a) Les échecs font moins parler d’eux que les succès…

En général, les contre-exemples sont difficiles à repérer car ils n’attirent guère la publicité, sauf s'ils sont traqués et cités à dessein. Dans son entreprise de pression sur les municipalités pour faire appliquer la loi de 1902, l’administration centrale n’hésite pas à citer des exemples qu’il ne faut pas suivre. Certes, le directeur de l'hygiène au Ministère de l'Intérieur, Léon Mirman, désireux d’aider à la diffusion des bureaux municipaux d’hygiène en France, met la ville de Chambéry à l’honneur, ce qui suscite un flot de lettres de villes provinciales demandant des renseignements à la cité savoyarde1499. Mais à l’opposé, il lui arrive également d’écrire au maire de Saint-Nazaire en 1908, qui n’avait pas encore créé de bureau d’hygiène : « Vous aviez évidemment devant les yeux l’exemple, et je me permets de le dire, le détestable exemple de la ville de Nantes »1500. Le contre-exemple est un autre moyen de propagande dans les brochures1501, tout comme le revirement de la municipalité : la guerre commerciale entre la filtration par le sable et la stérilisation par l’ozone fait rage à Romorantin, dont le conseil municipal choisit d’abord l’ozone, avant de changer d’avis et de faire confiance à l’entreprise Puech & Chabal, qui répercute la nouvelle dans les villes où les deux procédés sont en compétition1502.

La mauvaise surprise causée par le coût financier dépassant largement les prévisions, ou par les dysfonctionnements techniques de l’équipement, n’est, bien sûr, pas un motif de fierté pour la municipalité, ni pour son ingénieur ou son technicien. Ce dernier, par amour-propre, selon Henri Michel, préfère cacher ce qui ne fonctionne pas : « il est parfois pénible, pour un Ingénieur ou un Architecte, de déclarer que tel système dont il a préconisé l’emploi ne donne pas les résultats escomptés, et de reconnaître ainsi implicitement que les sacrifices pécuniaires consentis par la Collectivité au service de laquelle il se trouve placé, ont eu un effet utile faible, ou dérisoire »1503. La revue commerciale de l’entreprise Puech & Chabal, Eau et hygiène, sous-entend ainsi que les villes de l’ozone ne communiquent pas :

‘« pour Cosne, Chartres, Dinard et Nice, on n’a que des rapports datant des essais de réception des installations ; à ce moment tout marche toujours à souhait et les experts n’ont qu’à le constater.
Après quoi, le silence se fait. On retrouve cependant la trace de résultats d’analyses peu probants, à Chartres, dans la brochure descriptive de cette usine. […] on ne peut s’empêcher de trouver légèrement inquiétante l’observation d’un silence aussi complet, tandis que la ville de Paris publie chaque semaine, dans son Bulletin municipal officiel, les résultats des analyses de contrôle faites dans les installations filtrantes de Paris et de la Banlieue. »1504

De même, quand on étudie les correspondances entre villes, on se rend compte que certaines municipalités n’évoquent pas leurs expériences passées, alors qu’elles pourraient très bien le faire pour mettre en garde leur interlocuteur. Limoges écrit à Bordeaux, parmi de nombreuses autres villes, sur la question de l’incinération, en 19511505. L’usine de Bordeaux, inaugurée en 1933, avait fait l’objet d’articles élogieux et connu une notoriété internationale1506. Mais la cité girondine n’évoque pas son expérience de l’incinération, arrêtée en 1946 et se contente de parler de sa pratique de décharge contrôlée et de triage1507. Enfin, un doute subsiste forcément sur la fiabilité des enquêtes nationales1508, menées parfois via les réseaux de techniciens comme l’AGHTM : un membre actif de cette dernière souligne, à propos des questions d’égouts, que « les villes se montrant, le plus souvent, peu soucieuses de rendre publiques les erreurs qu’elles ont pu ou qu’on a pu leur faire commettre et que la pratique leur a révélées, il est difficile de connaître avec quelque précision les conséquences de cette situation »1509.

La plupart des expériences qui se sont soldées par des échecs ont été repérées dans le Midi. Dans les années 1920, Nice1510 et Toulon ont expérimenté des usines de traitement des ordures ménagères qui ne leur offrirent pas satisfaction1511. Ce domaine de la technique sanitaire avait déjà offert une déconvenue à la ville d'Elbeuf, une des premières en France à avoir construit une usine d'incinération en 1911, avec un four allemand, laquelle est arrêtée dès l'année suivante1512. Au début des années 1920, Toulon rachète, moyennant 800 000 F, l'usine de broyage de sa société concessionnaire (le fonctionnement de l'établissement avait été arrêté dès octobre 1914), puis dépense plus d'un million et demi de francs pour la faire réaménager en usine d'incinération par la SEPIA. Les deux premières années de fonctionnement engendrent un déficit inquiétant, qui incite la municipalité à étudier l'alternative technologique représentée par l'usine de fermentation des ordures1513 , ainsi qu'à menacer la SEPIA, qui réclame le paiement d'environ 40 000 francs d'impayés, de ne pas donner de bonnes impressions aux municipalités qui sollicitent des renseignements (Roubaix, Casablanca, Dieppe ou Biarritz) 1514 . Mais l'entreprise spécialiste et leader du marché français se défend, et accuse au contraire l'administration toulonnaise de défaut d'entretien et de négligences dans la tenue de l'installation. Les ingénieurs-constructeurs ont donc intérêt à faire des tournées, où, tout en assurant une forme de « service après-vente », ils vérifient que leur réalisation est suffisamment bien entretenue pour n'être pas discréditée aux yeux des visiteurs d'autres villes. L'ingénieur de la SEPIA se plaint auprès de la municipalité varoise :

‘« Je suis d'ailleurs passé à nouveau dans votre ville, le 23 avril, et j'en ai profité pour visiter l'usine de traitement des ordures ménagères.
Je dois à la vérité de dire que j'ai été désagréablement impressionné par l'état dans lequel se trouve cette installation et, plus particulièrement, par la partie de l'usine affectée à l'incinération des ordures.
La raison de mon mécontentement réside dans le fait que si des représentants de municipalités s'aventurent à visiter les fours de Toulon, ils ne peuvent en emporter qu'une opinion désastreuse.
Je me permets de vous dire que cette impression n'est pas due à la conception même de nos appareils qui, Dieu merci, ont fait et font encore leurs preuves ailleurs, mais au manque d'entretien dont ils ont souffert, de l'incompétence du personnel et du défaut de propreté qui règne dans l'établissement tout entier.
J'ai visité, vous pouvez le croire, de nombreuses installations de traitement d'ordures en France et à l'étranger ; il est difficile d'en trouver qui, à ce point de vue, soit comparable à celle de Malbousquet, et je tiens à le préciser d'une façon d'autant plus claire que l'on pourrait être tenté de nous faire grief des résultats obtenus dans cet établissement. » 1515

Ce qui n'est pas sans provoquer des réflexions très acerbes du chef du service technique de l'incinération sur la « mauvaise foi de M. Joulot »1516. Le port militaire varois avait déjà subi une publicité bien involontaire à la suite de l’épidémie de choléra de 1884 et, dans le milieu des spécialistes, était connu pour avoir eu la première station biologique d’épuration des eaux d’égout. Mais l’exploitation de celle-ci ne coula pas comme de l’eau de source… Réalisée par l’ingénieur Valabrègue1517 en 1902, après plusieurs années d’hésitations sur la technique à suivre, la station traite en 1909 environ 6000 m3 d’eaux usées par jour, sur le procédé des lits bactériens, très rapidement rendu obsolète (ou en tout cas dépassé techniquement) par les lits percolateurs, qui sont au point vers 19061518. Dès 1912, on commence à s’apercevoir que les fosses septiques s’engorgent et que les taux d’épuration diminuent. Après guerre, alors que le volume des eaux usées a doublé, l’engorgement est récurrent et provoque une explosion des frais d’entretien et une diminution de la performance des lits bactériens. La municipalité hésite à tout changer, devant les dépenses prévisibles. L’hygiéniste F. Diénert en conclut, au cours d’un exposé fait au Congrès d’hygiène de 1924 : « La station d’épuration de Toulon a été la première installée en France. Elle n’a peut-être pas été en tous points judicieusement construite, mais il y avait de la part de la municipalité un effort sérieux fait dans la voie de l’épuration des eaux. L’histoire de cette station doit servir de leçon pour les municipalités des autres villes »1519. Après cette communication, le spécialiste de l’épuration Bernard Bezault abonde dans son sens, tout en donnant des détails techniques, afin que l’exemple varois, si désastreux qu’il soit, ne discrédite pas le procédé de l’épuration biologique.

‘« J’estime que la critique ne suffit pas, il faut dire pourquoi les résultats sont mauvais ; je connais bien cette installation de Toulon pour y avoir fourni les appareils de distribution sur les filtres. On a commis là toutes les fautes possibles et imaginables. Le bassin de décantation préalable est ridiculement petit, n’ayant pas le dixième de la capacité qu’il devrait avoir.
Les fosses septiques trop longues et pas assez larges étaient hermétiquement closes, sans bassins de nettoyage ; plus tard on a aspiré les gaz de la fermentation par des ventilateurs, mais il s’agit de gaz lourds, leur aspiration se fait mal. Il fallait établir de larges brèches dans la couverture des fosses, les gaz s’échappant librement sont oxydés au fur et à mesure, sans être gênants, à faible distance de la station. Il serait profondément injuste d’invoquer les résultats de cette installation pour incriminer le système biologique mis en œuvre d’une si fâcheuse façon. »1520

Bezault défend son marché, habitué depuis près de deux décennies à argumenter en faveur d’une technique qui doit affronter l’épandage, technique préférée des ingénieurs parisiens et des lobbys agricoles1521.

Cette situation n'est pas propre à la France ; les villes anglaises expérimentent parfois à leurs dépens les procédés d'épuration des eaux d'égout. Il en va de même de l’autre côté de l’Atlantique, en particulier dans le domaine des usines de traitement des ordures. Dans son ouvrage Public Hygiene (Boston, 1911), le Dr Thomas Blair prévient que les municipalités doivent être prudentes et ne pas adopter immédiatement des systèmes sans faire attention à la qualité de la construction, au risque d’être déçues ensuite1522. Dans les années 1920, l’ingénieur Samuel Greeley déplore la tendance des municipalités à changer trop vite de méthode et à construire des usines de traitement très chères et très vite abandonnées : « dans certaines villes, d'apparents brusques changements d'une méthode à une autre, impliquant parfois l'abandon d'usines apparemment utiles et coûteuses. On y voit de vastes et coûteuses installations de traitement construites et exploitées pendant quelques années, puis abandonnées à une progressive désintégration »1523.

L'échange d'expériences fonctionne mieux quand la municipalité estime avoir réussi et quand le partenariat tissé avec les entrepreneurs ne connaît pas de problèmes. La proportion de difficultés évoquées dans les correspondances inter-municipales est très faible. Pourtant, si l'on exploite sous un angle monographique les dossiers techniques, celles-ci surgissent des documents. Il n'est pas rare que les réseaux d'acteurs autour de l'assainissement urbain soient traversés par des configurations conflictuelles.

Notes
1499.

AM Chambéry, 4I 1.

1500.

Cité par L. Murard et P. Zylberman, L’hygiène dans la République, op. cit., chapitre 8 « Des villes plus grandes que l’État », p. 263.

1501.

Le prétendu échec de la stérilisation par l’ozone à Chartres (« la dure leçon infligée à Chartres ») est martelé dans la revue Eau et hygiène. Voir notamment Eau et hygiène n°2, p. 33 ; n°6, p. 34-35 ; n°7, p. 68-71.

1502.

AM Pau, 2O 2/9, lettre de Chabal au maire de Pau, 21 décembre 1903. AM Annecy, 4N 86, brochure « Alimentation des Villes en Eau potable. Épuration des Eaux de Sources et de Rivières. Bureau d’études pour la filtration des eaux fondé par Armand Puech », Paris, 1904 : article « Ville de Romorantin - alimentation prévue avec l’eau de la rivière Sauldre ».

1503.

Henri Michel, « Quelques considérations sur l’épuration biologique des eaux usées », TSM, avril 1910, p. 85.

1504.

Eau et hygiène, n°7, juillet 1910, p. 68.

1505.

AM Limoges, 3D 112, lettre du maire de Limoges, 9 octobre 1951.

1506.

Articles repérés : en Grande-Bretagne, « Bordeaux refuse destructor plant », Engineer, 8 mars 1935, p. 244-246 ; aux États-Unis, A.L. Thomson, « What European Cities Are Doing in Handling Refuse », Municipal sanitation, décembre 1935, p. 365-369. En France, « Inauguration de l’usine d’incinération des ordures ménagères (fours Heenan) de Bordeaux », VCD, avril 1933, p. 190-191 et « L’usine d’incinération de Bordeaux », Le Génie Civil, vol 108, n° 2794, 29 février 1936, p. 197-202.

1507.

AM Limoges, 3D 112, lettre du maire de Bordeaux, 12 octobre 1951.

1508.

Patrick Fournier a mis en évidence que l'enquête menée en 1891-1892 par Georges Bechmann sur les distributions d'eau offrait des données peu réalistes, notamment sur la date d'établissement du réseau (« Water quality assessment in France, mid-18th mid-19th century », communication au World Congress of Environmental History, Copenhague, 7 août 2009).

1509.

F. Nave, « Nécessité d’une réglementation pour l’établissement des réseaux d’égouts », TSM, janvier 1936,
p. 8.

1510.

A. Joulot, Les ordures ménagères, Paris, Berger-Levrault, 1946, p. 82-83. Le cas de Nice est difficile à éclaircir, sans archives locales précises sur le sujet : la CAMIA prétend qu'elle installe en 1930 une usine d'incinération moderne pour remplacer une usine de traitement des ordures qui coûtait excessivement cher à la municipalité. Mais des témoignages parlent d'incinération avant 1930 (CSHP 1928, p. 299). La CAMIA laisserait volontairement dans l'ombre une expérience préalable pour mieux justifier sa nouvelle usine.

1511.

Sur Nice, Toulon, Antibes et Monaco, voir AM Belfort, 1M 14/3, exemplaire du journal La vie scientifique, 29 septembre 1929 (article partisan) et ibid., lettre du maire de Toulon au maire de Belfort, 4 novembre 1929.

1512.

AM Belfort, 1M 14/3, réponse d'Elbeuf au questionnaire envoyé par Belfort, s. d. [1929].

1513.

AM Toulon, 1O 9, note des services techniques sur le traitement des ordures ménagères, 31 décembre 1929 et rapport de l'adjoint aux régies au conseil municipal, 17 janvier 1930.

1514.

Ibid, correspondance entre les services de Toulon et la SEPIA (1929-1930) et plus particulièrement lettre de Toulon à l'administrateur-délégué de la SEPIA, 22 mars 1929.

1515.

Ibid ., lettre du 30 avril 1930.

1516.

Ibid ., note du 9 mai 1930.

1517.

Ingénieur des Arts et Manufactures, travaillant à son compte.

1518.

Des congressistes hygiénistes le regrettent d’ailleurs : « Revue des Congrès : IIIe Congrès de climatothérapie et d’hygiène urbaine, du 1er au 10 avril 1907 », RHPS, mai 1907, p. 445.

1519.

F. Diénert, « Épuration des eaux d’égout en France. État actuel de la question », RHPS, novembre 1924, p. 1130.

1520.

RHPS, novembre 1924, p. 1165.

1521.

Voir divers articles ou communications de Paul Vincey, professeur départemental d'agriculture de la Seine, à la Société des Agriculteurs de France et devant d'autres institutions (RHPS). L'industriel S. Périssé formule ainsi ses observations sur une déclaration de M. Vincey : « ne peut-il faire supposer que, grand partisan de l’épuration par le sol naturel, obtenue par la ville de Paris, il ne soit enclin à combattre a priori, tout autre système d’épuration » (RHPS, août 1910, p. 845-846).

1522.

Martin Melosi, The Sanitary City, op. cit., p. 142.

1523.

« In some cities apparently abrupt changes from one method to another, sometimes involving the abandonment of seemingly useful and expensive going plants. They see large and costly disposal works built and operated for a few years and then abandoned to gradual disintegration » : Samuel Greeley, « Modern Methods of Disposal of Garbage, and Some of the Troubles Experienced in their Use », American City, 28, janvier 1923, p. 15. Cité par Martin Melosi, The Sanitary City, op. cit., p. 265.