a) Les municipalités et les hygiénistes en direction des citoyens

Les réalisations édilitaires en matière d’hygiène sont parfois, en même temps qu'un objet de l'échange inter-municipal d'information, des instruments de communication en direction des citadins : rappelons qu’une partie de ceux-ci sont des électeurs potentiels, au moins les hommes de plus de 21 ans. La municipalité du docteur Bertrand, à Aix-en-Provence, lance le processus du projet d'assainissement de la ville dans le mois qui suit son arrivée au pouvoir en novembre 1908, et peut se féliciter, en janvier 1912, peu avant la remise en jeu de son mandat, d'avoir triomphé de tous les obstacles administratifs : comme le montre la lettre citée ci-dessus, reproduite dans le registre des délibérations, le temps est à l'auto-célébration publique. « Ce projet que nous avons pu mener à bien dans un temps exceptionnellement court, contrairement aux autres Municipalités qui n'avaient jamais pu arriver à la réaliser, restera certainement l'œuvre capitale accomplie pendant votre passage à l'Hôtel de Ville. »1460 La municipalité toulousaine glorifie elle aussi son œuvre (sa « cité industrielle » et son usine d’incinération), dans des textes qui paraissent sous forme de brochures ou d’articles dans La Vie Communale et Départementale. Elle présente Toulouse, à la fois aux lecteurs de son bulletin municipal et au public issu du monde de l’administration municipale, comme une cité modèle :

‘ « n’est-il pas naturel que, de partout, on vienne voir cette installation modèle ? Hier, c’était une délégation de Varsovie, la capitale de la Pologne. Avant-hier, une de Saint-Sébastien. Récemment, une de Prague.
En juin dernier a paru une brochure à l’usage du monde scientifique et industriel, dans laquelle on cite l’usine des gadoues de Toulouse avec des éloges dithyrambiques et comme la merveille du genre. »1461

La publicité donnée à l’édilité hygiéniste permet même de lutter contre l’image défavorable qui colle à certaines villes, comme Limoges1462 : « Il est probable que dans quelques mois, Limoges, ville sale, ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Souhaitons-le »1463. Près de la Méditerranée, où son conseil municipal « a osé ce qu’aucune Ville n’a encore essayé d’appliquer : l’enlèvement des ordures le soir », Marseille « n’est plus […] une ville sale comme elle en eut, hélas, pendant longtemps, la réputation […] parce que l’on voyait fréquemment, dans divers quartiers du centre, les ordures séjourner sur la chaussée à 11 heures du matin et même 12 heures. »1464

Les édiles communiquent donc leurs motifs de fierté non seulement à la presse édilitaire, pour défendre la réputation de leur cité, mais également aux journalistes locaux, pour se valoriser aux yeux de leurs électeurs potentiels. Allons dans la cité des Papes. Les lecteurs du Petit Provençal, en décembre 1933, apprennent qu’Avignon « a eu récemment la visite de délégués des villes de Lyon et Toulouse qui, ayant eu des déboires avec leurs usines d’incinération, sont venus visiter l’usine à transformation de la route de Marseille pour y puiser d’utiles références » (usine de fermentation, donc du procédé concurrent de l’incinération). Quelques mois plus tard, après la visite (voir supra, chapitre IV) et la lettre enthousiaste du président du conseil municipal d’Athènes qui remercie les autorités d'Avignon en déclarant rapporter « l'impression que vous constituez une autorité municipale qui dans la question de la destruction des ordures ménagères a trouvé et pu réaliser la solution la plus heureuse », le maire écrit à son secrétaire : « Il faut publier cette lettre dans la Presse en n'oubliant pas d’indiquer que M. Matsas, président du Conseil M. d’Athènes, ancien ministre des Affaires étrangères, est un ingénieur distingué. »1465

Les attentes politiques des municipalités rejoignent alors parfois celles des hygiénistes, qui se posent la question des méthodes pour faire pénétrer l’hygiène et ses grands principes dans les masses1466. Depuis le début du siècle, pour remplir cet objectif, la formule des Musées d’hygiène avait été expérimentée, notamment à Paris où, réclamée depuis le milieu des années 1880, elle ne voit le jour qu’au début des années 1910, sans que son efficacité soit prouvée1467. Certains férus de l’hygiène utilisent aussi les conférences grand public1468, formule que le docteur Goujon reprend à son compte au sein de l'Office d'hygiène sociale de Villeurbanne. Des brochures illustrées complètent l’arsenal de la propagande, bientôt suivies par des œuvres cinématographiques1469. Les visites et les journées « portes ouvertes » des équipements à vocation hygiénique peuvent servir un double intérêt, celui des hygiénistes et celui des équipes municipales. Dès l’été 1898, et pendant l’été suivant, tous les dimanches après-midi, sont organisées des visites des champs d’épandage du parc agricole d’Achères pour rassurer le public, partiellement inquiet suite aux grandes polémiques déclenchées par ce projet et entretenues par les municipalités de Seine-et-Oise1470. A Lyon, en 1928, les citadins peuvent entrer dans les nouveaux abattoirs, ce qui n’est pas sans provoquer quelques dégradations :

‘« Le public ayant été admis à visiter les abattoirs, des déprédations ont été commises : portes cassées, robinets arrachés, serrures brisées, etc., malgré les efforts des gardes qui avaient été chargés d’assurer le service d’ordre.
M. Barboyon demande pourquoi on n’a pas signalé le fait dans la presse, afin de mettre l’opinion publique au courant de ces faits regrettables.
M. Rambaud déclare qu’il avait demandé l’insertion d’une note dans les journaux, mais que M. le Maire n’a pas cru devoir suivre cette suggestion, M. Barboyon le regrette, car il estime qu’il serait bon que le public sache comment se conduisent certaines personnes. »1471

A Toulouse, la municipalité organise même des visites scolaires de l’usine d’incinération et de l’usine électrique de l’île du Ramier, et recueille pour ses archives plusieurs dizaines de devoirs d’écoliers rédigés après leur « leçon de choses »1472. De l'école élémentaire à l'école primaire supérieure, chaque niveau fait un devoir de rédaction sur cette usine propre et moderne qui sert à la vie de la cité : bel exemple de rencontre entre l'éducation à l'hygiène et la célébration des réalisations municipales.

Notes
1460.

Ibid., délibération du 29 janvier 1912. Notons que l'assainissement est bien entendu présent dans le très long discours de bilan du mandat prononcé par le maire à la séance du 17 avril 1912.

1461.

AM Saint-Étienne, 4O 1, brochure Ville de Toulouse. La Cité Industrielle Municipale du Ramier-du-Château, s. d., [vers 1932-1933]. Voir aussi « La ville de Toulouse incinère ses ordures ménagères », VCD, septembre 1928, p. 353-360.

1462.

Nous avons analysé les discours et les politiques relatifs à l’insalubrité de la capitale limousine au XIXe siècle dans notre mémoire de maîtrise : La conquête de l’hygiène, Limoges 1849-1914, Université Jean-Moulin, 2002.

1463.

VCD, mai 1925.

1464.

AM Marseille, L’œuvre municipale 1929-1935,  p. 160-164.

1465.

AM Avignon, 1J 216, lettre de M. Matsas, 12 août 1934, coupure de presse, Le Petit Provençal, et note de Louis Gros à son secrétaire M. Vidal [août 1934].

1466.

Dr Léon Azoulay, « Des voies et moyens pratiques de faire entrer l’hygiène dans les masses », RHPS, février 1919, p.78-89.

1467.

Sur le Musée d’hygiène de Paris, voir les articles très critiques publiés dans L’eau, 15 mai 1911, p. 58 et 15 décembre 1912, p. 141. Un Musée « modèle » est inauguré à Dresde après l’Exposition internationale d’hygiène de 1911.

1468.

L’Alliance d’hygiène sociale prend l’habitude d’organiser des conférences en marge de ses congrès. Après guerre, l’AGHTM se propose d’envoyer des conférenciers bénévoles dans les régions « dévastées »/« libérées ».

1469.

Brochure « Principes d’hygiène » éditée par le Comité Rockefeller [début des années 1920?], collection personnelle S.F.

1470.

Félix Launay, « L’assainissement de la Seine et les nouveaux champs d’épuration », Revue municipale, 27 mai 1899, p. 1309.

1471.

AM Lyon, 923 WP 213, procès-verbal de la séance de la commission des travaux, 21 septembre 1928.

1472.

AM Toulouse, 1R 291.