a) Des jurys prudents et réservés

‘« Notre expérience en matière de concours et le sort réservé à certains de nos projets mêmes primés, nous ont suffisamment appris qu'il ne fallait pas préjuger des bonnes intentions qui animent la plupart de nos Municipalités. Plus d'une d'entre elles s'est trouvée dans la nécessité de reculer devant l'effort financier, que bon gré mal gré, elle devait faire porter sur les habitants. » 1243

Les projets d’amélioration de l’état sanitaire d’une ville retenus par le jury sont soumis à de multiples aléas ; un grand nombre de projets primés ne voient pas le jour, d’autres sont longtemps retardés, justifiant ainsi l’opinion cynique de M. Verrières, ingénieur des ponts et chaussées, membre du jury d’Avignon (1924) : « je n’ai jamais vu un concours d’où il soit sorti un projet exécutable »1244. A cela, plusieurs raisons.

D’une part, la complexité de leur exécution et leur poids financier imposent une certaine prudence. En 1907, le maire de Biarritz explique ainsi que dans sa ville, où l’assainissement est étudié depuis 12 ans, « les hésitations, les incertitudes qui se sont manifestées au cours des études préliminaires se justifient amplement par l’importance du problème et par les énormes difficultés que rencontre la solution »1245. La sous-commission des Eaux du Conseil municipal de Limoges, au milieu des années 1920, demande deux fois aux entrepreneurs concurrents de revoir leur copie en précisant des éléments de leur projet, puis réitère certaines exigences à l’entreprise qu’elle choisit, avant de signer tout marché. La délibération du conseil municipal insiste bien sur la pédagogie qu'il faudra déployer envers les électeurs et contribuables pour leur expliquer les raisons de la lenteur du choix. Pendant plus de trois années, le « désir de parvenir à une prompte réalisation s’est trouvé contrarié par la complexité du problème et la variété des solutions proposées »1246.

D’autre part, certains abandons sont consécutifs aux changements de majorité suite à une élection municipale ou aux contraintes financières et matérielles que font peser les guerres mondiales.Si certaines administrations ont donc fait des procédures lourdes « pour rien », d'autres ont pu choisir délibérément d'éviter une méthode à laquelle s'attachaient, selon elles, des inconvénients. Voici une explication rétrospective du fait que la municipalité de Cannes n'ait pas choisi de procéder à un concours pour son assainissement. Pour l'équipe arrivée aux commandes en 1928, la solution d'une station d'épuration ne pouvait être adoptée. « Il était extrêmement difficile de trouver à Cannes le terrain adéquat autour duquel régneraient mauvaises odeurs et insectes désagréables. Plus ennuyeux encore se révélaient le transport et le dépôt des boues et déchets, indésirables dans toute la région maritime très peuplée, très difficiles en montagne, et pratiquement impossibles en mer ». C'est alors que des adjoints « pensèrent devoir sortir des sentiers battus et rechercher une solution qui, non classique peut-être, évitait l'usine d'épuration, ses odeurs, ses insectes et ses boues. Cette solution déverserait au large de la côte, en des points convenablement choisis, des eaux dégrossies sur lesquelles la mer exercerait avec le maximum de rapidité et d'efficacité ses actions stérilisantes et solubilisantes ». Le commentateur conclut qu'« en l'état des habitudes et règles de l'époque, cela excluait l'idée d'un concours, lequel nécessitait un jury en partie extra-municipal, dont la haute valeur en technique classique eut répugné sans doute à écarter, comme le désirait la Municipalité de Cannes, des solutions classiques présentées par des firmes spécialisées depuis longtemps dans ce cadre, jugé indésirable pour notre ville »1247.

Ensuite, un nombre significatif de jurys de concours d’assainissement, surtout pour la période précédant 1914, n’attribuent pas de premier prix, et un nombre tout aussi important de projets primés restent sans suite1248. Le programme de la compétition lancée par Avignon (1913) prévoit même l'éventualité où le jury ne donnerait pas de récompenses1249. Nous prendrons l’exemple de Lyon, car la question de l’assainissement de la deuxième ou troisième agglomération française, quelques années après le vote de la loi sur le tout-à-l'égout à Paris (1894) et le début des travaux d’assainissement de Marseille (années 1890), est un enjeu crucial pour les entrepreneurs du génie sanitaire. La municipalité d’Édouard Herriot, en 1907, choisit de soumettre la question de son réseau d’égout à un trio d’experts reconnus (ils avaient tous trois conseillé la municipalité de Saint-Malo en 1904) : Albert Calmette, Félix Launay et Édouard Imbeaux1250. Ces trois spécialistes, à des titres divers, membres des sociétés scientifiques parisiennes, donnent une première consultation qui sert de base à l’élaboration d’un programme de concours, dans un contexte où l’AGHTM – dont ils sont membres – cherche à jouer un rôle de pôle de ressources auprès des municipalités. La compétition est officiellement lancée en 1909. Elle est ouverte à tous les spécialistes français par une délibération du 1er juin 1909 : un délai d’un an est accordé pour le dépôt des projets et l’on prévoit 10 000 francs de prix/dédommagement au projet classé n°1 si la ville renonce à l’exécution des travaux, ainsi que des primes de 5000, 3000 et 2000 francs aux projets classés n°2, 3 et 41251. A l’automne 1909, face aux demandes d’un syndicat d’assainissement lyonnais tendant à ce que le projet classé en première ligne ait des garanties d’exécution, l’ingénieur en chef explique au maire qu’il considère « le concours comme une consultation qui permettra de choisir entre la multiplicité des solutions qui seront proposées celle (ou la réunion de celles) qui pourra faire l’objet d’un concours définitif s’il y a lieu. L’éventualité d’une concession ou d’une adjudication est un aiguillon de nature à faire donner aux études plus de valeur et plus de fondement »1252. Après l’expiration du délai de remise des projets (mi-janvier 1910), une commission rassemblant des notabilités locales et compétentes, est instituée en mars 19101253. Dans les faits, c’est Camille Chalumeau, tout juste arrivé à la direction du service municipal de la voirie, qui est chargé d’étudier les trois dossiers1254 et qui présente un an plus tard un rapport à la commission1255. La procédure est donc extrêmement longue : il s’écoule plus de deux ans entre la publication de l’ouverture du concours et la décision définitive de la commission, et presque trois ans si l’on retient comme date finale la ratification de cette décision par vote du conseil municipal. Le rapport de l’ingénieur en chef propose de classer numéro un le projet Bezault, d’une part parce que c’est le moins coûteux (quinze millions de francs) et d’autre part parce que le traitement préconisé pour les eaux d’égout est réalisable (rejet direct au Rhône après simple décantation, ce qui entraînerait des économies par rapport à une station d'épuration complète). Mais il conclut prudemment, dans la droite ligne de son prédécesseur : « il appartiendra à l’administration municipale d’examiner si elle décide d’y donner suite et d’en confier l’exécution, (partiellement) à son auteur – en lui demandant de fournir au préalable un projet plus complet – ou bien de renoncer à l’application de ce projet et d’accorder la prime prévue de 10 000 francs ». Lors de la séance du 10 juillet 1911, la Commission constate que « l’attribution du 1er prix au projet Bezault pourrait être cause ultérieurement de difficultés par suite de la rédaction de l’article 12 du programme-concours. Finalement, sur la proposition de M. Victor, à laquelle se rallient d’ailleurs les membres présents de la sous-commission, il est décidé de ne pas attribuer de premier prix »1256. D’où le classement suivant, communiqué par Chalumeau au maire deux jours plus tard, et ratifié par une délibération du Conseil municipal du 26 février 1912 (on peut se demander pourquoi il a fallu attendre aussi longtemps) :

‘1e prix : non décerné.
2e prix (5000F) : Société d’épuration et d’assainissement (Bezault). Épuration biologique.
3e prix (3000F) : Syndicat lyonnais d’assainissement (Chevrot). Système physico-chimique Vial.’

L’ingénieur municipal justifie ce classement auprès d’Édouard Herriot quelques jours après, en admettant les limites du concours. Malgré le délai d’un an accordé aux concurrents, le projet Bezault « est trop incomplet pour être présenté et mis en adjudication. L’étude du réseau d’égouts est tout à fait insuffisante, il est indispensable de la refaire entièrement »1257. Chalumeau plaide alors pour l’utilisation du savoir-faire local, c’est-à-dire pour que de longues études puissent être entreprises par son service municipal. Enfin, on notera que l’opération est bénéfique pour la ville, qui avait voté un crédit de 20 000 F pour les primes du concours, mais n’en dépense au final que 8000. Chalumeau envisage même de consacrer les 12 000 francs restant à des études supplémentaires menées par son service sur des types d’égout spéciaux1258. Le même principe d'économies et de prudence est appliqué à Toulouse où ni le premier, ni le deuxième prix ne sont attribués par le jury. Et, si l'on en croît l'acerbe plume de L'Édilité technique qui relaye l'information, ledit jury, ayant absorbé dans son expertise la plupart des fonds votés pour le concours, les prix n’ont pu être versés aux lauréats que très longtemps après »1259.

De son côté, Bernard Bezault s’insurge contre le verdict de Lyon, ce qui ne surprend guère l’ingénieur en chef de la ville : « M. Bezault, si nos renseignements sont exacts, a attaqué dans plusieurs cas analogues les décisions des Jurys qui ne le classaient pas en tête en le chargeant de l’exécution des travaux »1260. Après la première guerre mondiale, les deux hommes entretiennent des relations tendues lorsque la ville reprend l’étude d’un projet d’assainissement sous la direction de Chalumeau1261.

Bernard Bezault : souvent classé  « premier », sans obtenir de marché à l'arrivée
Bernard Bezault : souvent classé  « premier », sans obtenir de marché à l'arrivée AM Annecy, 4O 24. A Aix-en-Provence, le projet est réalisé par la municipalité ; à Belfort il est reporté.

Notes
1243.

AM Avignon, 1O 91, rapport d'E. Lotz présenté au concours d'assainissement d'Avignon, 25 mai 1913. Voir annexes, section 5, un texte critique du même auteur sur les règles de ce concours.

1244.

AM Avignon, 5J 5, procès-verbal de séance de la commission extra-municipale de l’assainissement, 9 avril 1924.

1245.

AM Biarritz, 5I 1, brochure Ville de Biarritz. Projet général d’assainissement. Exposé de M. Forsans, maire. Rapport de M. le Docteur Gallard au nom de la Commission d’assainissement. Conseil municipal séance du 7 avril 1907, Biarritz, Imprimerie E. Seitz, 1907, p. 5.

1246.

Délibérations imprimées du conseil municipal de Limoges, 1928, p. 325.

1247.

AM Cannes, 12S 1 (papiers Abel Triou, ancien ingénieur municipal), « Étude sommaire de l'assainissement des plages de Cannes tel qu'il a été réalisé de 1946 à 1952 », s. d.

1248.

Deux exemples : « L’assainissement de la ville de Toulouse », TSM, juin 1908, et E. Chardon, « Assainissement de Saint-Malo », TSM, octobre 1908.

1249.

AM Avignon, 1O 91, rapport de l'architecte-hygiéniste E. Lotz, 25 mai 1913.

1250.

« Avant-projet d’assainissement de Lyon », TSM, octobre 1907, p. 247-248.

1251.

AM Lyon, 937 WP 88, délibération du conseil municipal (1er juin 1909) et programme du concours (2 juin 1909).

1252.

AM Lyon, 923 WP 11, lettre de l’ingénieur en chef au maire, 28 septembre 1909.

1253.

Ibid., arrêté municipal du 23 mars 1910.

1254.

AM Lyon, 937 WP 88, procès-verbal de la séance de la commission, 25 juillet 1910, déclaration de M. Gros : « tous les membres de la commission ne peuvent disposer du temps nécessaire pour examiner à fond chaque projet. La question à l’étude est particulièrement de la compétence de l’Ingénieur en Chef de la Ville, qui est qualifié pour examiner les projets, les résumer et en donner connaissance à la Commission, qui, ensuite, pourra nommer une sous-commission afin d’étudier le rapport de M. le Directeur de la Voirie ».

1255.

Lorsque Herriot demande à Chalumeau où en est l’examen des projets, en mars 1911, celui-ci répond : « j’ai commencé cet examen, mais j’ai dû l’interrompre à diverses reprises en raison de travaux en cours ou qui m’étaient réclamés d’urgence » (AM Lyon, 923 WP 11, lettre du 29 mars 1911).

1256.

AM Lyon, 937 WP 88, procès-verbal de la séance de la commission du tout à l’égout, 10 juillet 1911.

1257.

Ibid., lettre de Chalumeau au maire de Lyon, 22 juillet 1912.

1258.

AM Lyon, 923 WP 11, rapport du 19 décembre 1911.

1259.

L' É dilité technique, août 1912, p. 200.

1260.

AM Lyon, 937 WP 88, lettres de Bezault au maire de Lyon, 14 février 1912 et 29 mars 1912. Lettre de Chalumeau au maire de Lyon, 23 février 1912.

1261.

AM Lyon, 923 WP 11, lettre de la Société générale d’épuration et d’assainissement, 17 juillet 1918 : « voilà comment on m’a supprimé 5000F de prime ou le bénéfice des travaux pour un projet qui m’avait coûté une quinzaine de mille francs ». Voir aussi la correspondance échangée entre 1918 et 1921 et une annotation de la main de Chalumeau : « qui n’a pas digéré la non acception de son projet de 1910 », sur un article de Bezault dans la TSM de janvier 1921, critiquant les projets lyonnais (AM Lyon, 923 WP 003).

1262.

AM Annecy, 4O 24. A Aix-en-Provence, le projet est réalisé par la municipalité ; à Belfort il est reporté.