C/ L’aide étatique à la décision : une discrétion française

Même si les ingénieurs des corps de l’État, particulièrement ceux des Ponts et Chaussées, ont pu faire bénéficier les communes de leur compétence pour mettre au point un projet édilitaire, reste à savoir dans quelle mesure l’État français, que l’on présente souvent comme centralisé, et qui impose des procédures administratives lourdes, a cherché à accélérer un mouvement d’amélioration de l’environnement urbain ou à favoriser des prises de décision par les administrations locales.

Pour aider les municipalités, une initiative lucide, pionnière et avortée, est promue par un certain Montant, député de Seine-et-Marne, dès 1896. Il dépose un projet de loi visant à ce que les communes « prennent l'initiative des travaux d'assainissement », et des adductions d'eau en premier lieu, en leur garantissant, avant même un éventuel soutien financier (articles 5 à 9) du texte, un appui technique de l'État. Pour cela, il propose de créer « au Ministère des Travaux publics un service des eaux d'alimentation annexé au service ordinaire des ponts et chaussées » (article 1), dont la mission serait d'étudier les possibilités d'alimentation en eau de source sur toute la France (article 2) et d'élaborer les projets municipaux (articles 2 à 4)1306. Trois ans plus tard, un texte semblable revient devant une commission parlementaire, enrichi d'un chapitre sur les périmètres de protection des sources, mais encore en vain1307.

Jusqu’aux années 1920, il semble que seules des circulaires relatives aux formalités à accomplir pour la présentation d’un projet municipal d’adduction d’eau potable (lesquelles s'alourdissent au fil des textes), et des instructions du Conseil supérieur d’hygiène publique sur l’assainissement (1905 et 1909), aient été susceptibles de guider les administrations locales désireuses d’entreprendre de grands chantiers sanitaires. On doit garder en mémoire que le Ministère de l’Hygiène créé en 1920 reste très peu doté en moyens humains et financiers et que l’hygiène sociale et la lutte contre la tuberculose constituent ses priorités1308. Les instructions publiées au J.O. sont ensuite relayées en direction des administrations municipales par les préfets et par les entrepreneurs. Quelques traces d'actions de sensibilisation des édiles aux questions d'assainissement subsistent, comme un Guide de l'eau édité en 19341309. En 1924, puis en 1929, des instructions sur l’épuration des eaux potables sont formulées par le Conseil supérieur d’hygiène publique. Suite aux dernières, Philippe Bunau-Varilla, dont le procédé de « verdunisation » n’est pas mentionné par le texte approuvé par le Conseil supérieur d'hygiène publique, suscite une polémique1310.

En 1930, le nouveau Ministère de la Santé publique1311 innove en décidant d’ouvrir un concours « pour la création d’un procédé rapide de destruction des ordures ménagères, spécialement conçu pour de petites et moyennes agglomérations »1312 ; les conditions de fonctionnement examinées par le jury sont jugées en fonction de leur capacité à permettre « l’assainissement des moyennes et petites villes, et cela par des moyens économiques et réalisables et des systèmes facilement extensibles »1313. Le concours est prévu à l’origine en deux temps : une première phase de concours sur titres et sur pièces (croquis de systèmes), une deuxième phase d’essais pratiques dans un emplacement choisi dans la banlieue parisienne. Cette deuxième partie, potentiellement trop onéreuse, est remplacée par une visite d’usines en fonctionnement, effectuée par une commission composée exclusivement de membres du Conseil supérieur d’hygiène publique de France1314. 15 sociétés participent à la première phase, 7 seulement à la deuxième : la différence s'explique par le fait que certaines n'ont que des brochures explicatives à distribuer, mais pas encore d'usines à montrer. La très grande majorité des entreprises spécialisées dans le traitement des déchets ont pris part à ce qui semble avoir été le seul concours « national » dans le champ du génie sanitaire au cours de la période considérée. Seul absent notable (et de taille), la CAMIA, alors leader du marché français. Sortie victorieuse de la compétition1315, la Société Union des Services Publics, constituée peu avant, semble en tirer profit : au-delà des 30 000 F destinés à la dédommager d’une partie des frais de participation1316, elle décroche la plupart des contrats de construction d’usines d’incinération des années 1930, en exploitant des brevets étrangers (Heenan & Froude), et en débauchant l’ingénieur-fondateur-administrateur de sa rivale (CAMIA), Antoine Joulot. La dynamique des années 1930 est clairement en faveur de l’USP ; après 1932 et l'édification d'une usine à Cherbourg, nous ne connaissons pas de réalisation de la CAMIA. Le procédé concurrent de la fermentation ou « zymothermie », classé second1317, tire moins d’avantages de sa récompense puisque seule l’usine de Narbonne est construite après le concours, venant s’ajouter aux installations de Cannes, Valence et Aix-en-Provence, déjà en fonctionnement, et d'Avignon, en construction. Enfin, l’ingénieur René Planchon, qui semble avoir agi seul à Livry-Gargan, en perfectionnant un type de four fonctionnant à Hambourg, obtient le troisième prix1318. Les autres concurrents « malheureux » sont Louis Garchey, ingénieur qui avait obtenu des marchés dans les cités HBM du département de la Seine (Vanves et Le Plessis-Robinson), le commandant Jacques Anger (évoqué plus haut), la Compagnie française de salubrité pour un four étranger, et une société énigmatique et très vite disparue, le GETIC1319.

A l’étranger, à notre connaissance, l’aide des institutions centrales passe par l’organisation de stations expérimentales de recherche scientifique et technique subventionnées par des fonds publics, ou de commissions officielles chargées d'établir une position dans le débat technique. C’est ainsi que la Prusse crée à Berlin, en 1901, un Institut expérimental sur l’épuration des eaux potables et usées. L'État du Massachusetts avait ouvert la voie plus d'une décennie auparavant en créant une station expérimentale à Lawrence, par laquelle passent les grands noms du génie sanitaire américain. Au Royaume-Uni, une « Royal Commission on Sewage Disposal » fonctionne durant plusieurs décennies : elle visite les installations existantes et livre des rapports volumineux (son cinquième rapport fait 3000 pages et est suivi de plusieurs appendices)1320. Dans l'entre-deux-guerres, le Ministry of Health tient une statistique scrupuleuse des coûts des services de collecte et traitement des ordures dans les villes et districts de plus de 30 000 habitants, conseillant les Corporations où les résultats économiques sont jugés insatisfaisants, édictant des recommandations techniques pour bien organiser un dépôt contrôlé d'ordures, etc.1321 Même si plusieurs dizaines de milliers de francs ont été consacrés aux recherches sur l'épuration des eaux d'égout par la Caisse nationale des recherches scientifiques entre 1904 et 19141322, rien de comparable à ce qui existait dans ces pays ne peut être trouvé en France, si l'on en croit les regrets des ingénieurs sanitaires dans les années 1930. Dans un article publié par la Technique Sanitaire, deux d'entre eux expliquent que l’innovation devrait venir moins des villes que d’un soutien de l’État aux expériences. Ils formulent le vœu « que les ministères compétents examinent la possibilité de soutenir ou d’encourager par les moyens les mieux appropriés les chercheurs français, soucieux de créer une technique de l’assainissement spécifiquement française »1323. Si l'entre-deux-guerres est une période décisive pour l'affirmation d'une volonté « technocratique »1324, faisant correspondre la modernisation de l'économie et du pays avec l'engagement plus fort de l'État dans divers domaines dont l'encouragement à la recherche1325, rien de tel n'est perceptible en matière de génie sanitaire. L'augmentation de la productivité de l'agriculture, l'amélioration des réseaux de communication, la solution de la question du logement, ont semble-t-il beaucoup plus mobilisé les ingénieurs proches du pouvoir que les questions d'équipement destiné à améliorer l'environnement urbain et péri-urbain1326.

Cet examen des modalités d’expertise et d’aide à la décision des administrations locales a montré que, comme dans le cas des procédures documentaires, la diversité est de mise, dans le fonctionnement comme dans la composition des instances consultatives auxquelles on fait appel. Quelques traits communs peuvent cependant être dégagés. En général, les commissions d’études relatives aux ordures ménagères sont strictement locales, ce qui n’empêche pas des correspondances éventuelles avec des experts extérieurs ou d'autres municipalités, ou l’organisation d’un voyage d’études préalable à la décision1327. Pour la question des eaux, la commission est plus souvent mixte et ouverte à des personnes renommées. Ces dernières, participant également à des instances consultatives officielles (CSHP) ou aux commissions des sociétés spécialisées (AGHTM, SMP), sont sollicitées pour donner leur avis sur l’assainissement général d’une ville et l’épuration des eaux d’égout. Ce sont généralement les ingénieurs locaux qui font le lourd travail de comparaison des projets et de production des rapports discutés ensuite par les membres non spécialistes de la commission extra-municipale. Les concours des années 1905-1914 font l'objet d'un investissement financier, scientifique ou symbolique intense de la part des acteurs intéressés : entrepreneurs, experts, municipalités. Les témoignages à leur sujet révèlent les décalages entre les inventeurs, désireux de décrocher des marchés, et les municipalités, très souvent frileuses au moment de conclure la compétition. Les administrations urbaines ont, à leur décharge, à faire face à des systèmes innovants, concurrents, et à des experts partagés ; l'État ne vient guère s'immiscer dans la procédure de décision, se contentant de rejeter par le biais du Conseil supérieur d'hygiène les projets qui semblent mal conçus. Avant d'examiner le rôle tenu par les projets réalisés au sein des réseaux d'échange d'information, il faut justement s'intéresser aux dernières étapes (rédaction des projets et approbation des dossiers administratifs) et mettre en lumière les types d'acteurs à qui les élus locaux font appel pour établir ces dossiers.

Notes
1306.

La Technologie Sanitaire, 2e année, n°2, 15 août 1896, « Projet de création d'un service des eaux d'alimentation en France », p. 42-47.

1307.

« Proposition de loi concernant le captage, l'adduction, la distribution et la protection des eaux potables dans les communes en France (eaux d'alimentation) », Le Génie sanitaire, mai 1899, p. 4-5 et juin 1899, p. 3-5.

1308.

Lion Murard et Patrick Zylberman, L’administration sanitaire en France dans l’entre-deux-guerres. Le ministère de l’hygiène : création et action, CERMES, Convention MIRE-INSERM, 1996.

1309.

Guide de l'eau et de l'assainissement 1934, Paris, Éditions Olivier Lesourd, s. d., 456 p.

1310.

A travers divers textes ou conférences, dont on retrouve des extraits dans le Guide pratique et théorique de la Verdunisation, Paris, J-B. Baillière, 1930.

1311.

Les versements 1976 0145 et 1976 0153 du Centre des archives contemporaines de Fontainebleau contiennent probablement des documents intéressants sur la façon dont le Ministère et le Conseil supérieur d’hygiène publique ont abordé le problème des ordures ménagères, mais ils sont incommunicables depuis 2004 et jusqu’à nouvel ordre pour cause d’amiante dans le bâtiment où ils sont stockés.

1312.

Urbanisme, n°16, juillet 1933, article évoquant le fait que le maire de Livry-Gargan, en banlieue parisienne, avait été mis au courant du concours (nous soupçonnons que l'ingénieur René Planchon, par ailleurs primé au concours, était conseiller municipal de Livry-Gargan).

1313.

CSHP 1932, p. 171.

1314.

Ibid., p. 171-174.

1315.

Elle ne se prive pas de le faire savoir aux villes qu'elle démarche : AM Montluçon, 9M 1, lettres de l'USP au maire de Montluçon, 6 novembre 1937 et à l'ingénieur de la ville, 14 octobre 1938.

1316.

AM Aix-les-Bains, 1O 295, copie de la lettre du directeur de l’hygiène et de l’assistance, au directeur de la Société USP, 14 avril 1932.

1317.

AM Valence, 1M 92, lettre de Jean Verdier au maire de Valence, 26 mars 1932. Jean Verdier, ingénieur des Arts et Manufactures, avait introduit dans ces villes méditerranéennes une méthode inventée à Florence par le Dr Beccari.

1318.

CSHP 1932, p. 170.

1319.

A propos du Groupement d’Ingénieurs pour études techniques, industrielles et commerciales : « cette société dont le siège était à Paris, 46 rue de la Victoire, n’est plus à cette adresse et nous n’avons pu savoir où elle se trouve ni qui l’aurait remplacée le cas échéant » (CSHP 1932, p. 193).

1320.

Son action fait l’objet de comptes rendus réguliers dans la Revue d’hygiène et de police sanitaire, notamment par l’industriel Bernard Bezault qui traduit, commente et résume le Ve rapport de la commission (« Sur le 5e rapport de la Commission royale du « Sewage » en Angleterre », RHPS, décembre 1908, p. 1091-1101; article similaire : TSM, décembre 1908, p. 325-329).

1321.

L'action du ministère est présentée par J.C. Dawes à la conférence de Lyon (1934) de l'Union Internationale des Villes sur les ordures ménagères (p. 9-83 du volume des actes).

1322.

50 000F en 1904, la même somme en 1905, 40 000F en 1906 et 50 000 F en 1907 pour les recherches dirigées par Albert Calmette. Le cercle des bénéficiaires s'élargit à partir de 1907. 64 700 en 1911 et 57 500 en 1912 (BU Rockefeller, Lyon, Rapports 1905-1906-1907-1911-1912).

1323.

Robert Le Lan, Raymond Gaultier, « Considérations pratiques sur le traitement des eaux d’égouts », TSM, juin 1936, p. 124-132.

1324.

Gérard Brun, Technocrates et technocratie en France, 1918-1945, Paris, Albatros, 1985.

1325.

Par exemple : fondation d'organismes publics ou semi-publics comme l'ONIA, l'Institut de recherches agronomiques, l'Office national des recherches scientifiques et des inventions, dont le premier directeur est Jules-Louis Breton (ministre de l'Hygiène en 1920) ; Bruno Marnot, Les ingénieurs au Parlement sous la IIIe République, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 283.

1326.

Pour une étude d'ensemble des élites parlementaires compétentes sur le plan technique, voir Bruno Marnot, Les ingénieurs au Parlement sous la IIIe République, op. cit. Pour une monographie, Stephen D. Carls, Louis Loucheur, 1872-1931, ingénieur, homme d’État, modernisateur de la France, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2000.

1327.

C’est le cas à Lyon en 1930 où l’on va voir des usines fonctionnant avec les procédés des sociétés concurrentes.