Le temps des experts et de l’administration n’est pas le même que celui des élus, qui ne coïncide pas toujours avec celui des citadins. Ce n'est d'ailleurs pas une nouveauté de la Troisième République : dès la Restauration, le maire de Lyon se plaint de l'administration parisienne qui renvoie son projet d'amélioration de la distribution d'eau, après de longs mois, avec la mention « projet incomplet »1406. Après la formalisation de 1884, une fois le dossier terminé, il passe par les expertises départementales (commission sanitaire d’arrondissement puis conseil départemental d’hygiène ; ingénieur des Ponts et Chaussées, voire ingénieurs d’autres services)1407, avant d’être envoyé par le préfet au Ministère de l’Intérieur. Ce dernier prend alors l'avis du Conseil supérieur d’hygiène publique (via le Ministre de la Santé publique ou du Travail et de l’Hygiène après 1920), et d’autres instances (notamment pour les villes de garnison, où le Conseil supérieur de santé des Armées peut intervenir). Cela, uniquement pour l’expertise technique du projet, ce qui engendre déjà des avis critiques sur la lourdeur de la procédure : « Les travaux d'assainissement des villes se décident toujours lentement en France. En dehors de la question d'argent, qui n'a pas toujours autant de gravité qu'on se plaît à le dire, notre législation est telle que les centres les plus riches sont tenus à remplir des formalités sans nombre avant de pouvoir être autorisés à entreprendre les travaux les plus simples »1408. La « question d'argent » peut prendre la forme d'un projet de loi qui doit passer devant la Chambre, pour autoriser la ville à créer une taxe de déversement à l'égout ; le Conseil d'État peut être saisi à l'occasion de protestations des associations de propriétaires. Ensuite, l’octroi d’une subvention, à partir de 1903, relève d’autres commissions, dépendant du Ministère de l’Agriculture (subvention sur le Pari Mutuel), du Ministère de l’Intérieur (subvention sur le produit des jeux à partir de 1907), ou même du Ministère des Régions Libérées (pour les communes du Nord et de l’Est après 1918). Certains gros projets, comme les plans d'extension et d'aménagement, passent enfin devant le Conseil d'État. Le processus d’expertise prend donc au minimum plusieurs mois. Qu'un refus ou une demande de compléments survienne, et le délai dépasse souvent un an. Les dossiers des projets se perdent même parfois durant ces circuits compliqués1409. Consciente de cette réalité et soucieuse d'attirer de nouveaux adhérents, l’Union des Villes et Communes de France envoie en 1929 une lettre-circulaire pour faire connaître les avantages procurés par l’association, document qui se termine en précisant aux maires qu’« en vue d’économiser leur temps et de faciliter leurs démarches, nous nous assurons, dans chaque Ministère, des correspondants chargés de nous renseigner rapidement sur la marche et l’état d’instruction des affaires en instance intéressant leurs communes »1410.
Nous avons relevé de fréquentes marques d’incompréhension des municipalités à l'égard de la lenteur de l'administration supérieure, allant jusqu’à l’expression d’un certain agacement. Des signes d'impatience apparaissent chez beaucoup d’édiles. En 1907, le maire de l’Isle-sur-la-Sorgue explique à son conseil :
‘« Si nous n’avons pas pu encore réaliser l’œuvre qui nous occupe aujourd’hui, dont l’exécution n’est pas seulement utile, mais d’une absolue nécessité, aucune part de responsabilité dans ce retard ne peut vous incomber.En septembre 1909, il s’exprime encore à peu près dans les mêmes termes et fait preuve d’humour : « Il semble que des génies malfaisants s’acharnent après ce projet pour l’empêcher d’aboutir »1412. C'est plutôt une ironie et une certaine frustration qui imprègne quatorze ans plus tôt la longue note du maire de Nîmes au sujet de son projet d'assainissement (nous commentons les allusions par des notes)1413.
‘« En toute cette affaire, depuis l'arrivée du dossier au Ministère on dirait qu'une fée malfaisante nous poursuit : elle trouve le moyen de supprimer des pièces essentielles1414, de faire perdre en demande d'explications un temps précieux1415, elle ferme les yeux des rapporteurs, fait prendre au Comité un projet pour un autre1416, lui suggère des chiffres fantastiques pour telle ou telle cause de décès1417 [...]; en dernier lieu elle l'a décidé à demander un plan général qui existe, affirme la Commission1418; mais pour elle, la Commission est quantité négligeable ; mais enfin elle est quelquefois malicieuse la fée, et elle parvient à faire repousser le projet financier de la ville de Nîmes au prétexte que ses finances sont prospères1419. Elle est si tenace, qu'on serait porté à croire qu'elle est intéressée1420 et que son but serait de faire accepter les plans et projets d'assainissement qui s'épanouissaient le mois dernier sur les murs de l'Exposition d'hygiène au Champ de Mars1421.Quand ce ne sont pas les édiles qui expriment leur agacement, le relais est pris par les entrepreneurs, tel Eugène Chardon, directeur de la Compagnie de salubrité de Levallois, auteur d’un projet primé à Saint-Malo :
‘« Nous avons cru devoir signaler la longue période d’incubation qu’il a fallu pour en venir au choix et à l’exécution de notre projet. Si l’on songe que le premier avantage qui doit sortir de cette exécution, celui que l’on attend le plus impatiemment, est l’abaissement de la mortalité, on voit que les délais qu’ont entraînés les formalités trop longues et trop nombreuses qui furent exigibles pour aboutir aux 18 décisions favorables nécessaires avant de pouvoir se mettre à l’œuvre ont eu pour résultat le maintien pendant quatre années d’une mortalité dont l’abaissement eût sauvé les quelques existences qui ont été offertes comme victimes à un formalisme trop étroit et inutilement scrupuleux […] ces formalités peuvent, suivant les circonstances, pour conduire deux projets différents au même point, demander plus de quatre années ou moins de six mois ! »1422 ’La même société, choisie pour réaliser le réseau d’assainissement de Privas, petite ville mise en demeure de réaliser son assainissement en vertu de l’article 9 de la loi de 1902, peut donc regretter la lenteur des procédures classiques et faire remarquer que « l’Administration, quand elle veut se servir des armes que la loi a mises entre ses mains, sait provoquer les promptes et énergiques décisions qui conduisent à un rapide résultat »1423. Cependant, le ministère semble bien conscient de la lourdeur des procédures et de la gestion préfectorale complexe qu’impliquent les démarches nécessaires, d’une part, à l’obtention d’une déclaration d’utilité publique et d’une autorisation d’emprunt, et d’autre part, à l’octroi de subventions par une commission1424. Les municipalités portent également leur part de responsabilité, notamment quand elles soumettent des dossiers incomplets au Conseil supérieur d'hygiène, qui les leur renvoie pour « supplément d'information » : le cas n'est pas rare dans les années 1920 à propos de la surveillance des installations de « javellisation » ou de stérilisation par l'ozone des eaux potables.
Dans les années 1930, rien ne semble avoir changé. Le maire de Bourg-en-Bresse écrit directement au Ministre de la Santé publique pour hâter l’approbation du projet d’assainissement de la ville : « Je me permets d’attirer tout spécialement votre attention sur le très grand intérêt que la Ville de Bourg attache à une prompte instruction, en vue d’une prompte réalisation de ce projet […] Le projet actuellement soumis à l’examen du Conseil Supérieur d’hygiène Publique de France est d’ailleurs, depuis 5 ans, le quatrième de cette nature élaboré et présenté par la Ville de Bourg, les précédents ayant été estimés "incomplets"»1425. La lourdeur et la lenteur des procédures ne sont d'ailleurs pas spécifiques aux grands projets édilitaires ; en matière d'hygiène, elles touchent les opérations mises en œuvre par les bureaux municipaux d’hygiène pour lutter contre le taudis. Les fonctionnaires du bureau d'hygiène de Lyon mettent ainsi plus de sept ans à obtenir l’amélioration d’un immeuble insalubre, à cause des recours déposés devant le Conseil de préfecture puis devant le Conseil d'État, et des délais pour que ceux-ci rendent leurs arrêts (respectivement deux et quatre ans) : « Il a suffi qu’un propriétaire procédurier épuise toutes les juridictions mises à sa disposition par la loi, pour que, pendant sept années, ses locataires continuent à vivre dans des locaux humides, privés d’air et de lumière, d’eau potable, et par contre, abondamment pourvus d’émanations dangereuses ou incommodes. Il y a là un véritable record de lenteur et d’inefficacité des dispositions légales véritablement démoralisant pour des hygiénistes conscients de leur rôle »1426.
Face à une certaine lourdeur bureaucratique, les responsables des projets d’amélioration de l’environnement urbain, élus ou techniciens, ont une carte à jouer : ils mobilisent des intermédiaires susceptibles d’user de leur influence pour accélérer la procédure de validation, outre la pêche aux subventions1427 dont témoignent les propos et l'illustration suivants.
‘« Nous comptons fermement sur le dévouement habituel et la haute influence de nos élus tant à la Chambre qu'au Sénat et au Conseil Général, et en particulier sur notre sympathique député M. Baron, qui jouit auprès du Gouvernement d'une autorité bien légitime et sur notre cher maire, dont nous avons pu apprécier déjà le talent avec lequel il sait faire prévaloir auprès de ses collègues les intérêts de notre ville. »1428 ’De telles pratiques sont monnaie courante. En Corrèze, le géomètre chargé de l’établissement du plan d’aménagement de la petite station de tourisme de Bugeat écrit directement au ministre (et élu local) Henri Queuille, afin que ce dernier puisse hâter les formalités1430. Tout au long de la période étudiée, beaucoup de villes1431 cherchent le parrainage des parlementaires locaux afin d’être autorisées plus rapidement à commencer leurs grands travaux d’assainissement, telles Annecy1432, Romans1433, Saint-Claude1434 ou Givors1435. Seul le maire de Biarritz raconte au président de l'Association des Maires de France, dans un courrier adressé en 1935, « qu'à l'inverse de tant d'autres villes qui, par le truchement de députés ou de Ministres, n'ont songé qu'à drainer à leur profit, sous forme de subventions, les deniers de l'État, par suite de circonstances diverses, Biarritz n'a jamais connu le privilège de recevoir de l'État un secours quelconque. »1436 Lorsque tout fonctionne bien, on peut se réjouir, comme le fait le maire de Saint-Étienne devant son conseil, en mai 1936 :
‘« Nous éprouvons beaucoup de difficultés, comme d’ailleurs toutes les municipalités de France, à obtenir les autorisations qui nous sont nécessaires. Un grand nombre de commissions qui siègent à Paris, dans les Ministères, doivent être consultées. A ce sujet, je dois vous dire que j’ai obtenu pour la création de l’usine d’épuration et la réfection des canalisations d’eau, l’approbation du Conseil d’État ; je l’ai obtenue en huit jours, d’habitude on met deux ou trois ans. »1437 ’La pratique du lobbying dans la capitale ou des délégations envoyées au ministère est-elle efficace ? Nous manquons d’éléments pour répondre avec certitude ; en tout cas, une délégation stéphanoise sillonne les ministères en octobre 1936 afin que les projets édilitaires de la ville (s'élevant à un total de 120 000 000 francs), soient compris dans le programme des grands travaux qui font l’objet du décret-loi du 7 septembre 19361438. Mais, en 1944, l'usine d'épuration des eaux n'est toujours pas sortie de terre, le dossier traîne depuis un an au Ministère des Finances, et le maire contacte le Ministre de la Santé pour lui rappeler l'« urgence d’une solution pour le problème de l’épuration des eaux distribuées à Saint-Étienne »1439 .
Ainsi, si les réseaux de villes servent à collecter de l'information et à diminuer l'incertitude sur des innovations, avant de prendre une décision, les réseaux politiques nationaux prennent le relais lors de la phase de recherche du financement et de l'autorisation de mettre en chantier l'équipement projeté. Les affinités partisanes sont mises au service de l'hygiène, en tout cas sur le papier... Ce soutien soulage parfois des équipes dirigeantes qui doivent combattre en même temps, sur le thème de l'assainissement urbain, des adversaires plus ou moins tenaces à l'échelle locale.
Antoine Pavageau, Abreuver une capitale régionale. L'adduction et la distribution de l'eau au XIXe à Lyon, Mémoire de Master 1, ENS-LSH, 2009, p. 14.
Après celles des ingénieurs des Ponts et Chaussées (par deux fois), le projet d'adduction de sources dans la vallée du Loup préparé par le conseil municipal de Cannes est l'objet de remarques de l'administration des Eaux et Forêts, qui réclame l'abandon d'un certain débit à la rivière du Loup pour sauvegarder les intérêts de la pêche fluviale (La Technologie Sanitaire, 15 juin 1901, p. 532).
RHPS, 1893, p. 493.
L'eau, 15 octobre 1911, p. 116, à propos de Saint-Malo : « le rapport sur la question a fait un trop long séjour au ministère, où, paraît-il, on l’avait égaré ».
L’Administration locale, octobre-décembre 1929, n°52, p. 895.
AD Vaucluse, 2O 54/15, extrait des délibérations du Conseil municipal de l’Isle-sur-la-Sorgue, 29 septembre 1907.
AM Isle-sur-la-Sorgue, registre des délibérations du Conseil municipal, 12 septembre 1909.
AM Nîmes, 1O 434, Observations du maire de Nîmes sur les grands travaux (note manuscrite), 16 août 1895.
Le Comité consultatif des Ponts et Chaussées aurait égaré « deux pièces essentielles », deux rapports de la Commission technique nîmoise.
En conséquence, M. Durand-Claye, du Comité consultatif des Ponts et Chaussées, dut s'adresser à diverses reprises à un membre de la Commission technique, M. Salles. Ce dernier, en sa qualité d'ingénieur en chef, lui a fourni un rapport détaillé et très favorable en même temps que le double des pièces disparues.
Le maire, E. Reinaud, prétend que le CCHP a donné un avis défavorable à la lecture du rapport de la commission : le projet proposé par l'ingénieur de la ville, Poitevin, a été repoussé lors du concours, mais le projet présenté est un autre, dont la municipalité lui a confié la conception en sa qualité d'employé municipal. Le CCHP n'aurait pas pris le temps de repérer cette subtilité : « on n'avait pas eu la curiosité d'ouvrir la seconde page du dossier ».
Il s'agit de la fièvre typhoïde.
Le maire prétend que le plan n'aurait pas été transmis parce que la commission technique n'était pas satisfaite des détails relatifs aux canalisations secondaires des plus petites rues, mais que cela ne change rien au projet général.
Reinaud écrit que son projet de prolongation de centimes additionnels serait mal vu par le ministère au motif que sa commune pourrait financer l'emprunt sur ses ressources ordinaires.
Le rapport note que Henri Monod est le beau-frère de l'ingénieur Henri de Montricher, qui avait participé au concours d'assainissement de Nîmes en 1893-1894.
Montricher participe à cette exposition. Le réseau de la Société des architectes et ingénieurs sanitaires lui est favorable, car paraissent dans le Génie sanitaire des articles très critiques sur les choix de la municipalité de Nîmes (Le Génie sanitaire, septembre 1895, p. 139 et octobre 1895, p. 146-148).
Eugène Chardon, « L’assainissement des villes », RHPS, janvier 1909, p. 71-81. C'est nous qui mettons en gras.
Ibid., p. 72.
Circulaire du Président du conseil, Ministre de l’Intérieur et des Cultes aux préfets, 5 janvier 1910 (reproduite dans TSM, février 1910, p. 35-36).
AM Bourg-en-Bresse, carton 2020, lettre du maire au ministre de la santé publique, 14 mars 1939.
P. Vigne, R. Crémieu et A. Péhu, « Le ‘sabre de bois’ des hygiénistes », IIIe Congrès international de technique sanitaire et d’hygiène urbaine. Lyon, 6-9 mars 1932. Compte rendu publié par le professeur agrégé Ch. Garin, médecin des hôpitaux, commissaire général, Lyon, Éditions « Foire de Lyon », s. d., p. 627.
Le décret du 30 décembre 1920 réorganisant la Commission du Pari Mutuel au Ministère de l'Agriculture prévoit que 10 parlementaires soient membres de l'instance, qui est composée de 37 membres plus tous les anciens ministres de l'Agriculture depuis 1891 et les rapporteurs de l'article 102 de la loi du 31 mars 1903, article créant la subvention sur le Pari Mutuel (TSM, avril 1921, p. 96).
AM Aix-en-Provence, registre manuscrit des procès-verbaux de séance du conseil municipal, 29 décembre 1909.
AN, F² 2896, lettre du député du Tarn Reille-Soult au ministre de l'Intérieur, 2 septembre 1937.
AD Corrèze, 2O 277, copie de la lettre de Gustave Poulet à Henri Queuille, 8 mars 1933 et lettre de Queuille au Ministre de l'Intérieur, 10 mars 1933.
Une étude complète pourrait être faite à partir des dossiers de la Direction des Affaires Communales et Départementales du Ministère de l'Intérieur (F² 2137 à 2948, dossiers dans l'ordre alphabétique des départements).
AM Annecy. 4O 16 et 4O 21.
AM Romans, 1O 86, lettre du député Bizarolli au maire de Romans, 26 février 1895.
AM Saint-Claude, 3O 2, lettre du conseiller général de Saint-Claude à Charles Dumont, Ministre de la Marine, 12 janvier 1932.
AM Givors, 1O 151 et 1O 153.
AM Biarritz, 3D 9, lettre du maire à Paul Marchandeau, 5 janvier 1935.
AM Saint-Étienne, 1O 233, procès-verbal des délibérations du conseil municipal, 22 mai 1936.
Ibid., délibération du 30 octobre 1936.
AM Saint-Étienne, 5I 29, lettre du maire au Ministre de la Santé, 22 novembre 1944 et réponse du ministre, 19 décembre 1944.