1/ L’expertise comme gage de sécurité pour les décideurs politiques

‘« Nous avons cru prudent de nous entourer des lumières d'hommes distingués par leur savoir et leur expérience. »1136

Pas plus que les procédures de documentation et d’échange d’expérience entre villes, la prudence des autorités locales à l’égard des projets qui leur sont soumis n’est spécifique au génie sanitaire et urbain. A la Belle Époque, la tradition d'avoir recours à des conseils extérieurs dans les grandes questions édilitaires s'appuie sur une pratique déjà ancienne en matière d’hygiène : en 1832, l'irruption du choléra avait provoqué des créations de commissions municipales partout en France1137. « Vu l’annonce officielle de l’invasion du Choléra à Paris ; considérant que les relations fréquentes de cette ville avec la capitale, prescrivent de prendre des mesures promptes et énergiques propres à en assurer la salubrité », le maire de Limoges crée ainsi deux commissions composées de notables locaux, l’une dite « de salubrité », qui rassemble des médecins, pharmaciens, et un ingénieur, l’autre dite « de surveillance de propreté et de police sanitaire » plus décentralisée, divisée en sections géographiques. Les citadins sont donc invités à conseiller la municipalité pour éviter le pire, l’éclatement de l’épidémie dans la cité limousine1138.

Avant de prendre l'avis de citadins éclairés, les maires de la Belle Époque et des décennies suivantes peuvent s'appuyer sur un personnel technique de plus en plus compétent, très raisonnable quand il s'agit d'engager de grandes dépenses. Ainsi, en matière de génie sanitaire, les rapports rédigés par des ingénieurs municipaux prônent une attitude de prudence face à des procédés qui n’ont pas toujours obtenu « la consécration de l’expérience »1139. Ces rapports sont consécutifs au démarchage d’entrepreneurs du génie sanitaire, qui proposent parfois aux édiles des solutions « clé en main », sans avoir fait d’études sur leur application au terrain local. L’ingénieur en chef de Lyon, Camille Chalumeau, écrit à un employé de la Compagnie Industrielle de Travaux d’Édilité, dans l’entre-deux-guerres : « Je ne vous cacherai pas que le projet [pour une usine d’incinération] que j’ai reçu de la société « CITE » est loin de me donner satisfaction, car c’est un projet omnibus pouvant s’adapter à n’importe quelle ville, comme serait un projet de sortie d’un excellent élève d’une grande école »1140. Cette constatation du décalage entre les projets de bureaux parisiens et la réalité du terrain vaut également pour l’adduction d’eau potable, comme à Montluçon, où l’ingénieur écrit que « les dessins des réservoirs sont des passe partout [sic] pouvant servir aussi bien à Montluçon qu’ailleurs, sans tenir un compte suffisant des nécessités et des dispositions locales »1141. Vers la même époque, à Limoges,

‘« Il ressortait nettement de l’examen des projets qu’aucun de leurs auteurs, cependant techniciens avisés, n’apportait des solutions pratiques. Chaque projet dénotait une étude trop superficielle, apportant une documentation de bureau, des descriptions d’ouvrages et d’installations plutôt qu’un résultat pratique fondé sur les observations géologiques et hydrologiques. Les auteurs des projets établissaient leurs prévisions sur des bases trop incertaines et ne tenaient pas un compte suffisant des travaux et des observations qu’évidemment ils connaissaient peu ou point. »1142

La circonspection municipale à l’égard des entrepreneurs parisiens ou étrangers qui cherchent à tirer parti des lois (1902 et 1919) pour s’ouvrir des marchés s’accompagne de l’héritage d’un discours et de pratiques relatifs à la gestion du budget de la ville en bon père de famille. La crainte de faire l’acquisition d’un équipement qui pourrait se révéler ruineux existe bel et bien : elle peut s’appuyer sur la diffusion par le bouche à oreille, par correspondance et par lecture d’articles, de comptes rendus d’échecs édilitaires1143. Ainsi, bien des calculs sont présents dans les études des techniciens municipaux sur les projets de modernisation de la collecte et du traitement des ordures ménagères.Les services techniques parisiens et les conseillers municipaux de la capitale se livrent à de patientes études durant deux décennies avant la transformation des usines de broyage des gadoues en usines d’incinération en 19061144. De leur côté, les industriels tentent de désamorcer les réticences en offrant de réaliser des installations d’essai, à leurs risques et périls, avec leur matériel1145.

Pour les guider dans des questions aussi délicates, les municipalités sont en contact avec divers types d’acteurs ; en matière d’ingénierie sanitaire, on a repéré un échantillon varié de quelques dizaines d'individus qui ont été sollicités pour jouer le rôle d’expert, dans le cadre de différentes sortes de missions (la base de données « Filemaker » contient plus de 80 relations entre une ville et un « expert »). Plusieurs types d'experts peuvent être distingués.

Commençons par les « experts imposés », c'est-à-dire ceux dont l’avis est requis par une procédure particulière. C’est le cas des membres des commissions consultatives d’hygiène : commission sanitaire cantonale ou d’arrondissement, conseil départemental d’hygiène, Conseil supérieur d’hygiène publique de France. Nous verrons que l’appartenance à cette dernière institution fait du conseiller un expert éventuel recherché par la municipalité. A cela s'ajoutent les avis des ingénieurs du département, voire d'autres administrations qui peuvent être concernées par le projet : Eaux et Forêts, Guerre, Service de la Navigation, etc. En 1906, le préfet de Haute-Savoie prévient le maire d’Annecy que la procédure d’expertise sur le projet municipal d’épuration des eaux potables s’annonce longue, au regard du nombre d’instances à consulter : « conformément au désir que vous m’en avez exprimé, je vais hâter l’instruction qui, je tiens à vous en aviser à l’avance, demandera néanmoins d’assez longs délais en raison des nombreuses formalités exigées par l’instruction du 10 décembre 1900 dont les principales sont l’avis du Comité des Bâtiments civils, de la Commission sanitaire, du Conseil départemental d’hygiène, du Service hydraulique et enfin l’autorisation du Ministre de l’Intérieur après avis du Comité Consultatif d’Hygiène de France, et si l’Administration supérieure le juge nécessaire, après consultation du Conseil Général des Ponts et Chaussées et de la Commission consultative de l’hydraulique agricole »1146. Cette procédure fait intervenir des institutions qui délibèrent sur les projets d’adduction d’eau, d’assainissement, aussi bien que sur d’autres questions liées à l’hygiène publique (en particulier, à l’échelle locale, sur les autorisations d’établissements classés dangereux, incommodes ou insalubres, et à l'échelle nationale, sur la nomenclature des établissements classés). Enfin, certains professionnels sont parfois mobilisés pour participer à la procédure : c’est le cas des collaborateurs de la carte géologique de la France quand il s'agit d'un projet d'adduction d'eau.

Les différents types d'expertise et le circuit administratif du projet
Échelon central
Conseil d'État
Commission ministérielle de répartition de subventions (sur le Pari Mutuel ou le Produit des Jeux)
Comité consultatif (puis Conseil supérieur) d'hygiène publique de France
Conseil général des ponts et chaussées
Conseil supérieur des eaux de l'armée
Échelon départemental
Conseil départemental d'hygiène
Conseil des bâtiments civils
Ingénieur en chef du département
Ingénieur en chef du service hydraulique
Commission sanitaire d'arrondissement
Échelon municipal
Commission extra-municipale
Commissions spécialisées du conseil municipal
Services techniques (eaux, voirie), direction des travaux
Services d'hygiène

Plus délicate est la question des experts choisis : quelle mission leur confie-t-on ? Comment la ville s’y prend-elle pour les associer à son processus de prise de décision et quel poids accorde-t-on à leur avis ? Quelle est l’échelle du recrutement de ces conseillers techniques ? Le problème du statut de l'expert consiste dans la conciliation de son lien de dépendance à l'égard de l'administration (qui le nomme) et de l'indépendance qu'il doit avoir dans l'exercice de sa mission.

Les travaux déjà menés sur les employés municipaux ont mis en avant la montée du nombre de techniciens spécialisés dans les villes1148 : le mouvement de croissance démographique et spatiale des villes « s’accompagne d’un nombre toujours plus important de techniciens et d’experts à la tête de services toujours plus spécialisés. Dès la fin du XIXe siècle, les municipalités urbaines fabriquent de nouvelles élites, chargées d’un réel pouvoir qui s’exprime aussi bien dans la connaissance des dossiers techniques que dans l’acquisition d’un savoir universitaire »1149. Il faut plus d'ingénieurs, mais également plus de conducteurs, de dessinateurs, de rédacteurs ou, tout simplement, d'ouvriers. En 1900, la grande métropole lyonnaise emploie 2553 personnes dans l’ensemble des services dont plus de 600 pour la « technique » : 453 à la voirie, 33 à l’architecture, 123 au service des eaux, et cela pour une population d'environ 460 000 habitants. Les effectifs de préfectures comme Annecy ou de villes thermales comme Aix-les-Bains sont bien plus réduits (moins de 60 personnes dans les services techniques)1150. Cependant, malgré l'augmentation des effectifs et l'amélioration générale du niveau de compétence des employés municipaux, il apparaît qu’en matière de génie sanitaire, la technicité et la nouveauté des équipements et solutions édilitaires possibles imposent un fréquent recours à des conseillers extérieurs à l’administration municipale.

Pour la clarté du propos, il est possible de distinguer deux catégories d’actions (et d’experts). Même si quelquefois une même personne a pu se voir confier successivement les deux activités, les municipalités satisfont leurs besoins, dans ces deux cas de figure, en puisant des ressources dans des viviers souvent différents. D’une part interviennent des experts appelés à donner leur avis sur un projet : sur sa faisabilité ou sur la fiabilité des solutions techniques prévues, sur sa sécurité dans le domaine hygiénique, ou enfin sur son coût. De l’autre, agissent des experts « praticiens », chargés de rédiger les projets, voire d’en superviser l’exécution (aspect traité dans le chapitre suivant, § A : « La mise au point »). Penchons-nous d'abord sur l'étape de l'avis consultatif.

Notes
1136.

AM Cosne-sur-Loire, 1O 187, brochure envoyée par le maire d'Orléans le 4 août 1898, contenant un rapport présenté au conseil municipal d'Orléans le 10 décembre 1860.

1137.

Voir Patrice Bourdelais et Jean-Yves Raulot, Une peur bleue. Histoire du choléra en France, 1832-1854, Paris, Payot, 1987.

1138.

AM Limoges, 5J 1.

1139.

AD Vaucluse, 2O 54/15, extrait des procès-verbaux des séances du Conseil supérieur d’hygiène publique de France, séance du 1er mars 1909 : lettre du maire de l’Isle-sur-la-Sorgue au Dr Mosny, 9 février 1909, citée par le destinataire.

1140.

AM Lyon, 923 WP 271, copie de la lettre du 20 septembre 1922 adressée à M. Kohn.

1141.

AM Montluçon, 3O 9/8, rapport de l’ingénieur sur le dépassement du montant des travaux confiés à la Compagnie des Eaux et de l’Ozone, 27 juillet 1932.

1142.

Délibérations imprimées du conseil municipal de Limoges, 1928, p. 331.

1143.

Sur cet aspect, voir infra, chapitre VI.

1144.

Arch. Paris, VONC 1474 à 1486 sur la collecte des ordures, le nettoyage des rues et le traitement des gadoues. Voir aussi « La question des ordures ménagères ou gadoues », RM, 12 février 1898, p. 249-250 et « L’enlèvement et l’utilisation des ordures ménagères », RM, 9 avril 1898, p. 374-378.

1145.

Voir infra, paragraphe B/4/.

1146.

AM Annecy, 4N 87, lettre du préfet de Haute-Savoie, 3 août 1906.

1147.

Sont soulignées les instances obligatoirement consultées, dont on relève fréquemment trace dans les dossiers d'archives.

1148.

Bruno Dumons, Gilles Pollet, Pierre-Yves Saunier, Les élites municipales sous la IIIe République : des villes du Sud-Est de la France, Paris, CNRS éditions, 1998. Michèle Dagenais et Pierre-Yves Saunier (éds.), Municipal services and employees in the modern city, Aldershot, Ashgate, 2003.

1149.

Bruno Dumons et Olivier Zeller, « Introduction », Gouverner la ville en Europe du Moyen Age au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 11.

1150.

Bernard Barraqué, Les services municipaux d’Annecy : espace politique local et praticiens de l'aménagement, Paris, MIR, 1984, p. 76.