b) Des concours de portée nationale

La tension entre jurys et concurrents, ou entre concurrents et administrations locales, est d’autant plus vive que dans cette Belle Époque, les références sont peu nombreuses : une victoire de prestige peut faciliter la conquête de nouveaux marchés. Les industriels récompensés reproduisent les conclusions des jurys dans leurs brochures de publicité pour attester la supériorité proclamée de leurs dispositifs techniques.

C’est le cas pour la stérilisation de l’eau, dans un contexte d’apparition de nouveaux procédés (ozone et ultra-violets). Le concours organisé par la ville de Paris entre 1905 et 1908 est suivi directement ou indirectement par d’autres villes, comme Avignon. La Compagnie Générale de l’Ozone, par l’intermédiaire de ses deux principaux dirigeants, Marius Otto (inventeur) et A. Postel-Vinay (président du C.A.), revendique la modification du palmarès du concours. Celui-ci attribue un prix au procédé Marmier-Abraham de stérilisation des eaux par l’ozone. Ce procédé avait été présenté initialement en 1905 par la Société industrielle de l’Ozone, une entreprise concurrente, mise en liquidation peu après et rachetée par la société de MM. Otto et Postel-Vinay. La CGO, désormais propriétaire du brevet Marmier-Abraham, mais exploitant commercialement le procédé inventé par son fondateur Marius Otto, tente de démontrer au jury sa confusion technique, afin de pouvoir faire état aux villes démarchées du prix obtenu : Otto et Postel-Vinay demandent à la commission de rétablir « la vérité scientifique », et d’agir dans l’intérêt « du bon renom commercial d’une société qui s’est imposé de très gros sacrifices pour obtenir les heureux résultats que les experts officiels ont pu constater »1263. Quelques mois plus tard – et pour plusieurs décennies1264 – la mention « 1er prix Concours Ville de Paris » apparaît sur les documents produits par la société. Le conseil municipal décide ensuite de mettre en pratique la stérilisation des eaux par l’ozone pour l’eau de la Marne filtrée à l’usine de Saint-Maur. Mais les problèmes d’alimentation de la capitale en eau potable ne sont pas résolus pour autant1265!

Quelque temps plus tard, la ville de Marseille organise également un concours d'épuration des « eaux du Canal » (issues de la Durance). Des installations provisoires sont montées dans le Parc du Rond-Point du Prado. La firme Puech-Chabal annonce l'événement dans sa revue Eau et hygiène en avril 1910, en précisant que la maison exposera un système de purification des eaux par les ultra-violets, système alors confiné aux expériences de laboratoire1266 : « la prudence la plus élémentaire conseille donc aux municipalités de ne pas prendre de décision hâtive sur la foi de prospectus ou de promesses des Ozonistes, mais bien d’attendre la fin du Concours de Marseille avant de faire choix d’un procédé pour l’épuration de leurs eaux potables »1267.

Tableau récapitulant les résultats bactériologiques du concours de Marseille
Tableau récapitulant les résultats bactériologiques du concours de Marseille TSM, juin 1912, p. 148.

Le concours de Marseille n’est pas sans provoquer quelques remous dans le champ du génie sanitaire. En 1912, près de dix-huit mois après le rapport de la Commission officielle (19 décembre 1910), la Technique Sanitaire et Municipale est le cadre d'un tissu complexe de citations et de références croisées, mêlant reproduction du rapport officiel et correspondance des entrepreneurs mal notés par les experts (Desrumeaux)1269. Dès le mois de janvier 1911, Puech et Chabal dénoncent une prétendue « falsification » d'un rapport non-officiel rédigé par Edmond Bonjean sur les expériences marseillaises, que l'on distribuerait « dans un très grand nombre de villes »1270 : un fac-similé imprimé chez un éditeur parisien contiendrait des textes modifiés « par les soins de personnes intéressées à ne pas présenter les résultats obtenus au concours de Marseille sous leur vrai jour »1271. Quant à Puech et Chabal, ils ne restent pas non plus inactifs : avant même la publication des rapports officiels, ils tentent de promouvoir le procédé d’épuration par les rayons ultra-violets, attitude critiquée d’ailleurs par l’ingénieur en chef de Vaucluse qui voit, dans un projet d’avenant à un contrat passé avec la municipalité de l’Isle-sur-la-Sorgue, une phrase « qui serait beaucoup mieux à sa place dans un prospectus commercial que dans un contrat »1272.   Edmond Bonjean nous met, quant à lui, sur la piste d’une possible manœuvre de Puech-Chabal : en effet, la firme expose quatre procédés différents à ce concours, dont deux consistent dans l’épuration par le filtre à sable non submergé. Cette technique, mise au point par les scientifiques Miquel et Mouchet, n’est pas brevetée. Elle paraît satisfaire les hygiénistes : le Conseil supérieur d’hygiène publique autorise son installation à Châteaudun sous les auspices du député-maire-ingénieur Louis Baudet. Le Conseil de surveillance des eaux des armées l’adopte également pour épurer les eaux de certaines casernes. Elle s’avère donc être une concurrente potentielle pour la technique traditionnelle du filtre à sable submergé, exploitée par Puech et Chabal qui ont breveté différents systèmes. Pour Bonjean, il n’y a « pas lieu d’attribuer l’insuffisance des résultats obtenus au procédé même, mais plutôt aux conditions défectueuses dans lesquelles ces filtres ont été installés »1273. On peut ainsi émettre l’hypothèse que Puech et Chabal installent délibérément ces filtres dans de mauvaises conditions pour discréditer la méthode. De son côté, Bonjean se déclare très satisfait des procédés de stérilisation par l’ozone, et reste plus réservé sur la méthode de traitement par les rayons ultra-violets : « au point de vue de l’appréciation générale de l’efficacité de l’action des rayons ultra-violets appliqués à l’épuration des eaux d’alimentation publique, nous n’avons encore aucun document probant »1274. La Commission officielle ne tranche pas, quant à elle, entre les deux modes de stérilisation, mais consacre leur utilité en disqualifiant la simple filtration, ce qui peut expliquer la proposition de Puech-Chabal à l'Isle-sur-la-Sorgue concernant le rajout des ultra-violets : « le système de filtre à sable submergé, installé par MM. Puech et Chabal, est insuffisant pour assurer, à lui seul et d'une façon régulière, une purification satisfaisante de l'eau d'alimentation de la ville de Marseille »1275.

Du côté d’Avignon, où la question des eaux est en suspens depuis 1903 et où la municipalité est sollicitée de tous côtés, on guette les résultats de Marseille1276. D’ailleurs, dès le rapport officiel marseillais connu, Henri Chabal s’empresse de l’envoyer au maire d’Avignon et de lui demander une entrevue1277. A partir du printemps 1911, les correspondances de sa société comportent également un tampon spécial.

Information sur le concours de Marseille rajoutée au tampon sur la correspondance de Puech & Chabal
Information sur le concours de Marseille rajoutée au tampon sur la correspondance de Puech & Chabal Ibid., lettres des 1er et 26 juin 1911.

Ces grands concours, qui influencent en partie le destin des entrepreneurs du génie sanitaire et sont suivis par les autres municipalités, mobilisent donc les acteurs de l’assainissement urbain à un degré plus important que les concours sur plans ou sur projets. Ce sont des moments cruciaux d’interactions entre inventeurs, experts, élus et citadins, dont la résonance dure plusieurs mois, sinon plusieurs années. Ils dénotent également l’importance accordée par les édiles à la possibilité de pouvoir juger sur pièces et leur volonté de ne pas s’engager trop vite dans un projet pouvant se révéler hasardeux...

Notes
1263.

Arch. Paris, VO3 126, note sur papier à en-tête de la Compagnie générale de l’Ozone, 5 mars 1908. Le dossier comporte d’autres lettres de Postel-Vinay et Otto écrites à la même période, et la décision du comité consultatif du contentieux de la préfecture de la Seine, 6 avril 1908, qui refuse la modification des résultats du concours consistant à remplacer « procédé Marmier et Abraham » par « procédés Otto et Marmier-Abraham réunis ».

1264.

Exemple en 1927 (AM Nice, 1O 30).

1265.

Arch. Paris VO3 220, examen de projets d’adduction d’eau par F. Diénert (1913).

1266.

Expériences menées en France par les physiciens Henri et Helbronner à Paris, et par le Dr Thomas Nogier, collaborateur du professeur Courmont, à la Faculté de Médecine de Lyon.

1267.

Eau et hygiène, n°6, avril 1910, quatrième de couverture.

1268.

TSM, juin 1912, p. 148.

1269.

TSM, mai 1912, p. 113-115 et septembre 1912, p. 237-239 (lettres de Desrumeaux). Le rapport officiel est publié entre mars et juin 1912.

1270.

En effet, Edmond Bonjean, chef du laboratoire du Conseil supérieur d’hygiène publique de France, ne fait pas partie de la commission officielle.

1271.

Eau et hygiène, n°10, avril 1911.

1272.

AD Vaucluse, 2O 54/15, rapport de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées du département, 28 décembre 1910, sur l’avenant du 21 décembre 1910 au traité du 29 septembre 1907 entre la ville de l’Isle-sur-Sorgue et Puech & Chabal.

1273.

E. Bonjean, « Essais institués par la Ville de Marseille pour l’épuration des eaux du canal destinées à l’alimentation publique », TSM, août 1911, p. 178.

1274.

Ibid., p. 179.

1275.

TSM, juin 1912, p. 149.

1276.

AM Avignon, 3N 18, télégramme de Marseille, 13 mars 1911 : « Commission n’a pas terminé ses travaux - aucun système adopté encore ».

1277.

Ibid., lettre du 1er juin 1911.

1278.

Ibid., lettres des 1er et 26 juin 1911.