a) Les ingénieurs de l’État : auxiliaires naturels des municipalités ?

Commençons par l'appel aux techniciens au service de l'État, qui apparaît comme un phénomène classique dans certains départements de l'enquête (notamment en Savoie et en Haute-Savoie), mais également ailleurs1335. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées en poste dans les services départementaux ont parfois, surtout durant la fin du XIXe siècle, des camarades exerçant dans les services municipaux des grandes villes. La compétence des ingénieurs de l’État (Ponts et Chaussées, Travaux publics de l’État, Génie rural) est bien évidemment indispensable aux petites communes, qui n’ont pas de moyens humains pour mettre au point des projets techniques. L’histoire de ces adductions d’eau rurales reste d’ailleurs en grande partie à écrire. Le périodique L’eau recense qu’avant-guerre, en 1938, on pouvait compter « 57 Assemblées départementales dont l’intervention, très variable d’un département à l’autre, contribuait à susciter les initiatives, à coordonner les études et à alléger la tâche des municipalités. Le Conseil général faisait appel à l’un ou l’autre des services techniques compétents : Génie rural ou Ponts et Chaussées »1336. La municipalité de Chambéry exprime à plusieurs occasions sa satisfaction – partagée par les experts du Conseil supérieur d'hygiène publique – envers les projets d’adduction d’eau dressés pour elle par les ingénieurs en chef des Ponts et Chaussés du département. Une telle confiance est partagée par de nombreuses autres administrations locales, telle Aix-en-Provence qui utilise les ressources des services départementaux pour élaborer son projet d’assainissement, après avoir organisé un concours1337. Romans se trouve confrontée aux limites techniques de son architecte-voyer et fait appel aux ingénieurs de la Drôme1338. Le recours aux compétences des ingénieurs départementaux est également traditionnel à Annecy1339.

L’ingénieur peut toutefois être très critique (ou très scrupuleux). Début 1932, les élus de Saint-Claude ne reçoivent pas de gaieté de cœur les remarques de l'ingénieur en chef du service vicinal du Jura sur les sections des canalisations d'égout, alors qu'ils sont engagés dans une course contre la montre pour faire approuver et subventionner leur projet d'assainissement afin de démarrer les travaux destinés à occuper les chômeurs de la localité. L'adjoint aux travaux, conseiller général, écrit au ministre de la Marine, Charles Dumont (également sénateur du Jura et président du Conseil Général), que cet ingénieur « faisait des objections inacceptables qui n’étaient pas de son ressort » et que lors de la première conférence entre les élus et lui, « sa proposition allait à l’encontre du but recherché, puisqu’elle ne laisserait que pour 2 mois de travail à nos chômeurs, le gros de la dépense consistant en fourniture de buses faites dans des usines situées ailleurs que dans notre région »1340. Le parti san-claudien finit par obtenir ce qu'il veuten faisant avouer à l'ingénieur que ce dernier ne doit expertiser que ce qui a trait à l'hygiène, alors que les questions de canalisations sont le domaine d'un autre rapporteur, de la Commission des Bâtiments Civils.

L'ingénieur des Ponts et Chaussées du service départemental est donc un sérieux auxiliaire technique tout au long de la période considérée, mais le revers de la médaille réside dans son indépendance. Les solutions qu'il préconise peuvent ne pas convenir à la municipalité, dont les objectifs ne sont pas forcément compatibles : économies financières, satisfaction d'entreprises locales de travaux publics, etc.

Notes
1335.

Sur 21 projets dans le Var, tous sont élaborés par des ingénieurs des Ponts et Chaussées : Maurice Barral, De l'Alimentation en Eau potable des communes, Nîmes, imprimerie administrative Albin Pujolas et L. Méjan, 1914, p. 94.

1336.

L’eau, mars 1946, p. 25.

1337.

AM Chambéry, 1O bis 19, délibération du conseil municipal, 4 mars 1884. Ibid., 1O bis 16, manuscrit « Les eaux à Chambéry » (rapport du maire lu au conseil municipal vraisemblablement en septembre ou octobre 1906). Ibid., 1O bis 15, Comité consultatif d’hygiène publique de France. Rapport de M. Jacquot sur le projet d’alimentation en eau de Chambéry, 17 juin 1895. AM Aix-en-Provence, D1 37, procès-verbal de la séance du conseil municipal du 14 octobre 1909.

1338.

AM Romans, 1O 8, rapport de l’ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées, 30 avril 1892, et avis de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Bousigues, 11 mai 1892.

1339.

Bernard Barraqué, Les services municipaux d’Annecy, op. cit., p. 64.AD Haute-Savoie, 2O 586.

1340.

AM Saint-Claude, 3D 2, lettre du conseiller général à Charles Dumont, 12 janvier 1932.