2/ Des projets d'intérêt public... et politique

‘« On dresse des projets successifs, on accueille – trop facilement parfois – des propositions de tous genres, basées quelquefois sur des systèmes spéciaux non encore expérimentés : on nomme des commissions ; on fait de volumineux rapports ; on publie des articles de journaux ; les partis s’emparent de la question ; la politique s’en mêle et les années passent sans que rien ne se fasse ! » 1440
« S'il est une question locale qui passionne la population, c'est bien celle des eaux. » 1441

Les élus locaux se « mouillent » pour financer les projets d'assainissement, mais ont bien d'autres occasions de débattre ou d'instrumentaliser les questions d'hygiène, lors des conflits entre majorités et minorités de sensibilités politiques différentes. Même lorsqu'ils n'occupent plus la direction des affaires municipales, d'anciens maires critiquent leurs successeurs, comme Alphonse Mottet à Aix-les-Bains, accusant lors de la campagne électorale de 1888 son successeur Petit d'avoir résilié le traité qu'il avait passé en 1883 avec la Compagnie chargée d'établir une distribution d'eau, pour en établir un nettement moins avantageux pour la commune1442. Les socialistes, écartés du pouvoir à Montluçon entre 1904 et 1910, expliquent dans les années 1920 que le projet d'assainissement, qui avait commencé à être établi dès la fin du XIXe siècle, n'a pu être réalisé à cause de la municipalité qui prit le pouvoir en 1904 et incita, lors d'un référendum, la population à préférer utiliser l'argent de l'emprunt prévu pour le tout-à-l'égout pour la construction de casernes1443.

Chaque municipalité s'inscrit donc dans une temporalité plus longue, celle de l'amélioration de l'environnement urbain, en prenant position pour ou contre ses prédécesseurs. Ainsi, à Cannes, la municipalité Vial, élue en mai 1928, remet la question de l'assainissement à l'étude [un premier réseau avait été installé dès la fin du XIXe siècle] et se rend compte qu'une station d'épuration est nécessaire pour éviter que les déchets contenus dans les eaux d'égout soient ramenés vers les plages par la mer1444. Après des études menées en interne et le rejet de l'option d'un concours, en 1930, le conseil municipal décide de charger Ernest Fournier, ingénieur des Arts et Manufactures, de dresser un projet d'assainissement des plages de Cannes, avec rejet direct des eaux usées en mer, après leur avoir fait subir un « traitement préparatoire ». Le projet, élaboré puis voté par le conseil, suit avec succès la filière habituelle des Commissions d'hygiène, mais fait l'objet d'une opposition politique véhémente, qui obtient, vers la fin 1931, la démission d'une partie de la municipalité « sur cette question des égouts »1445. L'année suivante, la municipalité du docteur Gazagnaire, remplaçant celle de M. Vial, retire purement et simplement le projet Fournier. Elle fait exécuter des travaux d'assainissement, mais pas de plan d'ensemble1446. En 1935 survient un nouveau basculement politique avec l'arrivée de la municipalité Pierre Nouveau, où de nombreux conseillers sont issus de l'administration Vial : elle décide donc de reprendre le projet Fournier, amélioré et complété. Repassant auprès de toutes les commissions compétentes, le projet Fournier est approuvé le 11 avril 1938 par le Conseil supérieur d'hygiène publique de France. Ce qui n'empêche pas la poursuite d'une virulente campagne contre M. Nouveau, dirigée par le Conseiller général de canton, Jean Arluc, dans l'opposition municipale1447. Après 1945, le nouveau maire, le docteur Picaud, déjà présent dans l'équipe Vial en 1928-1931, reprend définitivement l'étude du projet Fournier, avec l'aide des services municipaux. Les stations de dilacération des eaux d'égout sont finalement installées entre 1949 et 1952.

Nous avons noté plus haut que les experts ne sont pas forcément d'accord entre eux sur les solutions techniques à adopter pour résoudre un problème d'environnement urbain. Lorsque les experts s'opposent en deux camps, il est bien rare que les politiques ne créent pas une fracture semblable, et cela d'autant plus facilement qu'elle s'appuie sur des clivages existants. La ligne de démarcation peut passer entre des grandes formations politiques, ou entre des options de gouvernance (par exemple mise en régie / concession). Chris Hamlin a montré qu’à Londres, les débats entre scientifiques, sur la théorie des germes et la purification des eaux de rivière, recoupent l’opposition entre partisans du maintien du régime des compagnies – huit compagnies se partagent depuis le début du siècle le marché de la distribution de l’eau potable aux Londoniens – et « réformateurs » de ce régime, désireux d’une prise en charge par les pouvoirs publics, accompagnant si nécessaire un changement de provenance de l’eau. A deux reprises, avant et après la découverte des bacilles du choléra et de la typhoïde dans les années 1880, la théorie des germes est convoquée par les chimistes, médecins et ingénieurs qui discutent devant la commission d’enquête, sans que le résultat diffère grandement : on maintient le régime des compagnies et la distribution des eaux de la Tamise et de la Lea, filtrées par le sable1448. De même, Sylvain Petitet constate pour la petite ville de Givors dans l’entre-deux-guerres que le choix de la ressource en eau à mobiliser« donne lieu à une controverse politico-scientifique arbitrée par les experts publics du conseil départemental d’hygiène, sur fond de guerre de succession à la fonction de maire »1449.

‘« Vos coups n’ont aucune envergure. Quinze balayeuses, trente plaques d’égout, dix douzaines de crachoirs émaillés… Peuh… Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Quant aux spéculations comme celles de la pissotière à roulettes, ça, mon cher, ce ne sont pas des affaires : c’est de la poésie toute pure. » 1450

Porter un projet, depuis les phases d'études préalables jusqu'à sa déclaration d'utilité publique, puis enfin à son inauguration, est un travail de longue haleine, excédant assez souvent la durée du mandat municipal – quatre ans en général. Les ingénieurs de la Belle Époque sont donc conscients des obstacles que les contingences électorales mettent en travers de la voie de leurs projets. H. de Montricher écrit qu'« eu égard à des considérations d’ordre politique et électoral et aux fluctuations perpétuelles du personnel des administrations locales, les projets mûrement et longuement étudiés paraissent condamnés à ne pouvoir aboutir que lentement »1451. P-V. Vaudrey, en 1908, parle de la politique locale comme d’une cause d’« ajournement périodique des importantes questions municipales » ; « en réalité, on ne travaille à l’hygiène et au bien-être publics, que deux ans sur quatre […] en effet, l’année du renouvellement et l’année la précédant, les municipalités, généralement par un scrupule qui les honore d’ailleurs, ne veulent pas prendre des mesures qui pourraient engager l’avenir au-delà de leur mandat et… restent dans l’expectative. »1452 Vingt ans plus tard, le directeur des services municipaux de Besançon, Paul Lheureux, écrivant sur la question des adductions et distributions d'eau, conclut son article par le vœu que « dans les villes de province, il serait utile ou que les maires s'occupent avec soin de la question et soient stables, ou que les directeurs de services d'eau puissent consacrer leur carrière à ceux-ci et soient écoutés »1453. Or cette question de la stabilité des techniciens est résolue selon lui précisément à Paris, au régime municipal particulier (et où, d'ailleurs, le conseiller municipal spécialisé dans les questions d'eau – et lui-même ancien fonctionnaire de la direction des travaux de Paris – Georges Lemarchand, reste en activité durant de longues années : élu en 1908, il l'est toujours en 1928).

Qu'il s'agisse de moderniser la distribution d'eau, l'assainissement ou l'évacuation des ordures, les projets d'hygiène urbaine sont très fréquemment au cœur des controverses et des débats politiques locaux. Non seulement dans la presse, comme nous l'avons vu plus haut, à des moments où l'enjeu porte sur l'expertise, mais également au moment des élections. Un certain nombre d'administrations municipales sont battues suite aux polémiques engendrées par leurs projets, telle la municipalité socialiste conduite à Dijon par le « citoyen Barabant » de 1904 à 1908, après avoir subi près d'un millier de signatures contre son projet d’assainissement avec épuration des eaux usées1454. Cependant, d'autres parviendraient justement à fédérer autour d'elles les électeurs. Un ingénieur du Languedoc explique à son collègue lyonnais en 1896 qu’à Narbonne, où un projet de réseau d’égouts est en marche, « les dernières élections municipales se sont faites précisément sur la question de l’assainissement de la ville, et l’ancienne municipalité a été réélue à une forte majorité », comme si les démarches municipales portaient électoralement leurs fruits1455. Une fois l'œuvre édilitaire lancée sur la voie de la réalisation, il n'est pas rare que les élus scellent dans le marbre la trace de leurs efforts...

Notes
1440.

« Assainissement des villes » (conférence de G. Bechmann), Le Génie sanitaire, septembre 1895, p. 132.

1441.

La Technologie Sanitaire, 15 juin 1901, p. 530 (à propos de Cannes).

1442.

AM Aix-les-Bains, 1O 331, tract imprimé de l’ancien maire, Alph. Mottet, contre la municipalité Petit, 5 mai 1888.

1443.

AM Montluçon, 4O 1/21, minutes de la séance du conseil municipal du 10 juillet 1922, discours du maire.

1444.

D'autant que Cannes, séjour hivernal par excellence, était en train de créer une saison touristique d'été (AM Cannes, 7O 18, extrait des délibérations du conseil municipal, 25 août 1937.

1445.

Ibid.

1446.

…si l'on se place dans la position de l'équipe municipale de 1937 : « sans étude sérieuse, sans l'aide de technicien spécialisé, et enfin, sans projet d'ensemble [...] fit exécuter des travaux bien trop coûteux, hélas, pour les lamentables résultats que vous connaissez tous. » (Ibid.). mais il y eut bien tentative d'élaboration d'un nouveau projet, semble-t-il : AM Cannes, 7O 12, « Les égouts de Cannes. Exposé et conclusions des études et des expériences de la Commission de l'assainissement, par Paul Jeancard, ingénieur des Arts et Manufactures, conseiller municipal » (dactylographié, octobre 1933) et 7O 18, rapport de M. Jeancard, 28 février 1935 (lu en séance publique du 1er mars 1935).

1447.

AM Cannes, 12S 1, « Étude sommaire de l'assainissement des plages de Cannes tel qu'il a été réalisé de 1946 à 1952 », s. d.

1448.

Chris Hamlin, « Politics and germ theories in Victorian Britain : the Metropolitan Water Commissions of 1867-9 and 1892-3 », in Roy MacLeod (éd.), Government and Expertise. Specialists, administrators and professionals, 1860-1919, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 110-127.

1449.

Sylvain Petitet, « De l’eau du Rhône à l’eau de la ville : la mise en place d’un service de distribution d’eau potable à Givors (1899-1935) », Recherches contemporaines, n°5, 1998, p. 109-141.

1450.

Marcel Pagnol, Topaze, Paris, Éditions de Fallois, 1988, p. 226.

1451.

H. de Montricher, « La stérilisation des eaux par l’ozone aux brasseries de la Méditerranée », RHPS, janvier 1904, p. 75.

1452.

P-V. Vaudrey, « Les travaux communaux et le renouvellement des municipalités », L’ É dilité technique, avril 1908, p. 36.

1453.

Paul Lheureux, « L’alimentation des villes en eau potable et la politique de l’eau », VCD, juin 1928, p. 231.

1454.

Le cas sera examiné plus loin, dans le chapitre VIII.

1455.

AM Lyon, 937 WP 86, lettre de l’ingénieur municipal de Béziers, 29 mai 1896.