3/ L’expert praticien au cœur d’un champ de controverses

Abordons maintenant le travail « concret » d’expertise, qui comporte plusieurs aspects, comme la réalisation d’une mesure, la comparaison de la situation expertisée par rapport à une norme.

Les archives dépouillées contiennent beaucoup d’analyses bactériologiques des eaux alimentant les citadins ou des eaux qu’on se propose de leur apporter, en application d'une circulaire de 1892 sur les analyses chimiques et bactériologiques ; elles représentent un enjeu crucial, alors que les compétences bactériologiques ne sont pas encore bien répandues dans la province médicale. En 1900, on impose une enquête géologique dans la procédure d’instruction des projets d’adduction d’eau ; des instructions officielles ultérieures viennent préciser la procédure d'analyses bactériologiques (1924). Mais le travail en laboratoire ne peut tout résoudre1204. La numération du colibacille ou B. coli (germe utilisé comme indice pour détecter une pollution d’origine fécale et la possible présence du bacille de la typhoïde), n’est pas standardisée et prête d'ailleurs à débats1205. Ces analyses sont régulièrement effectuées par des spécialistes extérieurs aux services municipaux (même si la France des villes moyennes se dote de laboratoires municipaux dans les trois premières décennies du XXe siècle), comme des laboratoires de l’armée (Val-de-Grâce), de facultés de médecine ou d’instituts privés1206. Auparavant, il était fréquent d’avoir recours au laboratoire du Conseil supérieur d’hygiène publique1207. La municipalité de Chambéry s’en remet ainsi à Edmond Bonjean, technicien de ce laboratoire pendant de nombreuses années (il en devient le directeur) : expert reconnu, mais pas incontesté1208. Les chimistes et bactériologistes parisiens se trouvent rapidement débordés par les demandes de dizaines de localités1209. Heureusement, quelques spécialistes provinciaux d’envergure jouent le même rôle : l’Institut bactériologique de Lyon et du Sud-Est, fondé et dirigé par le professeur d’hygiène lyonnais Jules Courmont, fait figure de référence et rayonne également dans un grand ensemble régional « rhodanien », avant 19141210, ainsi que durant l’entre-deux-guerres, où l'activité de Courmont est poursuivie par son frère Paul et son ancien élève Anthelme Rochaix1211. Enfin, certains hygiénistes critiquent leurs confrères bactériologistes et s’attribuent une compétence supérieure, alliant savoir hydrologique, géologique et bactériologique, qui pallierait ainsi les lacunes de chaque discipline1212.

Un deuxième aspect du travail pratique de l’expert consiste dans la confection d’un cahier des charges d’adjudication ou de concours. Ces documents peuvent être très longs et extrêmement précis : ils ne doivent souffrir aucune contestation possible. Les techniciens qui utilisent leur temps et leur plume à ce sujet sont plutôt des ingénieurs des services départementaux de l’État, ingénieurs des Ponts et Chaussées et également, à partir de l’entre-deux-guerres, ingénieurs des TPE (Travaux Publics de l'État). En effet, aux yeux des élus, leur connaissance du terrain local est un bon garant de la qualité de leur intervention. On fait parfois appel à eux simplement pour mettre au point et rectifier certains aspects du projet élaboré par les services municipaux ou un entrepreneur privé (exemple : quel système d’épuration des eaux usées prévoir pour le projet d’assainissement), mais on peut également leur confier la rédaction d’avant-projets complets. On y voit à la fois une plus sûre garantie au point de vue de la compétence technique, par rapport à un ingénieur à son compte, et une « simplification et une sécurité » pour la procédure d'expertise menée par la tutelle administrative des communes : « les communes ont tout avantage à confondre dans une seule et même personne l'agent d'exécution, ce qui sera réalisé, en demandant aux Ingénieurs de l'État de se charger eux-mêmes du travail »1213.

‘« Ce projet n'est pas une œuvre personnelle ; il est en quelque sorte l'œuvre collective de tous les membres du Conseil Municipal, chacun ayant tenu à apporter le concours de ses connaissances à une amélioration qui doit assurer d'une façon définitive l'avenir de notre cité. » 1214

Larges commissions de réflexion, individus choisis pour leur compétence et agissant seuls, les modalités d’aide à la municipalité pour la mise au point d’un équipement sanitaire sont donc variées et fréquentes : sur 27 affaires suffisamment documentés sur ce point, 25 commissions fonctionnent. On signalera d'autres modes consultatifs qui peuvent être choisis par les municipalités : vers 1929, la ville d'Aix-en-Provence, à la recherche d'un procédé de traitement des ordures, choisit la fermentation, dans une usine comme celle de Cannes. Suite à une protestation du Syndicat des contribuables auprès du sous-préfet qui détaille « en 11 pages de dactylographie, les observations vainement sollicitées par la Mairie », la municipalité récapitule les étapes du processus de décision : 1° étude des documents (brochures et mémoires) ; 2° voyage à Cannes ; 3° étude au Conseil municipal (où l'entrepreneur pressenti, Jean Verdier, est entendu à quatre reprises) ; 4° « enquête auprès des groupements intéressés », qui consiste en une proposition de consulter le projet de cahier des charges et de formuler des observations écrites, envoyées à « l'Office de Tourisme, le Syndicat d'Initiative, le Comité des Fêtes, le Syndicat des Contribuables, le Syndicat Médical, la Bourse du Travail, les Syndicats des Propriétaires, des Hôteliers, des Commerçants et Magasiniers, les Syndicats féminins »1215. Seul le Syndicat des contribuables avait refusé la consultation écrite et demandé un rendez-vous que lui avait refusé le maire, par souci de traitement égal entre les divers groupes consultés. La polémique politique1216 n'est parfois pas éloignée de certaines critiques lors des appels à l'avis des citoyens ou de leurs groupements représentatifs.

Même réservée à des spécialistes, l’expertise-conseil n’est pas nécessairement synonyme d’accélération du processus d’équipement de la ville en dispositifs d’amélioration de l’environnement urbain. Elle prend en effet place dans un champ du génie sanitaire traversé par de nombreuses querelles scientifiques et techniques. L’histoire de l’environnement urbain a déjà mis en lumière un certain nombre de ces débats, comme la question du plomb dans l’eau1217, le conflit entre système unitaire et système séparatif à propos des réseaux d’assainissement, et celui entre ingénieurs et médecins-hygiénistes à propos du degré d’épuration des eaux usées1218. Nous en avons repéré d’autres à l’échelle hexagonale, comme l’opposition entre partisans de l’incinération des ordures ménagères et ceux de leur utilisation agricole, par épandage ou fermentation dans des cellules en vase clos, ou la bataille technique et médiatique sur les divers modes de procédés d’épuration de l’eau, opposant les inventeurs et les entrepreneurs de ce domaine1219. Chris Hamlin, dans le cas britannique, a mis en évidence comment, selon lui, l’expertise a pu accroître la confusion des pouvoirs publics au lieu de la dissiper, par les conflits entre experts et la politisation des exposés de scientifiques que les procédures de consultation engendraient1220.

Trancher ces controverses est délicat pour un ingénieur, un médecin ou un architecte qui n’a pas été formé aux questions pointues de l’hygiène urbaine et du génie sanitaire, ou qui ne pratique pas cet art au quotidien, ce qui est parfois le cas – et donc a fortiori encore plus difficile pour les « commissaires » issus de la société civile et appelés à faire partie des commissions extra-municipales. C’est pourquoi les administrations locales prennent généralement le temps de compléter leurs travaux préliminaires par un concours sur projets, voire sur installations d’essai, afin que leur choix final soit dicté par le fruit de l’expérience.

Notes
1204.

Le pastorien Émile Duclaux refuse d'être l'expert d'une ville qui ne prévoyait pas de compléter l'analyse bactériologique par une enquête géologique : « J'ai toujours déploré, dans mes revues des Annales de l'Institut Pasteur, que l'étude d'une eau se fasse uniquement dans un laboratoire » (La Technologie Sanitaire, 15 septembre 1900, p. 85).

1205.

A. Rochaix, « Standardisation des méthodes d’analyse bactériologique des eaux », Revue d’hygiène, 1925, p. 1148-1163.

1206.

Analyses effectuées par l’armée à Roanne, avant 1914 (AD Loire, 5M 29), par un laboratoire privé à Avignon (Institut Bouisson-Bertrand de Montpellier) ou à Aix-les-Bains (Laboratoire Lord Revelstoke).

1207.

Ce qui n'est plus possible vers 1912, à cause de l'accroissement des tâches du personnel réduit de ce laboratoire (E. Bonjean, RHPS, novembre 1912, p. 1256).

1208.

AM Chambéry, 1Obis 15, lettre d’E. Bonjean, 21 août 1899 et 1O bis 16, lettres d’E. Bonjean, 3 mai et 15 mai 1893. Sur la contestation, voir infra, le cas du concours d’épuration des eaux de Marseille.

1209.

La Technologie Sanitaire, 15 mars 1901, p. 396.

1210.

Nous le trouvons à Annecy (AM Annecy, 4N 87), Avignon (AD Vaucluse, 2O 7/43), Givors (AM Givors,
1D 1/17, délibération du conseil municipal du 28 mai 1909).

1211.

Rochaix, chargé de cours d’hygiène à la faculté de médecine de Lyon vers 1910, gravit les échelons locaux (il devient agrégé titulaire de la chaire d’hygiène à Lyon) et nationaux : comme Jules Courmont, il est auditeur puis membre du Conseil supérieur d’hygiène de France. Il est consulté par la municipalité de Saint-Étienne (AM Saint-Étienne, 3O 57, rapport de l’ingénieur 26 janvier 1938), et expertise de nombreux projets sanitaires d’un grand quart sud-est (AM Givors, 1O 152).

1212.

Prof. Blayac et Dr G. Forestier, « La valeur des standards bactériologiques officieux dans l’expertise des projets d’adduction d’eau potable », Revue d’hygiène, 1925, p. 1164-1167.

1213.

Recommandation exprimée par le chef de cabinet du préfet du Gard, Maurice Barral, dans son ouvrage De l'Alimentation en Eau potable des communes, Nîmes, imprimerie administrative Albin Pujolas et L. Méjan, 1914 p. 94. Il précise dans une note que sur 21 projets d'adduction d'eau communaux dressés dans le Var depuis 10 ans, 21 ont été confiés aux Ingénieurs des Ponts et Chaussées.

1214.

AM Biarritz, 5I 1, Brochure « Ville de Biarritz. Projet général d’assainissement. Exposé de M. Forsans, maire. Rapport de M. le Docteur Gallard au nom de la Commission d’assainissement. Conseil municipal séance du 7 avril 1907, p. 39 (remarque du maire).

1215.

AM Aix-en-Provence, I6 70, note adressée au sous-préfet, s. d.

1216.

Voir infra, chapitre VI, paragraphe B/2/.

1217.

Laurence Lestel, « Experts and Water Quality in Paris in 1870 », in Dieter Schott, Bill Luckin et Geneviève Massard-Guilbaud (éd.), Resources of the City. Contributions to an Environmental History of Modern Europe, Aldershot, Ashgate, 2005.

1218.

Ce fut un apport des travaux de Joel Tarr, et notamment de ses articles « The Separate vs. Combined Sewer Problem, A case study in Urban Technology Design Choice » et « Disputes over Water-Quality Policy: Professional Cultures in Conflict, 1900-1917 », The Ultimate Sink : urban pollution in a historical perspective, Akron, University of Akron Press, 1996, p. 131-158 et p. 159-178.

1219.

D'après les dépouillements de la RHPS et de la TSM pour la période 1906-1914.

1220.

Chris Hamlin, « Politics and germ theories in Victorian Britain : the Metropolitan Water Commissions of 1867-9 and 1892-3 », in Roy MacLeod (ed.), Government and Expertise. Specialists, administrators and professionals, 1860-1919, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 110-127.