Les projets édilitaires destinés à s’attaquer aux problèmes d’environnement urbain sont généralement coûteux. Le prix et le montant de l’investissement nécessaire, les modes de financement (recours à l’emprunt sur des durées allant de 20 à 50 ans), peuvent être un obstacle : « la note à payer » serait selon certains le principal inconvénient d'un projet de tout-à-l'égout1379. Trois millions de francs pour les 70 000 citadins de Dijon vers 1906, soit 43 francs environ par habitant ; 320 000 pour le projet d'Oullins (10 400 habitants dont 8500 concernés par le réseau d'égout)1380. On est dans un ordre de grandeur normal pour les travaux d'adduction d'eau ou d'assainissement, qui peuvent varier en général de 20 F à 50 F par habitant selon les circonstances locales – peut-être aussi selon l'appétit des entreprises. Les projets de génie sanitaire s'inscrivent, en outre, dans un contexte général d'augmentation rapide des dépenses et de l'endettement municipaux : les premières passent de 16% à 30,2% des dépenses totales de l'État entre 1836 et 1912. Le second est multiplié par cinquante, en Allemagne, entre 1850 et 1910 et représente 39% de la dette nationale britannique en 1896 contre 12% en 18741381. Pour la mise en place de réseaux à l’échelle de la ville, la période entre l’élaboration du programme d’assainissement et son achèvement peut se révéler très longue. A la fin du XIXe siècle, on est conscient de la faiblesse des marges de manœuvre budgétaires et on cherche à réaliser un programme d’assainissement en étalant la dépense : « Quand on se trouve en face d’une œuvre comme celle dont il s’agit, dans une ville où l’on a déjà beaucoup fait, mais où il reste encore grandement à faire en matière d’assainissement, il est de toute nécessité d’arrêter un programme d’exécution qui permette d’échelonner la dépense, d’après la disponibilité budgétaire, en respectant le degré relatif des intérêts en souffrance »1382. Toutefois, la crainte de l’endettement semble plus être une caractéristique de la gestion « en bon père de famille » des municipalités radicales et opportunistes des années 1880. Après la révolution pastorienne et dans le sillage de la loi de 1902, les projets sanitaires peuvent s’appuyer sur une conviction plus forte des élus au sujet de leur utilité, voire de leur nécessité. Il faut dire qu’ils sont parfois rendus indispensables pour que la ville ne perde pas son rang. C’est le cas des stations thermales et touristiques, soumises à des exigences de standards hygiéniques, mais également des cités à forte garnison, où l’administration militaire menace de retirer ses troupes quand survient une épidémie de fièvre typhoïde – et passe même parfois à l'acte1383. Certains spécialistes recommandent alors de ne pas naviguer d'un extrême à l'autre : « il est important de prendre garde qu'à la suite d'une période d'inactivité dans le domaine de la science du nettoiement de la voirie, la période d'enthousiasme lui succédant ne conduise à d'autres extrêmes et ignore le sage principe administratif qui exige un service à la fois efficient et économique »1384. D'autres, dans l'administration centrale, cherchent à éviter des dépenses inutiles ou peu pertinentes. A partir de 1914, en échange du financement des projets municipaux d'assainissement, on décide que « tous les projets dont le devis paraîtra excessif seront soumis à un contrôle technique préventif ». La commission de répartition du produit des jeux « a pu, ainsi, aboutir à une réduction de 350 000F sur un projet de 1,5 million concernant la ville de Dax, et de même pour un projet présenté par Saint-Servan, 150 000F ont été réduits du chiffre prévu de 900 000F »1385.
De plus, les subventions de l'État ne peuvent suffire, même s'il distribue plus de 200 millions de francs entre 1903 et 1928 sur le fonds dit « du Pari Mutuel ». La loi de finances du 31 mars 1903 crée, entre autres (article 102), une caisse alimentée par un prélèvement de 1% sur les sommes misées au Pari Mutuel, dont le produit doit être affecté en subventions aux travaux d’adduction d’eau potable ; elle inaugure « un régime d’encouragement aux projets d’adduction d’eau potable en consacrant le principe de l’intervention financière de l’État en faveur de ces projets »1386. Le succès de ces subventions oblige l'administration à s'en tenir à une seule réunion par an de la commission de répartition des fonds, malgré les demandes en faveur d'une augmentation de la fréquence à deux ou trois1387, ainsi qu'à limiter à un plafond de 40% du montant des travaux et 400 000 francs au maximum la contribution de l'État. Pour contourner cette contrainte, certaines communes trouvent une astuce consistant à scinder le projet en diverses tranches et à faire une demande de subvention pour chacune. C'est le cas de Givors qui, grâce aux démarches de ses parlementaires locaux habitués des portefeuilles ministériels, Édouard Herriot et Justin Godart, obtient au total quelque 600 000 francs ; grâce à un rabais ultérieur de l'entreprise adjudicataire des travaux, la commune ne débourse que 430 449 francs pour un projet initialement estimé à près de 1 500 000 F1388. A peu près à la même époque, en pleine crise de chômage, la municipalité de Saint-Claude adopte une stratégie similaire sur les conseils de son « ministre » jurassien Charles Dumont1389.
‘« Ce qui doit nous rassurer en face de l'importance du sacrifice qui va nous incomber, c'est que nous pouvons faire appel dans cette circonstance, au concours de l'État et du Département, sans lesquels nous ne pourrions certainement pas assurer la réalisation de notre œuvre. Il existe en effet, instituée auprès du Ministère de l'Intérieur, une Commission de répartition du prélèvement sur le produit des Jeux qui peut attribuer des subventions importantes aux villes et aux communes pour des travaux d'assainissement. »1390 ’La loi du 15 juin 1907, évoquée dans cette intervention d'un médecin adjoint à l'hygiène au maire d'Aix-en-Provence, met en place un prélèvement de 15% sur le produit des jeux dans les cercles et casinos au profit des « œuvres d’assistance, d’hygiène et d’utilité publiques » poursuivies par les collectivités, « telles que constructions d’égouts, bains-douches populaires à bon marché, création de jardins ouvriers ». Comme pour le prélèvement sur les fonds du Pari Mutuel, la commission instaurée ne tient qu’une séance par an, au mois de novembre : tout dossier reçu après le 1er août au Ministère de l’Intérieur est reporté à la session de l’année suivante et doit donc attendre plus de quinze mois avant de recevoir une réponse1391. En 1909, la Commission de répartition du produit des jeux distribue 1 434 000 francs à des projets de construction d’égouts et d’assainissement émanant de 21 localités ; la moyenne (68 285 francs) cache la différence entre des grands réseaux subventionnés pour plusieurs centaines de milliers de francs, et des petits projets d’égouts (quelques milliers de francs). La Commission décide de ne pas prendre en compte les projets de villes de plus de 20 000 habitants qui n’auraient pas encore constitué leur bureau d’hygiène en application de la loi de 19021392.
L'alimentation de ces fonds a certainement toujours été insuffisante par rapport à l'effort demandé. Les crédits sont souvent épuisés assez vite, ce qui déclenche quelques remarques : « nous déplorons qu’on meure quatre fois plus de la typhoïde en France qu’en Allemagne ; mais nous distribuons chichement quelque argent pour l’assainissement et l’alimentation en eau potable »1393. Une note du début des années 1920 précise que les ressources annuelles n'atteignent pas 20 millions de francs, sur lesquels une somme de 4 à 6 millions va aux communes « dévastées » par la guerre1394. Cependant, le Dr Dequidt, vers 1929-1930, se félicite des progrès faits dans le financement au cours de cette décennie des années 19201395.
Enfin, dernier domaine du génie sanitaire et urbain étudié : tout ce qui a trait aux ordures ménagères. Avant les années 30, contrairement à ce qui peut se pratiquer ailleurs (Grande-Bretagne)1396, on ne trouve quasiment pas d'aide ou de subventions de l’État : les municipalités doivent donc emprunter pour financer leur usine de traitement des déchets. C’est le cas de l’administration d’Édouard Herriot, qui nourrissait déjà des projets avant 1914, repoussés pour plusieurs raisons, dont le manque de confiance envers une technologie récente – l’incinération – et la volonté de ne pas brusquer les syndicats agricoles. Au sortir de la guerre, l’ingénieur en chef Camille Chalumeau rappelle à son maire, à exactement deux ans d’intervalle, que la pratique de l’enfouissement ou du colmatage de trous par les ordures n’est qu’un pis-aller, sur le point d'être rendu impossible par le manque de terrains disponibles à proximité de l’agglomération1397. Une somme de 19 millions de francs est réservée à la construction d’une usine d’incinération dans l’emprunt de 117 millions contracté par la municipalité en 1924, mais lors de la séance du conseil municipal du 26 octobre 1925, la somme est désaffectée pour être employée à d’autres dépenses1398. Ce n’est qu’après un nouvel échec de l’ingénieur au début de 1928, suivi à l'automne de la même année par une grave épidémie de fièvre typhoïde dans la banlieue lyonnaise, qui provoque des remontrances et propositions appuyées de la part du conseil départemental d’hygiène, que la municipalité se décide à ouvrir un concours entre constructeurs (en 1929). L’usine est mise en fonctionnement à la fin de l'année 1931, près de dix ans après l’avertissement lancé à Édouard Herriot par l’ingénieur en chef. L’exemple lyonnais montre que ce ne sont pas toujours les changements de majorité politique qui peuvent être en cause dans l’abandon ou le retard subis par des projets édilitaires en matière d’hygiène urbaine. Mais les aléas de la vie politique interviennent cependant dans beaucoup d’histoires mouvementées de projets d'amélioration de l'environnement urbain…
C’est donc une vraie bouffée d'air pour les finances municipales des villes qui les obtiennent – est-ce également un coup d’accélérateur porté à la prise en compte des nécessités en matière de génie sanitaire, peu après la loi de 1902 ? – qu’apportent à partir du début du XXe siècle les subventions étatiques pour les adductions d’eau et travaux d’assainissement. Leur obtention est un véritable enjeu politique qui implique maires, députés ou sénateurs, et ministres. Les élus cherchent à provoquer les arbitrages les plus favorables possibles pour les cités sur lesquelles ils veillent. Les municipalités sont donc à l'affût des opportunités pour subventionner leur projet, moyen de financement qui permet d'éviter – au moins en partie – les impopulaires taxes d'assainissement. Ces taxes, indispensables cependant pour garantir l'emprunt ou pour payer une partie des frais d'entretien ou d'amortissement du nouvel équipement, sont favorisées par la loi du 13 décembre 1926. Auparavant, l'établissement d'une taxe de déversement à l'égout était chose complexe à obtenir : il nécessitait le vote d'une loi spéciale par le Parlement. Signe que la tutelle des communes n'était jamais bien loin, et prête à alourdir administrativement le processus décisionnel...
Conférence internationale de l’Union internationale des villes, 2e partie, « La Collecte et la Destruction des Ordures Ménagères », Lyon, 1934, p. 225 (intervention de Roger Boutteville en séance).
AM Montluçon, 4O 1/21, coupure de presse du journal Le Centre, 21 septembre 1931 : « Le tout-à-l'égout ».
CSHP 1907, p. 560-564 et 571.
Andrew Lees, Lynn Hollen Lees, Cities and the Making of Modern Europe, 1750-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 200.
AM Chambéry, 1O bis 5, rapport de l’ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussés, 30 juillet 1892.
C'est le cas à Avignon, frappée par de nombreuses épidémies de fièvre typhoïde entre 1903 et 1912. Cherbourg est également une ville où la garnison paie un lourd tribut aux affections intestinales.
J.C. Dawes, « Service de la propreté publique en Angleterre et Pays de Galles », Conférence internationale de l’Union internationale des villes, op. cit., p. 9-10.
CSHP 1914, p. 689 (intervention d'Albert Bluzet, inspecteur général des services administratifs).
AD Haute-Savoie, 5M 24, brochure du Dr G. Dequidt, Pour la santé publique. L’eau potable, l’assainissement et les Médecins Hygiénistes, Paris, Le mouvement sanitaire éditeur, s. d., p. 5.
VCD, septembre 1924, p. 356.
AM Givors, 1O 151 à 153.
AM Saint-Claude, 3D 2, délibération du conseil municipal, 3 janvier 1932 (Charles Dumont est alors ministre de la Marine). Stratégie identique employée par Aix-les-Bains : AD Savoie, 2O 306, lettre du maire d'Aix-les-Bains au préfet, 3 septembre 1926.
AM Aix-en-Provence, registre manuscrit des procès-verbaux des séances du conseil municipal, 29 décembre 1909.
Circulaire du Président du conseil, Ministre de l’Intérieur et des Cultes aux préfets, 5 janvier 1910, TSM, février 1910, p. 36. La session fixée à l'automne s'explique par le fait que les fonds sont récoltés essentiellement durant la saison estivale.
Revue pratique d’hygiène municipale, avril 1909, p. 159-160. Parmi ces localités, citons Privas, dont le cas sera évoqué plus loin, Avignon ou Dijon, qui renonce pourtant à son projet d’épuration des eaux usées.
« Chronique. Hygiène et routine », L’eau, 15 août 1913, p. 90.
AN, F4 3160, note pour le Directeur de la Reconstitution Immobilière, 28 octobre 1922.
AD Haute-Savoie, 5M 24, brochure citée.
Dans une étude monographique, John Clark explique que l'incinérateur de la station balnéaire de Torquay est construit avec un prêt spécial du Local Government Board (« The incineration of refuse is beautiful : Torquay and the introduction of municipal refuse destructors », Urban History, vol 34/2, August 2007, p. 255-277).
AM Lyon, 923 WP 43, lettre du 15 octobre 1921 et rapport du 15 octobre 1923.
AM Lyon, 923 WP 269, rapport du 26 novembre 1928 [C. Chalumeau].