b) Des dysfonctionnements aux conflits avec les entrepreneurs

‘« […] il y a vingt-deux ans, la ville d’Aix-les-Bains voyait un grand progrès s’opérer dans son organisation par la création d’un service d’eau potable, répondant à une pressante nécessité, démontrée du reste, par son constant développement.
Cette intéressante concession a eu malheureusement ses difficultés et fut trop souvent une source abondante de contestations, de procès coûteux, dont notre ville a été assez largement abreuvée. » 1524

Quand on se penche sur la période qui succède à l'approbation du projet, voire à son inauguration, on peut déceler des cas où les municipalités sont déçues de la marche de leur installation, qui s'avère difficile à faire fonctionner par du personnel municipal mal formé, ou conçue sans anticiper l'augmentation des besoins. C'est ce que le maire de Draguignan explique à la délégation de Chambéry venue visiter son usine toute récente (1955). Il

‘« estime qu'une grosse erreur a été commise lors de l'élaboration du projet. Les fours installés sont beaucoup trop petits : ils ne correspondent pas aux besoins de la ville et leur capacité de destruction très nettement insuffisante oblige à une exploitation irrationnelle. Cette insuffisance est la véritable et même unique cause des déboires et des difficultés rencontrées. […] Gros efforts demandés au personnel dans des conditions pénibles. Il se peut que le personnel manque de formation pratique et qu'il ne possède pas encore les notions nécessaires à la conduite de ces fours. A ce sujet, le Maire regrette qu'à la mise en route des fours en octobre dernier, des spécialistes de la Société des Fours et Foyers industriels n'ait pas détaché un personnel qualifié pour former le personnel local. » 1525

La faute d'une mauvaise exploitation n'incombe pas toujours à la municipalité, mais parfois au concessionnaire avec qui elle a traité. Le secteur du traitement des déchets solides et liquides a donc engendré plusieurs procès entre des municipalités et les entrepreneurs chargés du service, les archives témoignant parfois des déboires connus par certaines usines ou entreprises. Le cas de Jean G. Verdier est particulièrement intéressant : cet ingénieur centralien, qui travaillait au début des années 1920 pour des sociétés de collecte des déchets1526, fait l'acquisition de la licence exclusive du procédé Beccari pour la France et décroche son premier marché à Cannes, où l'usine « zymothermique » fonctionne dès le 1er janvier 1929. Séduites par ce procédé qui leur semble plus approprié que l'incinération, les municipalités de Valence, Aix-en-Provence et Avignon lui font confiance dans les mois qui suivent. Or, partout, bien que l'expérience industrielle se révèle satisfaisante pour les hygiénistes (elle est primée par l'Académie des Sciences puis au concours du Ministère de la Santé publique)1527 et que ces villes deviennent des références dans les publications spécialisées, des mécomptes ou des conflits surgissent. Cannes et Aix-en-Provence sont obligées de prendre en régie la concession du service de collecte et de traitement des ordures dès la fin 1931 ; à Aix, en juin 1933, une délibération du conseil municipal prononce sa déchéance1528. Avignon suit la même voie à partir de 19321529. Confronté à des problèmes financiers récurrents depuis 1930, attaqué par plusieurs créanciers, Jean Verdier n'arrive pas à mettre en place la société devant exploiter l'usine de Valence, où la régie provisoire est également instituée ; est-ce parce qu'il a dû faire face à des dépassements de budget pour modifier le modèle aixois, à la demande des autorités municipales de Valence1530? Peu après, la société « Zymos », co-fondée par Verdier, réclame des droits d'exploitation pour un brevet qui n'existait pas lors de la signature de la convention entre la ville et l'ingénieur (5 octobre 1929). Une fois municipalisée, l'exploitation de l'usine d'Aix se révèle nettement déficitaire en 1934-19351531. L'ingénieur n'est cependant pas complètement chassé de sa branche d'affaires et terni dans sa réputation puisqu'on le trouve encore actif après guerre : il propose des plans pour une usine zymothermique à Toulon en 19451532, puis est toujours « ingénieur conseil » de la société avec laquelle la municipalité envisage de traiter en 1950-19521533. Avignon perd un procès intenté par Verdier lui-même en 1946-1947, alors qu'elle avait fait reprendre l'exploitation de son usine (et du procédé « Zymos ») par la société Eau et Assainissement1534, qui se sert probablement de cette expérience pour obtenir un marché à Narbonne, où est construite la dernière usine zymothermique avant 1940.

Dans le domaine de l'urbanisme et des plans d'assainissement, on évoquera un autre ingénieur avec lequel les villes étudiées sont souvent en conflit : il s'agit d'E. Fournier. Ayant probablement commencé sa carrière d'ingénieur vers 19101535 et même participé au concours d'assainissement de Lyon, il décroche ensuite une série de marchés pour la conception de plans d'urbanisme et d'assainissement dans les villes du littoral de la Côte d'Azur (Vallauris, Le Lavandou, Bandol, Antibes et Golfe-Juan, Le Cannet, Cannes), à Valence, à Tours et à Montluçon. Dans les années 1930-1940, ses relations avec au moins trois de ces quatre dernières villes ne sont guère bonnes. La municipalité de Montluçon, qui refuse d'exécuter son projet, se voit contrainte de lui payer une indemnité1536. Il engage une instance contre Valence qui l'avait chargé en 1929 de dresser un projet d'extension et d'embellissement avec plan d'assainissement, projet toujours pas mis en œuvre en 19421537. Enfin, son projet d'assainissement pour Cannes (1930-1931) est victime des vicissitudes politiques ; on a vu qu'une nouvelle équipe municipale décide de l'abandonner en 1932, en ne respectant pas les clauses du contrat que les prédécesseurs avaient signé. Devant le Conseil de préfecture, Fournier obtient la condamnation de la ville à lui verser une indemnité globale de 435 000 F (1936), ce qui incite les municipalités suivantes à reprendre son projet d'assainissement1538.

Dans le réseau d'acteurs formé au sujet de l'amélioration de l'environnement urbain, les conflits ne sont pas absents. Malgré la prudence et la réserve des services municipaux, parfois méfiants à l'égard d'inventeurs sans scrupules, les administrations locales ne sont pas exemptes de reproches dans leurs comportements avec certains entrepreneurs. La circulation de l'information implique aussi parfois de transmettre des informations négatives à l'encontre d'une ville (quand c'est le point de vue industriel qui s'exprime) ou d'un entrepreneur (quand c'est la municipalité qui parle). Ces expériences malheureuses ne sont cependant pas toujours répercutées à l'extérieur : il faut une approche monographique pour retracer les histoires contrastées de projets qui furent un temps sous les feux de l'actualité du génie sanitaire.

Notes
1524.

AM Aix-les-Bains, 1O 339, copie de la délibération du conseil municipal du 18 février 1907. On appréciera l'humour du discours qui utilise le vocabulaire hydrique dans un sens figuré (« source », « abreuvée »).

1525.

AM Chambéry, 1O 93, compte rendu de la visite faite à Draguignan le 30 janvier 1956.

1526.

AM Nîmes, 1I 143, copie de la convention entre la ville de Dijon et la Société franco-suisse pour la collecte et enlèvement des ordures ménagères (1922).

1527.

AM Valence, 1M 92, lettres de Verdier au maire de Valence, 17 novembre 1930 et 26 mars 1932.

1528.

AM Aix-en-Provence, I6 69.

1529.

AM Avignon, 1J 217, délibération du conseil municipal, 20 septembre 1932 et constat d’huissier, 15 mars 1933 : Verdier n’a rien fait et n'est pas paru sur le chantier depuis plus de 6 mois. Un arrêt du conseil d’État
(n°38 809, séance du 24 décembre 1937), déchoit Verdier des droits qu’il tenait de sa concession du 8 juillet 1931.

1530.

AM Valence, 1M 92, lettre de Verdier à l'ingénieur Tapernoux, 1er mars 1933.

1531.

AM Aix-en-Provence, I6 69.

1532.

AM Toulon, 1O 9.

1533.

AM Toulon, 11M 1.

1534.

AM Avignon, 1J 216.

1535.

AM Montluçon, 4O 1/21, lettre de E. Fournier, agent général pour le Bureau technique du sud-est, Exploitation des brevets Hennebique, constructions en béton de ciment armé (Marseille), à M. Weiss, directeur des travaux de Montluçon, 21 mai 1912.

1536.

Ibid., arrêt du Conseil d’État du 24 mai 1938 : il réduit de 327 000 à 30 000F les sommes à payer à M. Fournier.

1537.

AM Valence, 3D 1 et 4D 1/10.

1538.

AM Cannes, 7O 18 et 19.