c) Toujours les entreprises...

L’ouverture officielle d’un équipement édilitaire est une vitrine intéressante pour l’entreprise (ou les entreprises) qui a (ont) obtenu le marché, par les contacts qu’elle peut nouer, grâce à l’événement, avec d’autres édiles, et par l’utilisation qu’elle peut en faire plus tard. La CAMIA écrit à Villeurbanne le 3 mai 1929 pour réclamer des photographies de la cérémonie d’inauguration de l’usine : « notre intention, en effet, est de faire paraître dans le journal "Les services publics" un petit article annonçant l’inauguration de votre Usine, et il nous serait agréable d’y insérer une vue de l’installation en même temps – si vous voulez bien nous le permettre – que votre propre photographie, que nous serons heureux, dans ce cas, de recevoir également »1484.

Les inaugurations permettent aux ingénieurs du privé de parader autant que les édiles et de chercher à nouer de nouveaux contacts lors des vins d’honneur ou des banquets dont elles sont suivies, comme aux Sables-d'Olonne (illustration suivante).

Le banquet de « l'eau pure » aux Sables d'Olonne (1911)
Le banquet de « l'eau pure » aux Sables d'Olonne (1911) AM Clermont-Ferrand, 2O 3/35, L'eau pure, n°2, septembre 1911.

La réalisation édilitaire leur offre ensuite de nombreuses occasions de se (faire) mettre en valeur : brochures éditées pour l’occasion ; certificats ou attestations de satisfaction rédigés sur commande par les maires ou ingénieurs des villes clientes1486. Il est très rare de trouver une ville réticente à les délivrer, attitude qui laisse entendre qu’elle n’est pas satisfaite du service fourni1487. Si la « Verdunisation » des eaux de Lyon, qui apporte à Philippe Bunau-Varilla une référence de taille en même temps qu’une médaille, est largement évoquée dans les publications de l’inventeur, le service municipal des eaux se montre moins complaisant à l’égard de la requête formulée par la maison J. Thurneyssen, fournisseur des appareils, à des prix qui se révèlent exagérés et pour du matériel de mauvaise qualité1488. Enfin, toutes ne sont pas aussi élogieuses que celle rédigée par l’ingénieur de Villeurbanne attestant à M. Lefrileux, de la CAMIA :

‘« […] que la construction du four à incinérer établi en 1929 à Villeurbanne, a été dirigée par vous-même et que l’Administration Municipale n’a eu qu’à se louer des relations qu’elle a eues à cette occasion avec vous. Vous avez toujours fait votre possible pour nous donner satisfaction. Je note, par ailleurs, que d’après les documents qui sont entre mes mains, vous semblez avoir grandement collaboré au projet et que c’est par ailleurs avec vous-même qu’ont été discutés les termes du traité intervenu entre la Ville et votre Société à cette occasion. Les garanties que vous nous avez données ont été établies avec prudence, puisque, aux essais, elles se sont trouvées dépassées très sensiblement. Vous avez montré dans l’étude et la réalisation de cette usine le souci le plus constant de l’hygiène, tant du personnel occupé que du voisinage. En un mot, vous avez fait montre dans l’ensemble de cette entreprise de la plus grande compétence et vous avez donné la preuve que la confiance qui vous avait été accordée par l’Administration avait été bien placée. En effet, vous ne vous êtes pas désintéressé de votre œuvre après sa réalisation et vous avez tenu, à plusieurs reprises, à venir vous rendre compte par vous-même si le fonctionnement ne laissait rien à désirer et si les instructions que vous aviez données à notre personnel étaient toujours suivies. »1489

Dans les brochures, écrits à la fois techniques et publicitaires, revient fréquemment un même type de « success story », qui repose sur une structure binaire opposant archaïsme et modernité, régime ancien et antihygiénique au progrès technique et à la sécurité sanitaire. Ce schéma est très bien résumé dans le cas d’Angoulême (en gras, les éléments caractéristiques) :

‘« Angoulême, charmante et vieille cité bâtie sur un plateau dominant, à l’abri de remparts vétustes, toute la vallée de la Charente, a suivi l’exemple de nombreuses grandes villes en appliquant l’air électrisé ou ozoné à la stérilisation de ces eaux.
C’est qu’Angoulême avait non seulement le devoir de conserver sa réputation de bonne hôtesse des touristes nombreux venant la visiter, mais encore elle se devait, soucieuse de la santé de ses habitants et de son développement industriel, de créer un service d’eau potable moderne répondant aux prescriptions sévères du Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France.
L’insuffisance notoire du service des eaux de la Ville d’Angoulême a causé, pendant longtemps, des soucis nombreux aux municipalités successives. Jusqu’à l’année dernière, le volume quotidien d’eau de source élevée, provenant uniquement du Gouffre de Magnac, était de 5400 mètres cubes au maximum. C’est, pour obvier à cette pénurie et pour doter la Ville et ses environs de toute l’eau potable dont ils ont besoin, pour organiser un service d’incendie irréprochable, pour obéir aux lois d’hygiène et de propreté, que la Municipalité actuelle, après étude consciencieuse, a confié la réalisation de nouvelles installations à la Compagnie générale de l’Ozone, seule concessionnaire des procédés M. P. Otto, procédés dont l’éloge n’est plus à faire.
Ces nouvelles installations, qui furent heureusement mises en service dès le début de juin 1928, ont été conçues pour livrer à la consommation publique 150 mètres cubes d’eau à l’heure pris dans la Touvre. » 1490

Nous avons donc récolté, au gré des archives, un nombre conséquent de témoignages positifs sur les installations d’épuration d’eau potable, de traitement des eaux usées ou des ordures ménagères, construisant des représentations de la modernité édilitaire comme preuve d’efficacité communale, marqueur concret de l’amélioration de l’état sanitaire de la ville (en particulier concernant la morbidité et la mortalité par la fièvre typhoïde), ou enfin comme emblème de la capacité des édiles locaux à faire œuvre pionnière. Pas une seule fois, l'usine d'incinération de Villeurbanne, construite à côté des logements du quartier « Gratte-Ciel » et de la nouvelle mairie, n'est perçue comme un danger de pollution1491. Mais gardons à l’esprit que la publicité donnée à une ville, surtout a posteriori, ne tient pas forcément compte de la réalité locale au moment où l’innovation entre en fonction : ainsi la Compagnie Générale de l’Ozone a-t-elle fondé sa stratégie de communication sur l’exemple niçois – repris jusqu’à nos jours par son successeur Véolia – alors que des documents trouvés aux archives municipales de Nice montrent que, d’une part, la stérilisation de l’eau par l’ozone ne fonctionnait pas par temps d’orage, fréquent à l’automne, car les eaux de la source de Sainte-Thècle et du canal de la Vésubie étaient trop troubles et que, d’autre part, la solution de l’ozonisation était pensée par l’administration municipale comme un moyen provisoire avant d'êtreautorisée à réaliser une adduction d’eau de source capable d'alimenter toute la population niçoise1492. Le dépouillement attentif des archives techniques permet ainsi de nuancer certains discours qui relèvent d'opérations de communication. L'œuvre du plus célèbre maire français de l'entre-deux-guerres n'y échappe pas.

Une ville emblème de la cité moderne : Lyon

La lecture des périodiques édilitaires, des hommages rendus à la municipalité lyonnaise lors de congrès qui se déroulent dans la « capitale des Gaules », fait ressortir nettement une image fortement positive qui colle à la cité d'Édouard Herriot, déjà active en relations de communication inter-municipale : « La ville de Lyon, une des plus anciennes villes de France, peut-être d’Europe, puisqu’elle a deux mille ans d’existence, […] a toujours pratiqué le goût des relations internationales »1493. Et ce, même lorsqu’elle n’est pas ville pionnière : ainsi L’Édilité technique de décembre 1910 évoque le fait qu’à Lyon « on a mis en usage depuis quelque temps de nouvelles voitures à ouvertures latérales, permettant le déversement des récipients et évitant le dégagement de poussières. Ce nouveau genre de véhicules semble donner de bons résultats. Il serait à désirer que l’initiative prise par la ville de Lyon se généralisât dans toutes les villes de France »1494. Le périodique présente la grande ville comme menant une politique d’avant-garde, alors que des petites villes avaient plus discrètement montré la voie (Bourg-en-Bresse, Saint-Claude, Héricourt, etc.).

Lyon est une référence appréciée et recherchée : durant l'entre-deux-guerres, Philippe Bunau-Varilla soigne ses relations avec Edouard Herriot, avec lequel il correspond de façon très personnelle et cordiale, et se targue, dans ses brochures, du fait que la ville des bords du Rhône avait échappé, grâce à la « verdunisation » de ses eaux, à l'épidémie de fièvre typhoïde qui avait touché à l'automne 1928 les communes de banlieue alimentées par la Compagnie Générale des Eaux1495. On verra plus loin le combat mené par Antoine Joulot pour tenter de faire décrocher à la CAMIA le marché de l'incinération des ordures ménagères en 1929-1930.

Mais ce dernier domaine nous incite également à conclure que Lyon est la ville des occasions manquées. Lyon avait en effet toutes les cartes en main pour adopter un procédé moderne de destruction de ses immondices dès 1907, mais sa commission d'études et son ingénieur en chef restent réticents face à une crémation qui signifie perte d'engrais pour l'agriculture. Camille Chalumeau, qui arrive à la direction des services de la Voirie en 1910, ne cesse de porter à l'étude la question de l'incinération entre 1914 et 1928, sans parvenir à convaincre l'Administration Herriot de suivre les exemples favorables donnés par des villes comme Paris, Zurich ou Tours. Son compte rendu de l'expérience lyonnaise, publié dans le Génie civil en 1932 et distribué sous forme de tirés à part, passe opportunément sous silence les retards imposés par le maire et son conseil lorsqu'il écrit que « le maire de Lyon, M. Edouard Herriot, a estimé, après avoir résolu tant d'autres problèmes d'urbanisme, que le moment était venu de réaliser une usine de traitement des ordures ménagères de la ville. Sur ses instructions, une étude détaillée fut faite par les Services municipaux, en vue d'obtenir du Conseil municipal un accord de principe favorable à cette création, et l'inscription des crédits nécessaires dans un emprunt important »1496. L'épuration des eaux d'égout est un autre exemple d'innovation laissée de côté par la municipalité lyonnaise, après mobilisation de procédures d'enquête et de concours longues et lourdes. La question s'enlise et disparaît des archives après une tentative de station d'essai qui fait long feu, dans les années 19201497.

L'amélioration de l'environnement urbain est souhaitée par beaucoup d'acteurs : aussi toute réalisation, si modeste soit-elle, fait l'objet d'une diffusion dans les réseaux de circulation de l'information. Les inaugurations et la mise en fonctionnement des équipements sont l'occasion pour les édiles de renouer les fils avec tous les acteurs impliqués dans la procédure, des hommes politiques locaux qui ont prêté leur appui pour obtenir une subvention aux ingénieurs des entreprises victorieuses de la compétition ou de l'appel d'offre, en passant par les notabilités locales, les experts des commissions extra-municipales, la presse et la population. Il y a cependant une réalité moins réjouissante sur laquelle les acteurs du processus décisionnel cherchent à se faire plus discrets : les malfaçons, les erreurs de prévision ou les insuffisances techniques des dispositifs d'hygiène urbaine.

Notes
1484.

AM Villeurbanne, 1O 80, lettre du 3 mai 1929. La société obtient satisfaction, Villeurbanne lui envoyant quelques photographies le 11 mai suivant.

1485.

AM Clermont-Ferrand, 2O 3/35, L'eau pure, n°2, septembre 1911.

1486.

En 1931, la CAMIA envoie ainsi à Belfort un certificat rédigé quelques mois auparavant par la municipalité de Nice pour soutenir la candidature de la CAMIA au concours de la ville de Budapest ! AM Belfort, 1M 14/3, lettre du maire de Nice, 25 novembre 1930.

1487.

La municipalité de Biarritz, tout en écrivant à la CAMIA sa satisfaction à l’égard du fonctionnement de son usine d’incinération exprime cependant son regret « que nous n’ayions pu, en raison du prix trop élevé proposé par votre Société, envisager les travaux d’achèvement de la dite usine en vue de l’utilisation de la vapeur » (AM Belfort, 1M 14/3, lettre du maire de Belfort, 9 novembre 1931).

1488.

AM Lyon, 961 WP 108, rapport de l’ingénieur des usines des eaux au directeur du service des eaux, 5 novembre 1929 et minute de la réponse à Thurneyssen, 25 novembre 1929.

1489.

AM Chambéry, 1O 93, attestation du 28 mai 1934.

1490.

AM Angoulême, carton « Eau de la Touvre - Compagnie générale de l’ozone ». Brochure « Compagnie Générale de l’Ozone. Ville d’Angoulême. Captage, Filtration, stérilisation et refoulement d’eau potable. Débit quotidien 3000 mètres cubes ».

1491.

AM Villeurbanne, 1J 21. Sur le sujet de la modernité proclamée des installations de traitement des ordures et des facteurs expliquant leur localisation, nous renvoyons à Stéphane Frioux, « Managing urban waste disposal in France c.1900-1940 », dans Geneviève Massard-Guilbaud et Richard Rodger, Environmental and social inequalities in the city, 1700-2000, Bergahn, à paraître en 2010.

1492.

AM Nice, 1O 23, rapport du Dr Buffou, 4 novembre 1913.

1493.

Propos d'Édouard Herriot, Conférence internationale de l’Union internationale des villes, op. cit., p. 213.

1494.

L’Edilité technique, décembre 1910, p. 485.

1495.

Correspondance : AM Lyon, 961 WP 108. Autosatisfaction : Philippe Bunau-Varilla, Guide pratique et théorique de la verdunisation, op. cit. (reproduit notamment une médaille frappée à son effigie par la Ville de Lyon).

1496.

AM Marseille, 478W 62, brochure L'usine d'incinération des ordures ménagères de la ville de Lyon par C. Chalumeau, ingénieur des Arts et Manufactures, ingénieur en chef de la Ville de Lyon, Paris, Publications du Génie civil, 1932.

1497.

AM Lyon, 923 WP 003.