que les « experts » officiels ne sont, quant à eux, pas forcément dotés d'une expérience reconnue par leurs pairs1129. On n'est pas intrinsèquement un expert, on le devient suite au choix du commanditaire de l'expertise ; or le vocable d’ « expert » se répand dans la première moitié du XXe siècle, pour désigner une personne dotée d’un savoir ou d’une compétence particulière pour trancher une question ou mettre au point un projet technique. En 1912 est fondée une Chambre des Ingénieurs-Conseils et Ingénieurs Experts de France1130. Ce n’est pas le seul terme utilisé. Dans le monde du génie sanitaire, beaucoup d’entreprises, ainsi que certaines municipalités, emploient le mot « technicien »1131, à une époque où la maîtrise de l’espace urbain devient une tâche de plus en plus technique et spécialisée.

En effet, en matière d’hygiène publique, particulièrement en ce qui concerne les grands projets d’adduction d’eau ou d’assainissement, la période étudiée se caractérise par des procédures offrant un long enchaînement de consultations : certaines, facultatives et organisées à l’échelon local ou national par les équipes municipales ; d’autres, obligatoires et institutionnalisées, à travers une pyramide d’instances qui délibèrent jusqu’à ce que le pouvoir central autorise le projet – et surtout son financement par des emprunts et/ou des taxes. Du côté des jugements facultatifs et sollicités par les édiles, nous trouvons dans les archives municipales les traces de l’intervention de plusieurs types d’experts : des experts locaux (ingénieurs ou médecins, commissions « extra-municipales »), ou des fonctionnaires de l’État ou de la ville de Paris commissionnés pour conseiller l’administration municipale ; enfin, des experts non dénués d’intéressement, les « ingénieurs conseils ». Quant à l’expertise officielle des projets d’amélioration de l’environnement urbain, elle se fait selon des procédures très hiérarchisées et parfois assez longues, au cours desquelles se succèdent commissions départementales (hygiène, urbanisme) et instances consultatives nationales, dont la décision est généralement suivie par le ou les ministères (Intérieur pour l’autorisation d’emprunt, mais aussi Agriculture pour la subvention des projets d’adduction d’eau potable).

Notes
1122.

Voir le dossier « Ville et expertise » de la revue Histoire urbaine, n°14.

1123.

Voir le numéro 103 de la Revue d'administration publique (2002/3), « L'administrateur et l'expert ».

1124.

Christelle Rabier (dir.), Fields of Expertise. A Comparative History of Expertise Procedures in Paris and London, 1600 to present, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007.

1125.

La revue Genèses a consacré au thème de l'expertise deux numéros (n°65, 2006/4 et n°70, 2008/1), sous la direction d'Isabelle Backouche.

1126.

Bernard Kalaora et Jacques Theys (dir.), La Terre outragée. Les experts sont formels, Paris, Autrement, 2002.

1127.

Jean-Yves Trépos, Sociologie de l’expertise, Paris, PUF, collection « Que Sais-je ? », 1996.

1128.

La liste des membres de la Société de médecine publique et de génie sanitaire en 1914 contient une dizaine de noms de personnes qui ont une fonction d’expert. La plupart sont experts « près le tribunal de la Seine ». S. Périssé, président honoraire de l’Association des industriels de France contre les accidents du travail, se présente comme « ingénieur-expert ».

1129.

Rafael Encinas de Munagorri, « Quel statut pour l’expert? », Revue française d’administration publique,
n°103, 2002, p. 379.

1130.

Odile Henry, « L’impossible professionnalisation du métier d’ingénieur-conseil (1880-1954) », Le Mouvement social, 2006/1, n°214, p. 40.

1131.

L’entre-deux-guerres étant une période où la « technique » irrigue de nombreux domaines de l’économie et de la société. Gérard Brun, Technocrates et technocratie en France, 1918-1945, Paris, Albatros, 1985.