Si les ingénieurs de l'État sont un recours logique, il n'en demeure pas moins que les communes doivent solliciter l'autorisation du préfet pour s'attacher partiellement leurs services. Comme ils ont d'autres occupations, la procédure d'élaboration du projet municipal en est parfois ralentie, sans compter les mutations de personnel dans un autre département. En l'espace de deux ans, Brive confie la préparation de son plan d'aménagement au service départemental des Ponts et Chaussées, puis doit admettre que le projet est au point mort et se met à chercher un autre « homme de l'art » pour l'exécution de la tâche1341. Pour la mise au point des grands projets urbains, l'espace demeuré libre, entre des services municipaux pas toujours assez étoffés ni compétents et des services départementaux pas nécessairement assez disponibles, est occupé par l'« ingénieur conseil ».
Cette appellation cache un homme qui n'a pas forcément la même trajectoire ni les mêmes intérêts. Tout d’abord, il peut appartenir au groupe des ingénieurs municipaux et offrir sa compétence, ainsi qu'une partie de son temps, tout en travaillant pour une autre collectivité locale. On se consulte entre collègues : à Annecy, l’architecte-voyer explique au maire qu’il a « fait le choix de la balayeuse Durey-Sohy sur les conseils de M. Luya, directeur du service de voirie d’Aix-les-Bains qui a expérimenté plusieurs types »1342. Cet esprit de camaraderie aboutit dans les années 1930 à la création de l’association « Ingénieurs des Villes de France » sous l’impulsion du directeur des services techniques de Dieppe, Marcel Cazeau, et de l’ingénieur en chef de Lyon Camille Chalumeau1343. Les consultants les plus célèbres et plus prestigieux sont les ingénieurs en service à Paris, tel Georges Bechmann : « les ingénieurs de tous les pays venaient lui demander des avis ; il a fait des rapports ou donné des consultations pour distribution d'eau ou travaux d'assainissement à Périgueux, Brive, Troyes, Reims, Caen, Le Havre, Boulogne-sur-Mer, Nantes, Biarritz, Toulon », et est appelé jusque dans des villes comme Turin et Athènes1344. Il fait donc partie des hommes consultés par Biarritz lorsque la municipalité décide « de faire appel aux lumières d’éminents spécialistes dont les avis font autorité en matière d’assainissement »1345. Dans l’entre-deux-guerres, son successeur François Sentenac prend le relais, consulté par différentes municipalités provinciales1346. Quant à Édouard Imbeaux, il semble avoir joué un rôle important dans les questions d'hygiène urbaine pour de nombreuses localités, petites et grandes, de l'Est de la France1347, mais aussi de l'Ouest (Fougères, Dinard), du Centre (Tours) et du Sud-Ouest (Bergerac, Biarritz)1348.
Mais le véritable ingénieur conseil (qui se présente parfois comme « ingénieur hygiéniste » dans le domaine qui nous occupe), est un professionnel, indépendant de toute commission versée par une entreprise ou de tout emploi stable dans la fonction publique1349. En France, durant les Trente Glorieuses, l’expertise indépendante en matière de génie sanitaire perdure1350, et les bureaux d’urbanistes fleurissent1351. Aux États-Unis, c'est un véritable métier, reconnu par le reste de la profession. Après un début de carrière parfois mené dans le giron municipal, les plus expérimentés créent des cabinets et publient dans les revues spécialisées. L'un des plus célèbres, Rudolph Hering, est même appelé au Canada pour conseiller Toronto (1887, 1909) et Winnipeg (1882, 1897, 1913)1352. Pittsburgh, en proie à de sérieux problèmes de pollution, s'attache les services du cabinet d'Allen Hazen et de George Whipple, ingénieurs les plus renommés en matière d'épuration de l'eau, qui produisent un rapport sur l'assainissement de la grande cité industrielle1353. Durant sa carrière, George Fuller est consulté « dans plus de cent cinquante villes différentes »1354. En France aussi, l’ingénieur municipal peut quitter le service public pour s’établir à son compte, comme François Daydé, fondateur d’un important cabinet d’ingénierie conseil à Lyon1355, et Alphonse Donzet, ingénieur du service des eaux de Limoges, qui étudie les projets d'alimentation en eau de localités régionales avant de s’installer comme ingénieur conseil. Georges Bechmann crée, dans le contexte de la naissance de l'urbanisme, un « Office spécial d'Ingénieurs consultants » qui démarche dès 1919 les administrations pour l'établissement de plans de villes, et s'associe avec des géomètres, des architectes et des aviateurs au sein de l'Union urbaniste1356. Le terme peut enfin être équivoque : l’ingénieur sanitaire Pierre Gandillon s’intitule « ingénieur conseil » des villes de Dieppe, Rouen et Villeneuve-Saint-Georges1357. En effet, il réalise les plans d’un système d’égouts à air comprimé pour des quartiers de ces villes : c’est donc moins un ingénieur conseil qu’un entrepreneur ayant obtenu un marché, même si Villeneuve-Saint-Georges lui décerne officiellement ce titre1358. Les entreprises elles-mêmes proposent les services de leurs « ingénieurs conseils » quand elles démarchent les municipalités. Ces ambiguïtés savamment entretenues témoignent d'un marché étroit et hautement concurrentiel.
D'après les archives consultées, l'un des meilleurs ingénieurs sanitaires indépendants, au début du XXe siècle, est le Nîmois Augustin Bonfort. Avant d'être l'auteur d'un projet de distribution d'eau pour la ville où il réside, il obtient le premier prix au concours d'assainissement d'Annecy (1906) et voit son projet exécuté, puis participe dans la foulée au concours de Toulouse où il obtient ex-æquo le troisième prix (les deux premières places n'étant pas attribuées), et à celui d'Aix-en-Provence où il est à nouveau récompensé1359. On en sait peu sur la méthode de travail de ces hommes (combien d'employés dans leurs bureaux ; combien de projets potentiellement traités en même temps). On a vu plus haut (chapitre IV, exemple de Clermont-Ferrand) que les villes leur confient parfois même la tâche initiale de récolte de renseignements afin de pallier l'insuffisance de leurs services techniques. À partir de l'entre-deux-guerres apparaissent de plus grosses structures dans le génie sanitaire1360, d'autant que des passerelles se créent entre l’activité de conception et celle de consultant : outre « Eau et Assainissement », filiale de Pont-à-Mousson, la « Compagnie industrielle de travaux d’édilité » (CITE), filiale des Établissements Schneider, tente de s’immiscer – apparemment sans succès – dès le début des années 1920, sur le marché du traitement des ordures ménagères. Ses brochures très générales prouvent son manque d’expérience1361. On la retrouve une dizaine d’années plus tard, désormais dénommée « Compagnie industrielle de travaux et d’études ». Elle s'attache les services de René Planchon, « ingénieur-conseil spécialiste », lauréat du concours du Ministère de la santé publique sur le traitement des ordures (1932) et travaillant également dans le domaine des déchets d'abattoirs1362. Elle fait office d’ingénieur conseil de la ville de Bourg-en-Bresse pour son projet d’assainissement ; la municipalité lui confie l’élaboration de l’avant-projet et elle dresse le programme de concours pour la station d’épuration. Son action est apparemment appréciée des élus, car en février 1936, après l’adoption de l’avant-projet, le maire écrit à un ingénieur de la société en lui disant que « c’est un beau jour que celui où la Providence vous a mis sur notre chemin »1363.
Ce ne sont donc pas les hommes qui manquent pour offrir leurs compétences aux municipalités dépourvues. Certains conseillers se méfient d'ailleurs d'un système où l'usage persiste de rémunérer les directeurs de travaux (architectes ou ingénieurs), au pourcentage (généralement 5% du montant total du devis) : « les hommes sont des hommes ; si vous les rétribuez à tant pour cent, vous les encouragez à trouver, en cours d’exécution, que de nouveaux travaux sont nécessaires. Si, au contraire, vous fixez par avance, d’après le devis, comme je l’ai fait, que le travail s’élèvera à deux millions et si vous donnez cent mille francs d’honoraires fixes, c’est encore 5% ; mais vous verrez qu’avec ce mode de rétribution, les architectes ne trouveront plus si facilement en cours d’exécution que des travaux nouveaux sont indispensables (Rires) »1364.
AM Brive, 1O 72, délibération du 17 octobre 1919 et 1O 76, lettre de l'ingénieur en chef, 5 octobre 1922.
AM Annecy, 1O 203, lettre du 28 avril 1909.
Le fonds de cette association a été récemment versé aux archives municipales de Lyon (cote 180 II).
Citation : TSM, avril 1927, p. 100. Sur Turin, Le Génie sanitaire, n°3, 1891, p. 44. Sur Athènes, Konstantinos Chatzis et Georgia Mavrogonatou, « Eaux de Paris, eaux d'Athènes, 1830-1930 : histoires croisées d'un réseau urbain », communication à la IXe Conférence européenne d’histoire urbaine, Lyon, 27 août 2008.
AM Biarritz, 5I 1, brochure Ville de Biarritz. Projet général d’assainissement. Exposé de M. Forsans, maire. Rapport de M. le Docteur Gallard au nom de la Commission d’assainissement. Conseil municipal séance du 7 avril 1907, Biarritz, Imprimerie E. Seitz, 1907.
AM Aix-les-Bains, 1O 276, lettre de Sentenac au maire d’Aix, 24 avril 1930. Ibid., 1O 293. Divers documents sur son activité d’expertise, menée pour la ville jusqu’en 1938 ; dans ses notes au maire l’ingénieur municipal le qualifie de « notre ingénieur-conseil ».
Pour l'adduction d'eau dans les Vosges à Rupt-sur-Moselle, le Val-d'Ajol, Gérardmer (Annuaire statistique et descriptif des distributions d’eau et égouts de France, Paris, Dunod, 1931, p. 1152-1153) ; pour l'assainissement : à Belfort (AD Terr. de Belfort, 2O 10/36).
Annuaire statistique et descriptif des distributions d’eau et égouts, op. cit., respectivement p. 368, 378, 394, 229 et 774.
Odile Henry, « L’impossible professionnalisation du métier d’ingénieur-conseil (1880-1954) », Le Mouvement social, 2006/1, n°214, p. 41.
AM Brive, 1O 101, lettre du Bureau d’études et de recherches pour l’industrie moderne au maire de Brive, 27 juin 1957, au sujet de l'avant-projet d'assainissement de la ville conçu par le BERIM. AM Roanne, 7O 27 et 7O 30 : dans les années 1970, la municipalité fait examiner les propositions reçues pour le traitement des ordures ménagères par le bureau d’études BETURE.
Voir le chapitre IV de Viviane Claude, Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XXe siècle, Marseille, Éditions Parenthèses, 2006.
Hélène Harter, Les ingénieurs des travaux publics et la transformation des métropoles américaines, 1870-1910, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 340.
Joel Tarr, « Disputes over Water-Quality Policy : Professional Cultures in Conflict, 1900-1917 », The Ultimate Sink, Akron, Akron University Press, 1996, p. 159-178.
TSM, octobre 1934, p. 230 (nécrologie de George Fuller).
Ancien ingénieur du service des eaux de Lyon, il s’associe avec Marc Merlin, élève de l’École Centrale de Lyon. Il avait déjà conseillé la municipalité de Romans au tout début des années 1910, et reste en affaires avec elle dans les années 1920 (AM Romans, 1O 100).
TSM, avril 1927, p. 100 (nécrologie de Bechmann).
AM Lyon, 937 WP 157, carte de visite de Pierre Gandillon.
AM Rouen, 1O 3, lettre de la Compagnie française de salubrité au maire de Rouen, 13 septembre 1921.
AM Annecy, 4O 79, délibération du 20 juin 1904. AM Toulouse, ING 406, délibération du 22 avril 1908. AM Aix-en-Provence, délibération du 14 octobre 1909.
D'autres structures existaient dès le début du siècle dans certains domaines de l'ingénierie, telle la société GIROULOU, créée par deux camarades de l'École Polytechnique, Alexandre Giros et Louis Loucheur. Un autre polytechnicien, Albert Caquot, auteur de la circulaire prescrivant les normes de conception des projets d'assainissement après 1949, avait commencé dans le bureau Considère et avait élaboré le projet de la ville de Troyes vers 1910.
AM Lyon, 923 WP 271, copie de la lettre de Chalumeau à la CITE, 20 septembre 1922.
AM Belfort, 1M 14/3, brochure-annuaire Chambre Syndicale de l'Assainissement et des Industries de l'Hygiène [1935-1936], p. 16.
AM Bourg-en-Bresse, carton 2020, lettre du maire de Bourg à M. Blanchard, 29 février 1936.
AM Lille, délibérations du conseil municipal, 12 janvier 1899, p. 10.