c) Former des techniciens

Si les candidats à l'établissement de projets d'assainissement ou de traitement des déchets existent, nous avons cependant souligné précédemment que durant le premier quart du XXe siècle, les associations d’hygiénistes se plaignent de façon récurrente du manque de personnel suffisamment qualifié pour l’application de la loi de 19021365. Ils font référence au personnel employé par l'administration. Comme le déclare un directeur de bureau d’hygiène, « pour remplir les fonctions de conseil ou d’administrateur sanitaire, il faut être un professionnel, un hygiéniste de métier. Et, en dehors de quelques professeurs ou de quelques directeurs ou inspecteurs des services sanitaires, il n’y a que bien peu de spécialistes ! »1366 L’inquiétude n’existe pas uniquement chez les médecins-hygiénistes, qui ont lutté pour imposer l’enseignement de l’hygiène dans les facultés de médecine, ou qui ont renoncé à une carrière dans la clientèle. Elle est partagée par les ingénieurs et architectes spécialisés dans les questions sanitaires. Ces divers professionnels, qui se retrouvent au sein de la Société de médecine publique et de génie sanitaire et/ou de l’Association générale des hygiénistes et techniciens municipaux, soutiennent des projets d’établissement d’une formation officielle de « techniciens sanitaires ». Le projet émane d’abord de l’AGHTM, qui milite dès 1920 pour la formation « hygiéniste » des fonctionnaires sanitaires, puis pour la création d’un enseignement technique spécial1367. L'association rédige un programme de « brevet d’Hygiéniste-Technicien » dès 1922, et le présente au ministre de l’hygiène Paul Strauss, en lui disant que « les Pouvoirs publics peuvent être embarrassés pour le recrutement des hygiénistes, car il n’existe pas d’École spéciale qui prépare des spécialistes de cette nature »1368. C’est en 1924 que s’ouvre officiellement cette formation au CNAM ; dès octobre 1925, l’Association des anciens élèves de l’Institut de technique sanitaire du CNAM édite le premier numéro de son bulletin1369. La liste des premières promotions montre toutefois une prééminence d’ingénieurs parisiens : ingénieurs de la ville de Paris, centraliens, ingénieurs TPE. Quelques hygiénistes déjà en poste s’y forment, tels le Dr Messerli, du service d’hygiène de la ville de Lausanne, et son collègue le Dr Pissot, directeur du bureau d’hygiène de Versailles. Mais les techniciens municipaux provinciaux ne semblent pas avoir été nombreux à s’instruire en ce lieu : l’annuaire 1935 de l’association des anciens élèves ne recense que 45 membres provinciaux et, dans nos recherches, nous n'avons trouvé comme ancien du CNAM que l'ingénieur de Valence.

Les ingénieurs municipaux, ayant une formation souvent plus orientée sur le génie civil et les ponts et chaussées, doivent donc faire un gros travail de documentation lorsqu’ils ont à étudier des projets se rapportant au génie sanitaire1370. Ceux qui restent en poste assez longtemps peuvent mieux maîtriser les données locales, essentielles dans les projets d'eau et d'assainissement. C'est le cas de M. Dies à Aix-les-Bains et de Julien Lick (en poste de 1938 à 1967) à Valence. Lick, issu de l’École Supérieure des Travaux Publics de Léon Eyrolles, diplômé de l’Institut de Technique sanitaire du CNAM et « recruté après un brillant concours », se pose en expert pour défendre bec et ongles, à la fin de sa carrière, l’intervention des services techniques municipaux dans le domaine de l’eau et le maintien d’une régie municipale : « pourquoi charger la Compagnie générale des Eaux de poursuivre et d’entreprendre des études déjà faites par les Services techniques municipaux »1371 ?

Du côté des directeurs de bureaux municipaux d'hygiène, le recours n'est pas plus fréquent à l'Institut de Technique Sanitaire du CNAM, et fait plutôt l'effet d'une démonstration de militantisme hygiéniste de la part de médecins déjà aguerris, comme le Dr Pissot, directeur du Bureau d'hygiène de Versailles dès 1908. A cause des fonctions nombreuses que leur confèrent les lois de 1902 puis 1935, ils sont écartelés entre des tâches techniques (de plus en plus déléguées à du personnel de laboratoire, comme la surveillance bactériologique des eaux potables), et des tâches de prévention et d'hygiène sociale.

Des ciseaux, de la colle... et de la matière grise !
Des ciseaux, de la colle... et de la matière grise ! AM Villeurbanne, 1O 66, feuilles volantes avec divers documents et coupures de presses sur la question des égouts.

Enfin, qu'en est-il des spécialistes de « l'urbain » ou du « municipal » ? L’entre-deux-guerres est la période où les « techniciens » envahissent l’administration. Comme leurs collègues hygiénistes pour le génie sanitaire, les réformateurs municipaux souhaitent créer des lieux dédiés à la formation des administrateurs et/ou des « urbanistes » (ce dernier terme étant alors pris dans un sens large de « spécialiste des questions urbaines »), ce qui est chose faite dès la fin du premier conflit mondial. Succédant à l'Institut d'Histoire, de Géographie et d'Économie Urbaine créé en 1915 par Marcel Poëte et d'autres réformateurs de la Belle Époque, l'École des Hautes Études Urbaines inaugure ses enseignements en 1919. Cinq ans plus tard, elle devient un « Institut d'urbanisme » rattaché à l'université de Paris1373. Un petit nombre d'animateurs, identiques à ceux des réseaux de coopération documentaire entre villes, est à leur tête. Mais là encore, nous n'avons guère d'indices pour entrevoir une quelconque influence ou attraction exercée par les urbanistes parisiens sur les municipalités de province. Quelques monographies sont consacrées par des étudiants de l'Institut à leur ville d'origine, puis parfois publiées dans La vie urbaine, où collaborent également des universitaires reconnus. En dehors de la région parisienne, où les réseaux d'acteurs permettaient de lier la recherche et la réflexion intellectuelle à l'Institut et à l'intérieur de l'administration et de l'expertise para-étatique1374, les preuves d'un impact de son travail dans la gestion des problèmes urbains de province restent à trouver ; c'est plutôt du côté du travail administratif, à travers l'École nationale d'administration municipale (ENAM) que des méthodes et des principes ont dû se propager. En ce qui concerne les plans d'aménagement, d'extension et d'embellissement, il est difficile d'avoir un panorama national des concepteurs, du fait de la dispersion des sources. Force est de constater la grande diversité des situations entre des villes de même taille (autour de 20 000 habitants). Annecy fait appel à un grand nom de l'urbanisme, Jean-Marcel Auburtin. Chambéry y renonce, en raison des exigences financières de l'architecte. Brive, après avoir attendu en vain que les ingénieurs départementaux des Ponts et Chaussées consacrent du temps à son projet, choisit son ingénieur municipal, dont le travail recueille des compliments unanimes. Cet « ingénieur urbain »1375, comme le qualifie le directeur du bureau municipal d'hygiène met au point un véritable projet d' « urbanisme moderne »1376, dont le retard dans l'approbation (10 ans entre l'achèvement de l'avant-projet et la déclaration d'utilité publique en 1936) semble plus dû à la lourdeur des procédures administratives qu'à des lacunes ou des vices de conception1377.

Au final, ressort le contraste entre l'apparition de lieux innovants en matière d'enseignement sur les questions urbaines, et un recours très classique aux ingénieurs du corps des Ponts et Chaussées. Quant aux ingénieurs sanitaires « conseil », ils sont peu visibles. Leur faible poids sur le marché du génie urbain français peut provenir de plusieurs facteurs : d'une part, un relatif désintérêt d'ingénieurs ou d'élus en général pour les questions d'hygiène publique (hypothèse sur laquelle nous reviendrons dans le dernier chapitre) ; d'autre part, l'étroitesse du marché se conjugue avec la méfiance des administrateurs locaux à l'égard des concepteurs indépendants, dont la compétence est moins reconnue que celle des fonctionnaires qui ont déjà pu faire leurs preuves dans d'autres chantiers, mais sans être forcément les meilleurs spécialistes de la question à résoudre.

Notes
1365.

Voir supra, chapitre III.

1366.

Dr Lafosse, « Le certificat d’études d’hygiène de l’université de Toulouse », RHPS, juin 1905, p. 481.

1367.

Pour un récapitulatif de ses démarches et des réflexions collectives sur le sujet, voir « Le brevet d’hygiéniste-technicien », TSM, septembre 1924, p. 201-204.

1368.

TSM, mars 1922, p. 54.

1369.

BnF, cote JO-82887.

1370.

Voir illustration ci-dessous pour l'exemple de Villeurbanne. Carnet de notes de l'ingénieur d'Annonay (milieu des années 1930) sur les divers procédés d'épuration des eaux : AM Annonay, 6O 1.

1371.

AM Valence, carton non coté sur la question des eaux, rapport du 6 février 1967. Lick tente de s’opposer, sans succès, à la délégation de service public dans le domaine de la distribution d’eau. Cette concession à la Compagnie Générale des Eaux débute au moment où Lick quitte le service municipal et prend sa retraite.

1372.

AM Villeurbanne, 1O 66, feuilles volantes avec divers documents et coupures de presses sur la question des égouts.

1373.

Rémy Baudouï, La naissance de l’École des hautes études urbaines et le premier enseignement de l’urbanisme en France, des années 1910 aux années 1920, École d’Architecture Paris-Villemin, ARDU, Paris VIII, janvier 1988.

1374.

A travers par exemple la figure, déjà évoquée, de Henri Sellier. Des fonctionnaires de la Préfecture de la Seine enseignent à l'Institut (Robert Lainville pour l'administration communale, François Sentenac pour l'art de l'ingénieur). Des professeurs de l'Institut donnent des sujets de thèse concernant des domaines où leur réflexion est en cours, tel William Oualid sur les questions de collecte des ordures ménagères, à une époque où la départementalisation de ce service est envisagée.

1375.

AM Brive, 1O 79, rapport du Dr Bonnamy, 9 septembre 1926.

1376.

AM Brive, 1O 80, extrait du registre des délibérations du conseil municipal, 10 juin 1927.

1377.

AM Brive, dossiers 1O 79 à 1O 92.