B/ Le parcours d’obstacles des projets édilitaires, des méandres de l’administration aux aléas de la vie politique

‘« En toute cette affaire, depuis l'arrivée du dossier au Ministère on dirait qu'une fée malfaisante nous poursuit […]. » 1399

Nous avons vu que les municipalités ne possèdent pas toujours les compétences pour mettre au point un bon projet, et font assez fréquemment appel à des conseillers extérieurs. L'élaboration du projet, sa présentation technique et la précision des pièces complémentaires (dessins divers, devis détaillés, etc.), sont essentielles pour franchir sans encombre différentes procédures d’expertise : avis des ingénieurs des Ponts et Chaussées du département, Conseil départemental d’hygiène et Conseil des bâtiments civils, Comité consultatif (puis « Conseil supérieur » à partir de 1906) d’hygiène publique, Conseil supérieur des plans de ville. Toutes ces instances peuvent intimider les édiles de province, habitués à un cadre législatif peu favorable aux initiatives municipales1400. Henri Monod, dans son étude d’ensemble des projets d'adduction d'eau présentés au Comité consultatif d’hygiène publique entre 1884 et 1891, fait remarquer que certaines municipalités sont découragées par un avis défavorable du Comité, et que beaucoup de départements ne soumettent pas de projets1401. Un regard critique explique, la même année que « le dossier d'une affaire d'eau doit remonter par la filière administrative pour arriver au Conseil supérieur d'hygiène ; puis il accomplit un voyage aux Ponts et Chaussées, puis le département des eaux (ministère de l'Agriculture) doit en connaître. Toutes ces pérégrinations prennent du temps. Mais l'endroit le plus dangereux, où beaucoup de projets s'enlisent pour des mois ou des années, semble bien être le laboratoire du Conseil supérieur lui-même »1402. Certaines administrations urbaines essayent d'augmenter leurs chances en cherchant à obtenir la nomination d’un rapporteur potentiellement favorable, telle Annecy en 1906. La municipalité est désireuse que son projet d’épuration de l'eau potable soit expertisé par Jules Courmont : « Courmont connaît notre région, il n’ignore pas les qualités des eaux des lacs ; il a pu apprécier le bon fonctionnement des filtres américains. Ce rapporteur serait, en conséquence, le mieux qualifié pour traiter la question en toute connaissance de cause et pour déposer ses conclusions dans le délai le plus réduit »1403. Sa stratégie est payante, puisque Jules Courmont rapporte favorablement sur l'affaire, contrairement à son collègue Charles Gariel qui officiait sur le projet d'assainissement de la même ville, six mois plus tôt1404. D'autres témoignages laissent transparaître l'image d'une course d'obstacles, qui est aussi une épreuve de longue distance. Le maire haut-savoyard demande six ans plus tard à l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées du département de préparer l'étude d’un projet de station d’épuration des eaux usées « dans le plus court délai possible. Il faut également tenir compte de la durée de l’instruction d’usage et du séjour du dossier à Paris qui retarderont d’autant la mise en adjudication »1405. Or, temps et argent sont étroitement liés. En particulier, parce que plus on attend avant de lancer la mise à exécution du projet, plus le devis initial se trouve dépassé. Qu'en est-il réellement de la durée de l'instruction des dossiers ? Et de l'attitude des édiles face à elle ?

Notes
1399.

AM Nîmes, 1O 434, Observations du maire de Nîmes sur les grands travaux, note manuscrite, 16 août 1895.

1400.

Le Conseil d'État défend presque toujours les propriétaires quand les maires prennent des arrêtés contre l'insalubrité ; de même il veille à limiter l'interventionnisme économique des municipalités.

1401.

« Rapport présenté au Comité consultatif le 6 avril 1891 », dans Henri Monod, L’alimentation publique en eau potable de 1890 à 1897, Melun, imprimerie administrative, 1901.

1402.

La Technologie Sanitaire, 15 mars 1901, p. 373-374.

1403.

AM Annecy, 4N 87, lettre du maire d’Annecy au député Berthot, 26 septembre 1906.

1404.

Ibid., annotation manuscrite sur la lettre du préfet du 3 août 1906 : « Dès que le dossier partira pour Paris, écrire officiellement et faire démarche auprès de M. Mirman, directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publique, pour que M. Courmont, professeur à Lyon et membre du Conseil d’hygiène soit désigné comme rapporteur. Dire que M. Courmont a déjà étudié la question, étant un des conseils de la ville. Écrire également à M. Courmont pour l’informer de ce qui aura été fait ». Lettres au député Berthot et au Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, 26 septembre 1906, et brouillon de lettre au professeur Courmont, s. d.

1405.

AD Haute-Savoie, 2O 586, lettre du maire d’Annecy à l’ingénieur en chef, 30 décembre 1912.