2/ L’expert-conseiller : une dimension extra-locale et souvent nationale

Qu’ils soient autoproclamés (certains n’hésitent pas à se construire un statut d’expert en se transformant en force de propositions) ou désignés par une délibération municipale, il y a des « citadins-experts ». Dans le premier cas, les projets d’hygiène désintéressés sont quand même assez peu nombreux ; cependant, ils dénotent une culture technique en phase avec les grandes mutations de l’époque et peuvent être l’indice de réseaux de circulation de l’information qui permettent aux débats parisiens de se répercuter localement. Citons ici, à titre d’exemples, l’ouvrage de l’ingénieur Pignant, écrit en 1884, sur l’assainissement de Dijon, et la brochure de M. Lelong sur l’embellissement de Limoges1151. Sans aller jusqu'à l'édition d'opuscules, certains exposent leurs conceptions ou leurs offres dans des lettres à l'administration municipale1152.

Les administrations locales doivent de plus en plus fréquemment avoir recours à des individus qualifiés pour accomplir une formalité exigée pour l'instruction du dossier de leur projet édilitaire. Par exemple, à partir de la fin du XIXe siècle, le dossier présenté par la municipalité qui projette une adduction d’eau doit comporter une enquête géologique et des analyses chimiques et bactériologiques des eaux susceptibles d’être distribuées. Ces procédures d'enquête sont prescrites par la circulaire du ministre du Commerce, 29 octobre 1884, puis par la circulaire du ministre de l'Agriculture du 10 décembre 1900, qui ordonne des enquêtes géologiques aux frais des municipalités, confiées aux collaborateurs de la Carte géologique de France. Certains hommes de science s’imposent donc à l’attention des édiles et font office d'experts dans un vaste ensemble régional : c’est le cas du professeur Charles Dépéret, qui exerce à la Faculté des Sciences de Lyon. Il conduit des enquêtes géologiques pour un certain nombre de municipalités du corpus1153, et est même consulté, en dehors d’une procédure officielle, par la municipalité de Givors1154. La ville de Lyon accueille ainsi plusieurs professionnels qui exercent leur compétence au profit d'autres agglomérations.

Le pôle lyonnais et ses équivalents
En matière d'hygiène urbaine, on repère un pôle lyonnais rassemblant des compétences médicales et techniques susceptibles de se mettre au service des villes désireuses de s'assainir. Il groupe des personnes issues de milieux différents, mais qui toutes ont rayonné au-delà de l'agglomération lyonnaise. En premier lieu, Jules Courmont, professeur d'hygiène à la Faculté de médecine – son cours est une innovation enviée par ses collègues parisiens 1155 –, directeur de l'Institut bactériologique de Lyon. Il dirige plusieurs thèses sur les questions liées au génie sanitaire, mène personnellement des recherches sur l'épuration des eaux potables par les rayons ultra-violets et publie un Précis d'hygiène de référence chez l'éditeur Masson en 1914, avec la collaboration de ses collègues Charles Lesieur (directeur du bureau d'hygiène) et Anthelme Rochaix, qui lui succèdera à la chaire d'hygiène de Lyon. Son frère prendra sa relève pour trois éditions ultérieures de l'ouvrage. Courmont est consulté par de nombreuses villes d'un grand quart sud-est au sujet des questions d'eau et d'assainissement. Il siège au Conseil supérieur d'hygiène publique de France. Le Dr Rochaix devient lui aussi auditeur puis membre du CSHP ; dans l'entre-deux-guerres, il est rapporteur sur les projets d'un même grand quart sud-est, allant de la Bourgogne et de la Franche-Comté aux rivages méditerranéens.
Lyon est donc un centre important d'hygiène, comme il se distingue d'ailleurs pour d'autres spécialités en pointe dans le domaine médical (biomédecine, aidée durant l'entre-deux-guerres par la fondation Rockefeller) 1156 . C'est également un lieu de production et de diffusion de savoirs en matière d'ingénierie. Camille Chalumeau, qui reste ingénieur en chef de la ville pendant plus de trente ans à partir de 1910, participe aux réseaux de circulation de l'information : congrès, expositions, associations. Élu président de l'AGHTM en 1927-1928, il créé et préside l'Association des Ingénieurs des Villes de France en 1937. Un ingénieur du service des eaux, Daydé, crée avec un ancien élève de l'École centrale de Lyon (Marc Merlin) un cabinet d'ingénierie conseil qui se développe en décrochant des marchés de mise au point des projets, puis d'exploitation des services sanitaires dans les villes de la région 1157 .
La géographie de nos dépouillements nous a fait mettre en valeur ce pôle qui rayonne dans le Sud-Est, mais nous avons pu repérer l'existence d'autres centres, dont il faudrait étudier l'impact régional par des recherches dans les sources locales : un pôle lillois, et un pôle nancéien. Le premier est animé au début du XXe siècle par Albert Calmette, professeur à la Faculté de médecine de Lille et directeur de l'Institut Pasteur. Il constitue une équipe de chimistes et de bactériologiques qui étudient durant dix ans l'épuration des eaux résiduaires (1904-1914), poursuivant dans la métropole nordiste une tradition d'expériences pionnières inaugurée en 1896-1898 avec des essais de stérilisation de l'eau par l'ozone. Durant l'entre-deux-guerres, L. Dollé semble avoir également eu quelque influence : assistant de géologie puis professeur à la Faculté des Sciences, spécialiste des eaux souterraines, président de l'AGHTM (1933), vice-président de la Société de médecine publique, il préside le groupe « hygiène urbaine et rurale – assainissement » de l'Exposition du Progrès Social 1158 . En Lorraine, à la Belle Époque, existe également un centre de compétences. Il regroupe le professeur d'hygiène E. Macé et l'ingénieur en chef de la ville (également docteur en médecine) Édouard Imbeaux. Ils collaborent au Traité d'hygiène de Brouardel et Mosny. Trente ans plus tard, le professeur Jacques Parisot, plutôt actif dans le domaine de l'hygiène social, est un collaborateur régulier de l'organisation d'hygiène de la Société des Nations 1159 . Imbeaux retraité, c'est le Dr Jean Benech qui s'investit pour communiquer sur les réalisations de la municipalité de Nancy en matière de stérilisation de l'eau par l'ozone 1160 .

Avant de faire appel à des personnalités extérieures pour une consultation facultative, les conseils municipaux travaillent en commissions spécialisées pour les affaires ordinaires (commissions des finances, des travaux publics, et parfois même des eaux). Lorsqu’il s’agit d’améliorer l’état sanitaire de la ville par un grand projet, l’affaire est très souvent portée à l’examen de « sous-commissions » spéciales du conseil municipal. A Rouen, la « 5e commission » s'occupe de la question de la modernisation de l'enlèvement et du traitement des ordures ménagères à partir d'octobre 1930. Après avoir étudié le marché des constructeurs spécialisés durant le mois de novembre, elle décide de créer une sous-commission composée d'un adjoint, de deux conseillers et de l'ingénieur en chef de la ville, qui se rend fin décembre dans diverses villes pour visiter les usines en fonctionnement. Au retour de ce voyage, l'ingénieur municipal, M. Saint-Paul, rédige un rapport de 73 pages, qui aide la commission à se faire une idée plus précise de la question (en l'occurrence, à rejeter les options fermentation ou gazéification), puis à concevoir un cahier des charges de concours1161. Dans le cas présent, la discussion est restée au sein du conseil municipal, ce qui a nécessité des mises au point du maire en réponse à des articles critiques parus dans la presse1162. Mais dans d'autres circonstances, la municipalité préfère associer au processus délibératif des personnalités extérieures à l'administration, au sein de commissions spécifiques. Ces instances qualifiées d'« extra-municipales » sont assez souvent créées pour remplir un objectif précis, censé être limité dans le temps. Les motivations qui président à leur création sont rarement exprimées par écrit ; on en trouve quelques traces, comme dans ce préambule d’un arrêté municipal :

‘« Considérant que dans l’intérêt de l’hygiène de la ville d’Aix-en-Provence il est absolument nécessaire de mettre à l’étude un nouveau projet d’épuration des eaux usées ;
Considérant que la Municipalité aura besoin de s’entourer des conseils de personnes spécialisées dans les questions d’hygiène des villes et qu’en conséquence il y a lieu de constituer une commission extra-Municipale […]»1163.’

Malgré le poids archivistique très variable de ces commissions ad hoc, dont certaines produisent très tôt des rapports imprimés pour être diffusés1164, il est intéressant d’étudier leur composition et le rôle qu’elles ont pu jouer : est-ce un moyen de justifier auprès de la population certains projets municipaux en les soumettant à l’avis éclairé d’experts de la société civile ? Est-ce une démarche sincère de consultation des personnalités susceptibles d’aider les élus, préfigurant les modes de « gouvernance » des métropoles de la fin du XXe siècle ? D’autres motifs pourraient également sous-tendre l’instauration de ces commissions : selon Sylvain Petitet, à Givors, la création d’une commission extra-municipale par le nouveau maire en 1910 sert à dépolitiser l’eau pour n’en faire qu’une affaire purement technico-financière, après plusieurs mois de débats houleux au sein du conseil municipal1165. Les missions consultatives ne sont qu’un des types de relation que les « experts » renommés peuvent entretenir avec les villes de province, aux côtés de la participation officielle à un jury de concours (voir infra) ou d’une mission officielle, commandée par le Conseil supérieur d’hygiène publique ou toute autre instance étatique1166.

Les commissions ad hoc sont assez souvent mixtes, c'est-à-dire composées d’élus ou de représentants de la société civile locale, et de spécialistes (ingénieurs, médecins, architectes), personnes qualifiées par leur compétence1167. Leur taille est variable1168, et nous donnons quelques exemples de compositions de commissions dans le domaine de l'assainissement en annexe, section 5. La Commission municipale chargée d'étudier le projet de distribution d'eau, à Cosne-sur-Loire, s'adjoint « les personnes de la localité qui, par leurs fonctions ou leurs études professionnelles étaient à même d'éclairer le Conseil sur la nécessaire solution à adopter » : en tout huit personnes, six issues des services des Ponts et chaussées (conducteurs ou agent-voyers), et deux architectes1169.

Dans le cas de la petite ville de Cosne-sur-Loire, les personnels de premier ordre (ingénieurs), ne sont pas là. Cependant, ils font généralement office de personnes-ressources, à qui l’on confie la majeure partie du travail : étude de la documentation disponible, production d'un rapport présenté en commission. Le diplôme obtenu ou la profession exercée ne sont pas les uniques critères de discrimination. Le choix peut être fait en fonction du lieu de résidence (on prend des conseillers qui résident dans la localité, comme à Cosne, ou au moins dans le département, dans le cas des ingénieurs en chef des Ponts et Chaussées), ou être établi en fonction de la manière dont la personne s’est fait connaître dans le domaine précis du génie sanitaire (publication d’ouvrages ou d’articles, missions d’expertises déjà réalisées). Dans cette optique, les personnes choisies bénéficient parfois d'une notoriété nationale, voire internationale. En matière d'assainissement des eaux usées ou d'épuration des eaux potables par un procédé innovant, avant 1914, c’est dans un petit vivier d’experts que puisent les administrations locales : la volonté municipale de se faire conseiller par un expert renommé aboutit logiquement au resserrement de l’éventail d’experts et à l’accumulation de leurs missions. Nous saisissons l'activité de ces personnes par le biais des revues spécialisées (où elles publient et dans lesquelles leurs ouvrages font l’objet de comptes rendus bibliographiques) et des archives municipales qui ont gardé leur correspondance avec l’administration.

Le célèbre docteur Albert Calmette (1863-1933) offre un bel exemple de cette polyvalence des experts et de leur cumul de fonctions. En effet, plutôt connu pour ses recherches contre la tuberculose qui en font un co-inventeur du BCG, ce docteur en médecine et scientifique issu des rangs de l’Institut Pasteur1170a également été un des rares spécialistes français de l’épuration des eaux d’égout pendant le premier quart du vingtième siècle. Créateur de l’Institut Pasteur de Lille (dont il prend aussitôt la direction) en 1893, il devient professeur de bactériologie à la faculté de médecine de la même ville trois ans plus tard. A ce double titre, il est membre des instances consultatives mises en place par la municipalité lilloise lorsqu’elle se préoccupe de l’épuration de ses eaux potables (1898, 1914) et de son assainissement (1904) et participe également à des commissions départementales1171. La question de l’évacuation des eaux usées, urbaines et industrielles, est en effet problématique dans le département du Nord, où la pollution des rivières fait, depuis près d’un demi-siècle, l’objet de plaintes et de rapports successifs1172. Elle est tout autant cruciale dans d’autres contrées, comme le Royaume-Uni ou le Nord-Est des États-Unis où, durant les années 1890, sont menées des expériences sur l’épuration « artificielle » des eaux d’égout par lits filtrants, procédé reproduisant le processus naturel à l’œuvre dans les champs d’épandage. Ces stations expérimentales, à Lawrence dans le Massachusetts, à Barking près de Londres ou encore à Exeter en Cornouailles, attirent l’attention du savant lillois ainsi que des ingénieurs parisiens. « L’intérêt scientifique et pratique de ces procédés m’a paru tel, qu’après avoir conféré avec M. Bechmann et M. Launay, ingénieurs en chef des Services techniques des eaux et de l’assainissement de la ville de Paris, nous décidâmes d’aller étudier ensemble leur fonctionnement en Angleterre, au mois de novembre 1900 », écrit Calmette1173. De retour en France, il publie un certain nombre d’articles et conçoit le projet de mener des expériences dans la région lilloise. En 1903, il obtient un financement de la Caisse des recherches scientifiques du Ministère de l’Instruction publique et crée l’année suivante à la Madeleine-les-Lille une station expérimentale. Les recherches y sont menées avec la collaboration d’autres techniciens (MM. Boullanger, Buisine, etc.), dont le Dr Edmond Rolants, qui publiera ensuite un grand nombre d’articles et d’ouvrages sur la question des eaux usées1174. L’attention aux expériences d’Outre-Manche reste d’actualité : Albert Calmette, qui accompagne une délégation du Conseil général de la Seine en 19051175, continue notamment à étudier de près les résultats obtenus à la station d’épuration de Manchester par le chimiste municipal Gilbert Fowler. Jusqu’en 1914, avec l’aide de ses collaborateurs, il publie chaque année un volumineux compte rendu de leurs expériences, augmenté d’une mise à jour des connaissances sur la question de l’épuration biologique des eaux d’égout, principalement produites par les travaux anglo-saxons et allemands1176. Malgré les controverses qui l’opposent à Georges Bechmann1177, influent ingénieur en chef de l’assainissement de la Seine (jusqu’en 1905) et membre des sociétés savantes spécialisées dans les questions d’hygiène, défenseur des champs d’épandage, et à l’architecte Bernard Bezault1178, qui tente de commercialiser en France le « septic tank » britannique, Albert Calmette acquiert suffisamment de crédit pour être chargé, en 1905 et en 1909, de rédiger les « Instructions » du Conseil supérieur d’hygiène publique de France sur les projets d’assainissement et d’épuration des eaux d’égout. Il est loué par des ingénieurs sanitaires dans les projets qu'ils soumettent aux municipalités, en assurant s'inspirer du « groupe expérimental de La Madeleine-les-Lille qui représente en France un procédé quasi-officiel d'épuration des eaux d'égouts »1179.

En 1900, le fondateur de la Revue municipale, Albert Montheuil, adhère à la Société de médecine publique. Dès l’année suivante, il reproduit dans sa revue les articles publiés par Albert Calmette dans la Revue d'hygiène et de police sanitaire, organe de la société. Cette publicité des travaux de Calmette à destination du public municipal est certainement à l’origine de ses nombreuses sollicitations par des administrations locales. Parmi les villes de notre corpus, Mâcon, Avignon, Grenoble ou Aix-les-Bains le consultent1180. Ailleurs, on se réfère aux « installations du type Calmette » – ou même on se rend dans le Nord les visiter – comme à Dijon, Annecy et Riom1181.

Albert Calmette n’est pas le seul acteur des réseaux pastoriens à avoir été consulté dans le domaine de l’hygiène urbaine. Le directeur de l’Institut Pasteur de Paris, le professeur Émile Roux, qui préside le Conseil supérieur d’hygiène publique de France pendant de longues années, est également un expert apprécié, qui accompagne Calmette dans le suivi des essais d'ozonisation des eaux de Lille en 1898, puis se rend à Cosne-sur-Loire pour conseiller cette petite localité, qui décide en 1901 de stériliser les eaux de la Loire par l’ozone. A l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de Pasteur, en 1923, la municipalité nivernaise et le savant reprennent d’ailleurs contact de façon très cordiale1182. Après ses voyages dans la Nièvre, il suit les essais de stérilisation des eaux de Marne par l'ozone à l'usine de Saint-Maur et ceux menés sur les mêmes procédés à Chartres1183. Enfin, dans le contexte d'une grave sécheresse, à l'été 1911, il joue un rôle important dans la décision de la capitale d’utiliser le chlore et d’avoir donc recours à la méthode dite « javellisation » pour épurer les eaux de Marne, alors que cette méthode chimique avait mauvaise presse dans le milieu des techniciens sanitaires français1184.

A travers les figures de Roux et de Calmette, ou encore du chef de son laboratoire, Edmond Bonjean, le Comité consultatif d’hygiène publique (CCHP) apparaît comme un réservoir potentiel d’experts1185, d’autant plus qu’il est appelé à donner officiellement son avis sur les projets d’adduction d’eau des villes de plus de 5000 habitants et sur tous les projets d’assainissement pour lesquels les municipalités demandent des subventions (cette étape du circuit administratif des projets édilitaires sera examinée dans le chapitre suivant). De plus, sa réorganisation en 1906, à l'occasion de laquelle il est renommé Conseil supérieur d’hygiène publique (CSHP), provoque également son ouverture aux experts de province : le nombre de membres passe de 45 à 55 parmi lesquels figurent obligatoirement « les professeurs d’hygiène des facultés de médecine de Paris, Lyon, Bordeaux, Lille, Nancy, Toulouse, Montpellier, et des écoles de médecine et de pharmacie de plein exercice d’Alger, Marseille, Nantes et Rennes »1186. Son fonctionnement en sections implique une répartition des tâches et des dossiers : avant 1914, un petit nombre de ses membres sont spécialistes de l'expertise des projets d'eau et d'assainissement. Cette charge de travail, qui s'ajoute à leurs nombreuses responsabilités, ne leur permet de se rendre sur les lieux que de façon exceptionnelle.
Au sein du CSHP, instance qui mériterait de faire l’objet d’une vraie étude prosopographique1187, siègent non seulement des médecins-hygiénistes, mais également des ingénieurs. La plupart d’entre eux sont issus des services techniques parisiens de l’assainissement, tels François Sentenac dans l’entre-deux-guerres, ou Pierre Koch jusqu’aux années 1950-1960. Leur prédécesseur, Georges Bechmann, bien que n’appartenant pas au CSHP, avait déjà joué un rôle important d'expert, rapporteur de certaines questions au sein des Congrès internationaux d’hygiène publique, et consulté directement sur des contextes locaux, non seulement en France, mais aussi à l’étranger : Berlin, Turin, Messine, Athènes, etc. Dressant son panégyrique, le Génie sanitaire écrivait de lui : « la haute compétence du célèbre ingénieur l'appelle forcément à faire partie de toutes les sociétés savantes, de tous les congrès et expositions ; de répondre à toutes les consultations des corps savants ; de donner son avis sur tous les travaux et toutes les questions d'assainissement, que réclament les villes de France et de l'étranger »1188. Son collègue Louis Masson, inspecteur en chef du service de l'assainissement, étudie peu avant 1891 plusieurs projets de tout-à-l'égout pour des municipalités de province (Chartres, Nice, Toulouse1189), sans s'arrêter là (La Bourboule en 18931190). Les techniciens de l’administration parisienne sont donc l’autre catégorie d’experts dont la compétence est appréciée par les municipalités de province, et ceci depuis le XIXe siècle1191. Frédéric Diénert, chef du service de surveillance des eaux de la ville de Paris pendant plus d'un quart de siècle, membre du CSHP, est consulté par le directeur du bureau municipal d’hygiène de Nancy en 1926 sur un appareil de chloration de l’eau1192. François Sentenac, ingénieur en chef de l’assainissement de la Seine, par ailleurs professeur à l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris après 1924, est sollicité par diverses localités du corpus : dans la région lyonnaise, Aix-les-Bains et Bourg-en-Bresse1193. Nous savons aussi qu’il est membre du jury du concours d’assainissement de Carcassonne en 1923 et qu’il conseille la municipalité de Bourges pour l’établissement d’un projet d’alimentation en eau1194.

Entre compétences locales et savoirs pratiques d’exception :
les plans d’urbanisme de l’entre-deux-guerres

Ces plans, imposés par la loi de 1919, avaient déjà été envisagés dans quelques municipalités avant-guerre, alors que la loi n’était qu’à l’état de projet. Les réflexions de conseillers, voire les délibérations à ce sujet ne manquent pas, même au cœur de la province1195. La première mesure prise avait généralement été la constitution d’une « commission extra-municipale » du plan, regroupant experts et notabilités du cru, comme à Lyon ou encore Mâcon1196. Elle s'inscrit dans une longue tradition de consultation des notabilités et compétences locales : en 1874, un conducteur des ponts et chaussées de Savoie propose au maire de Chambéry de lancer une procédure d'élaboration d'un plan d'alignement. Il lui explique qu'une commission municipale ne serait pas assez qualifiée pour décider des alignements à créer et va même jusqu'à lui souffler le nom des personnes qu'il verrait dans une commission extra-municipale1197.

Commissions extra-municipales du plan, certes, mais « plan » dont on mesure mal toutes les implications : il est parfois qualifié de « plan d’assainissement », « plan d’alignement », etc. Commissions de concertation chargées le plus souvent de donner leur avis sur un projet global élaboré par un technicien local (souvent l’ingénieur en chef de la ville ou des architectes ou ingénieurs du département1198), ou une personnalité reconnue au niveau national voire international, dans le monde de l’urbanisme (Léon Jaussely à Toulouse, Jean-Marcel Auburtin à Annecy, Henri Prost à Aix-les-Bains). A Chambéry, où l’on renonce à satisfaire les prétentions financières d’Auburtin (environ 25 000 francs), le plan est finalement dressé « sous les directives d’un comité constitué sous les hospices (sic) de la municipalité et comprenant architectes, ingénieurs, entrepreneurs, archéologues, etc., toutes personnalités s’intéressant à l’urbanisme »1199. Ce comité est très actif: on dénombre 24 réunions en 30 mois1200.

Les archives conservées sur ces projets d'urbanisme de l'entre-deux-guerres révèlent, comme pour les questions d'assainissement, le démarchage incessant de divers groupements et sociétés, auprès des maires mais également des préfets, pour inciter à leur confier les études. Au niveau local, les sociétés d'architectes protestent contre les contrats conclus avec des architectes qui ne sont pas du cru. La Société française des urbanistes, ou l’Union urbaniste animée par Georges Bechmann, comptant un grand nombre de leurs membres au sein de la Commission supérieure des plans de villes, tentent de jouer sur les atouts de cette pluri-appartenance pour faciliter l’approbation des plans : pour convaincre les villes de dresser leurs plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension, ils se targuent de pouvoir faire aboutir plus vite le projet1201.

‘« Parmi les villes qui ont voulu satisfaire à la loi, un grand nombre se sont vu retourner leur projet pour n’en avoir pas confié l’exécution au spécialiste qualifié et sont obligées de le faire recommencer à frais nouveaux.
En effet, dans une matière si particulière, la bonne volonté et l’application ne suffisent pas. Pour mener à bien un projet d’aménagement, il faut une connaissance approfondie des questions d’hygiène, d’esthétique, d’architecture et de voirie (circulaire du 5 mars 1920). Il faut, en outre, avoir la grande habitude de traiter des questions d’ensemble et de subordonner, quand il le faut, les moins importantes aux principales, savoir ce qui s’est fait dans le passé, ce qui se fait ailleurs, connaître nombre de lois, leur application, leur jurisprudence, ainsi que la jurisprudence de la Commission Supérieure de l’Aménagement des Villes et celle du Conseil d’État sur cette matière.
Un certain nombre de techniciens, architectes ou ingénieurs, ont effectué des études particulières sur toutes ces questions. Ils se sont spécialisés, et, depuis vingt ans et plus, ils exécutent des plans de villes et se tiennent au courant du mouvement urbaniste en suivant les congrès, ouvrages et communications.
Ce sont les urbanistes.
Un projet dressé par un urbaniste expérimenté n’a jamais été refusé à la Commission Supérieure ou au Conseil d’État.
C’est sans aucun doute à l’Urbaniste que revient la qualification d’"homme de l’art" indiquée par le législateur. »1202

Enfin, précisons que ces procédures de consultation au niveau local, puis d'expertise à l'échelle départementale et nationale, en plus d'être parfois très longues, n'aboutissent pas forcément : de nombreux projets élaborés au milieu des années 1920 ou au début des années 1930 ne sont toujours pas officiellement approuvés en 1939 ! La lenteur et l'inachèvement de ces plans n'ont cependant pas forcément stoppé la diffusion des idées urbanistiques : un avocat parisien, aux racines limousines, écrit à destination des habitants de Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne, 1926, 5000 habitants), une brochure dont le but « est d’appeler l’attention des Arédiens sur le présent et sur l’avenir de leur ville et de provoquer l’établissement d’un plan d’ensemble, impliquant une sorte de politique urbaine »1203.

Notes
1151.

AD Côte-d'Or, De l’assainissement intérieur et extérieur des villes et de l’épuration des eaux d’égout, par P. Pignant, ingénieur des Arts et Manufactures, Dijon, imprimerie Aubry, décembre 1884. AD Haute-Vienne, BR 1962, Projet d’embellissement et d’extension de Limoges, par Henri X…, Limoges, imprimerie Gouteron frères, 1919.

1152.

AM Chartres, DC 4/179, lettre du général Martin au maire de Chartres, 15 septembre 1903 et « note sur la question des eaux », du même, 22 juillet 1903.

1153.

AD Vaucluse, 2O 54/15, Faculté des sciences de Lyon. Rapport géologique sur le projet de captage d’eau d’alimentation de l’Isle-sur-Sorgue (par C. Dépéret) et rapport du 1er décembre 1905. AD Vaucluse, 2O 7/43, rapport géologique de M. Dépéret sur les eaux envisagées pour l’alimentation d’Avignon, Lyon, 15 décembre 1911 et divers autres documents mentionnant ses rapports avec la municipalité.

1154.

AM Givors, 1D 1/17, délibérations du conseil municipal (1909-1910).

1155.

RHPS, février 1909, p. 171.

1156.

Ludovic Tournès, « Le réseau des boursiers Rockefeller et la recomposition des savoirs biomédicaux en France (1920-1970) », French historical studies, vol 29, n°1 (hiver 2006), p. 77-107.

1157.

Le cabinet Merlin existe toujours et reste implanté à Lyon. Il créa dans l'entre-deux-guerres la SDEI pour exploiter les régies intéressées de services intercommunaux d'eau potable, société qui est également toujours active.

1158.

AM Lille, 2F 2/14, brochure Exposition du Progrès Social, Lille 1939. Projets d’installation des groupes. Composition des comités, Lille, Préfecture du Nord, février 1938. Communications de Dollé reproduites dans la TSM, 1924 et 1926, interventions diverses dans la TSM, 1930-1933.

1159.

TSM, mai 1936 (présentation des nouveaux membres de l'AGHTM).

1160.

AM Nancy, 17 W 7, brochure Conférence Radiodiffusée par la Cie Générale d'Energie Radio-Electrique « Poste Parisien » les 10 et 17 décembre 1937. L'épuration électrique des eaux de boisson, par le Docteur Jean Bénech, Directeur du Service Municipal de Médecine et d'Hygiène de la Ville de Nancy.

1161.

AM Rouen, 1I 17, rapport de la commission générale lu dans la séance du conseil municipal du 20 avril 1931.

1162.

Ibid., lettre au directeur du Journal de Rouen, 9 juillet 1931.

1163.

AM Aix-en-Provence, I 6/72, arrêté municipal du 15 novembre 1934. A noter que la ville avait déjà fait fonctionner une commission sur le même sujet en 1909.

1164.

AD Isère, 2O 185/30, brochure Ville de Grenoble. Projet d'assainissement de la ville par l'application du Tout à l'égout. Commission Extra-municipale d'étude. Séance du 6 mai 1887, Grenoble, imprimerie Breynat et Cie, 1887.

1165.

Sylvain Petitet, « De l’eau du Rhône à l’eau de la ville : la mise en place d’un service de distribution d’eau potable à Givors (1899-1935) », Recherches contemporaines, n°5, 1998, p. 109-141.

1166.

En 1913, le ministre de l'Intérieur désigne une commission composée de Calmette, Imbeaux, Auscher et Masson pour étudier l'assainissement du Vésinet (CSHP 1925, p. 118).

1167.

Sur cette notion appliquée au champ naissant de l’urbanisme, voir Viviane Claude et Pierre-Yves Saunier, « L’urbanisme au début du siècle. De la réforme urbaine à la compétence technique », Vingtième siècle, 64, octobre-décembre 1999, p. 25-39.

1168.

Le record en la matière semble appartenir à Jules Siegfried qui, maire du Havre, nomme une commission d'étude de l'assainissement de 60 membres en 1882 (Le Génie sanitaire, août 1896, p. 132).

1169.

AM Cosne, 1O 187, rapport de la commission chargée de l'étude d'un projet de distribution d'eau potable, 22 avril 1899.

1170.

Qu'il ne rejoint qu'en 1890, après sept années de médecine navale et de périples transocéaniques (Pierre Darmon, L'homme et les microbes, Paris, Fayard, 1999, p. 203-204). Nous renvoyons également à la fiche biographique de Calmette en annexe, section 4.

1171.

AM Lille, délibérations du conseil municipal, 12 janvier 1899 et 16 octobre 1903. AD Nord, M 417/4, lettre de Calmette au préfet sur son voyage d'étude à Bradford, effectué pour le compte du Conseil départemental d'hygiène, 18 octobre 1909. 70J 193, rapport dactylographié de la sous-commission d'hygiène de la commission du Plan d'extension de Lille, par le docteur Albert Calmette, s. d. [1916?].

1172.

AN F8 177. Dès les années 1880, une Commission tente de régler la question de l’Espierre, rivière qui traverse Tourcoing avant de rejoindre la Lys en Belgique : la pollution engendrée par les activités textiles est l’objet de nombreuses procédures de la part des autorités belges à l’encontre de leurs homologues françaises. AM Tourcoing, O3a1 : Eaux de l’Espierre, épuration, usine de Grimonpont, projets, correspondances, 1887-1902.

1173.

Albert Calmette, « Les procédés biologiques d’épuration des eaux résiduaires », RHPS, mars 1901, p. 220-221.

1174.

Articles régulièrement publiés dans la Revue d’hygiène et de police sanitaire. Ouvrage de référence : Les eaux usées, Paris, 1925. Rolants devient auditeur (1909) puis membre (avant 1920) du Conseil supérieur d’hygiène de France.

1175.

Arch. Paris, D1S8 1, dossier « Voyages d'étude », coupure de presse, s. d. [1905].

1176.

Ce sont les Recherches sur l’épuration biologique et chimique des eaux d’égout, publiées par Masson en neuf volumes entre 1905 et 1914.

1177.

Sa notice biographique est en annexe, section 4.

1178.

De même, voir sa notice pour plus de précisions.

1179.

AM Avignon, 1O 91, projet de l'architecte-hygiéniste E. Lotz, 25 mai 1913.

1180.

AM Mâcon, O 622, exemplaires de la Revue municipale (1901-1906) et lettres d’Albert Calmette, 27 octobre 1905 et 12 décembre 1906. AM Aix-les-Bains, 1O 93, rapport de l’ingénieur municipal Dies, 26 septembre 1934.

1181.

AM Annecy, 4O 24, rapport du 6 juillet 1911, plutôt critique à l’égard du fonctionnement de la station de La Madeleine. AD Côte d’Or, 4O 239/190, mémoire descriptif du projet d’achèvement du réseau d’égout et de station d’épuration des eaux usées système Calmette, 28 mars 1906. Consulté à la BnF : M. Grasset, L’évacuation et l’épuration des eaux usées. Application des théories récentes (Les égouts de la ville de Riom), Paris, imprimerie des thèses de médecine, 1914.

1182.

Archives de l’Institut Pasteur, fonds de la direction. Carton DR/CR 3, délibération du Conseil municipal de Cosne, 8 avril 1923.

1183.

Dr Roux, « Projet de stérilisation par l’ozone des eaux de Marne filtrées sur les bassins à sable de l’usine de Saint-Maur », TSM, mai 1909, p. 113. AM Chartres, DC 4/188, lettre du Dr Roux au maire de Chartres, 13 août 1908.

1184.

E. Bonjean, « Traitement par les hypochlorites alcalins des eaux servant à l’alimentation publique », TSM, septembre 1912, p. 228-229. « Javellisation et chloration des eaux de boisson », Revue internationale d’hygiène publique, n°2, 1920, p. 270.

1185.

Mais le CSHP tient à rester impartial et ses membres ne participent à des missions de conseil qu’à titre privé, tel le Lyonnais Jules Courmont, choisi par les entreprises participant au concours d’assainissement d’Avignon pour être membre du jury. AM Avignon, 1O 91 et 5J 5. Courmont est excusé aux réunions du 28 juillet 1913 et du 28 mai 1914 de la commission : à cette époque, il est débordé par ses activités de commissaire général de l’Exposition urbaine de Lyon.

1186.

Loi du 29 janvier 1906.

1187.

Les dossiers de ses membres au XXe siècle sont conservés au Centre des Archives Contemporaines de Fontainebleau. Les archives du secrétariat sont conservées pour la période 1947-1971 dans les articles 10 et 11 du versement 1976 0153, incommunicable depuis juillet 2004 pour cause d’amiante.

1188.

Le Génie sanitaire, janvier 1898, p. 18. Voir aussi sa fiche biographique en annexe, section 4.

1189.

RHPS, 1891, p. 494-495.

1190.

CSHP 1922, 570.

1191.

Sur ces techniciens, voir en particulier Christine Blancot et Bernard Landau, La fabrication des rues de Paris au XIXe siècle et la naissance du génie urbain. Notices biographiques des ingénieurs des Ponts et Chaussées détachés à la Ville de Paris au XIXe siècle, Paris, AAIVP-Plan urbain, 1995 ainsi que Bernard Landau, « Techniciens parisiens et échanges internationaux » dans André Lortie (dir.), Paris s’exporte, Paris, Picard/Éditions du Pavillon de l’Arsenal, 1995, p. 205-215, qui donne quelques biographies d’employés-techniciens-voyageurs (Georges Bechmann, Joseph Bouvard, Eugène Hénard, JCN Forestier).

1192.

AM Nancy, 17W 12d, lettre de Diénert à Parisot, 16 novembre 1926.

1193.

AM Aix-les-Bains, 1O 293, nombreux rapports de l’ingénieur municipal Dies, qui rencontre Sentenac à Paris ; Sentenac lui-même se déplace à plusieurs reprises sur les rives du lac du Bourget. AM Bourg, carton 2020, minute de la lettre du maire de Bourg à Sentenac, 3 juin 1937.

1194.

Sur Carcassonne : CSHP 1924, p. 440. Sur Bourges, L’eau, mai 1935.

1195.

Réflexion de conseiller : voir AM Limoges, délibérations du conseil municipal 1911, p. 789-790 ; AD Corrèze, 3O 142, délibération du conseil municipal de Tulle, 14 mai 1919 (faisant référence à celle du 22 novembre 1913).

1196.

AM Mâcon, dossier du plan d'aménagement et d'extension [désormais PAEE], délibération du conseil municipal du 21 mai 1913.

1197.

AM Chambéry, 1Obis 3, lettre de M. Cellier au maire de Chambéry, 25 avril 1874.

1198.

AM Avignon, 3D 15, mémoire explicatif et descriptif de Léopold Busquet, architecte départemental (1931). AM Mâcon, dossier du PAEE. Le projet est dressé par les ingénieurs des Ponts et Chaussées du département.

1199.

AM Chambéry, 71 W 66, rapport général de l’ingénieur municipal Dubettier, 26 avril 1926.

1200.

Ibid., carnet contenant les procès-verbaux des réunions du comité d’extension et d’embellissement.

1201.

AM Mâcon, dossier du PAEE, lettre de l’Union urbaniste, 8 décembre 1921.

1202.

AD Haute-Vienne, 3O 48, lettre circulaire de la S.F.U., 30 octobre 1930. Nous respectons la typographie d'origine.

1203.

AD Haute-Vienne, BR 1649. Michel Gondinet, L’embellissement de Saint-Yrieix et « Les amis de Saint-Yrieix », Paris, Guillemot & de Lamothe, 1926.