c) L’archaïsme, destin inéluctable de la modernité ?Villes et obsolescence des dispositifs techniques

‘« Le Maire signale au conseil l'intérêt qu'il y aurait peut-être, à ce que l'inscription qui figure sur les murs de l'Hôtel de Ville, concernant l'ozonification des eaux, soit effacée, l'eau potable distribuée à Cosne n'étant plus ozonisée mais simplement javellisée.
Les appareils producteurs d'ozone de l'usine n'existent plus, d'ailleurs, depuis plus d'un an, et, dès lors, il ne peut plus être répondu que par une fin de non recevoir aux demandes des visiteurs étrangers intéressés par la lecture de la mention gravée dont il s'agit.
Le Conseil, à l'unanimité, décide de charger l'architecte municipal de faire disparaître ladite inscription qui n'a plus de raison d'être. » 1539

Un des intérêts d'étudier sur plusieurs décennies et plusieurs villes les solutions apportées à un problème urbain, c'est la possibilité d'observer les rythmes de la modernisation urbaine. Autrement dit, à quel intervalle un équipement est-il décidé et installé, pour une même question, et quelle est sa durée. Il est apparu que le progrès des techniques (réel et/ou proclamé par les entreprises) et l’usure des installations existantes rendent assez vite obsolètes, ou du moins plus du tout rentables (si tant est qu’elles aient pu l’être), les installations d'ingénierie sanitaire.

D'une part, ce domaine, balbutiant (mais bouillonnant) à la Belle Époque, subit bien entendu le progrès des techniques et des connaissances scientifiques, qui démontre l'insuffisance des premières solutions. Ainsi, la croyance dans le pouvoir de la simple filtration des eaux par le sable s’estompe dans l’entre-deux-guerres, au profit d’une stérilisation généralisée, par l’ozone ou par la chloration. Même la firme Puech & Chabal, réputée comme fondateur de la méthode française de filtration, se trouve obligée de recourir à cette méthode1540. Les critères de qualité de l'eau se précisent, les instruments de mesure se perfectionnent, la formation des hygiénistes de province évolue. Pour la bonne marche des installations, il faut du personnel formé, capable de les gérer, sinon les usines municipales des eaux deviennent vite anachroniques ou tombent « dans un état de délabrement »1541.

D'autre part, un autre inconvénient des installations pionnières réside dans leur durée de vie : « une usine d’incinération, l’expérience le démontre, se démode très rapidement »1542. Un certain nombre d'usines d'incinération sont arrêtées pour cause de dysfonctionnement, ou remplacées rapidement : c'est le cas à Villeurbanne en 1928 après 16 ans de bons et loyaux services de son four « Meldrum » ; Elbeuf met fin à son usine au bout d'un an de fonctionnement en 1912, mais tente à nouveau de faire usage de cette technique dans les années 1920 avec la SEPIA ; Nice, vers la même époque, semble avoir connu bien des déboires dans une usine ruineuse1543. Toujours durant l'entre-deux-guerres, Toulon ne sait plus trop à quel saint se vouer, après avoir transformé son usine de broyage (1908) en usine d'incinération ; la municipalité est, durant un temps, presque convaincue d'abandonner l'incinération pour adopter la fermentation, à l'instar de Cannes et de villes italiennes1544. Dans d'autres municipalités, le coût de la main-d'œuvre est régulièrement évoqué, comme un mal nécessaire. Selon un urbaniste, celles

‘« qui furent des premières à adopter le procédé de l’incinération collective de leurs ordures ménagères, envisagent l’abandon de leurs installations pour revenir au procédé primitif de la mise en dépôt.
Ce revirement est causé surtout par des soucis d’ordre financier.
En effet, l’exploitation des installations anciennes d’incinération collective industrielle nécessite une main d’œuvre importante qui, en raison de l’augmentation considérable des salaires pendant ces vingt dernières années, grève lourdement l’opération. » 1545

La combinaison entre les progrès de la technique, l'histoire du secteur industriel de l'ingénierie sanitaire, les évolutions économiques générales, et les besoins et décisions des municipalités, semble fabriquer des générations d'innovation. Nous empruntons cette idée à une communication de l'historien britannique John Clark, qui a exposé en 2005 sa théorie des cycles de l'incinération dans le domaine du traitement des déchets urbains en Grande-Bretagne1546. Le véritable premier cycle de l'incinération en France est l'entre-deux-guerres, où l'industrie nationale (SEPIA/CAMIA, relayée par l'USP) conquiert l'essentiel du marché des villes de plus de 100 000 habitants, dans un contexte de concurrence assez vive. De l'autre côté de la Manche, le premier cycle est beaucoup plus précoce (années 1880 – 1910). Avant 1920, la France urbaine reste convaincue de la nécessité d'entretenir un recyclage de ses ordures en engrais, afin d'alimenter en substances fertilisantes les campagnes qui la nourrissent ensuite1547. A l'aube des Trente Glorieuses, le combat s'engage – ou reprend, selon les villes – entre les deux options, avec de nouveaux acteurs (on rencontre près d'une quinzaine de sociétés différentes dans les archives consultées pour la période des années 1950-1960)1548. On rejoue le jeu de l'opposition terreau/incinération1549, avec différents autres procédés qui tentent de se faire une place (le broyage, abandonné après 1914, revient dans le catalogue). Ce combat se produit dès 1946 à Biarritz, mais l'incinération parvient à se maintenir jusqu'en 1977 (tout comme la municipalité modérée de Guy Petit). Une usine perçue comme obsolète en 1946 reste donc en fonctionnement plus de trente années supplémentaires, non sans éveiller les plaintes des riverains contre les suies des fumées, durant les années 19701550. A sa fermeture, la presse locale célèbre ce qui avait été une grande innovation : « il y a cher à parier qu’on parlera encore longtemps de l’usine d’incinération ; elle qui fut, voici un demi-siècle, à l’avant-garde de son temps »1551. Toulon, au contraire, décide enfin de changer de système de destruction des ordures ménagères et d'adopter la fermentation zymothermique (début des années 1950)1552, avant de revenir peu d'années plus tard à l'incinération (années 1960)...

La démonstration ci-dessus pourrait être reprise dans le cas des stations d'épuration : les quelques agglomérations déjà équipées avant les années 1950 doivent fréquemment reprendre la question de fond en comble. A l'aube de l'institutionnalisation de l'environnement dans l'administration française (et alors que la protection de l'eau est désormais un objectif ancré dans la loi), un spécialiste résume la situation : « D'une manière générale, près de 50% des stations ont un rendement insuffisant – certaines sont pratiquement abandonnées »1553.

A ces cycles nationaux peuvent être confrontés des cycles locaux, propres à chaque équipement édilitaire. Cela s'applique tout particulièrement aux infrastructures de traitement des déchets (eaux usées comme ordures ménagères), victimes d'une usure plus ou moins rapide, ou dont la taille ne correspond plus aux besoins de la collectivité. Arrivés au terme de notre suivi longitudinal des projets édilitaires, on pourrait dessiner un cycle modélisant la destinée des équipements de service public, telle qu'elle a été retracée dans cette partie.

Le cycle des projets édilitaires
Le cycle des projets édilitaires

En suivant pas à pas, dossier après dossier, le cheminement des projets édilitaires, on ne peut qu’être frappé par la grande complexité des processus de décision et le trajet sinueux suivi par un certain nombre d’idées ou d’équipements, entre leur conception dans la tête d’un ingénieur ou d’un élu, et leur fonctionnement effectif. Les phases préalables à l’amélioration concrète des conditions de vie des citadins sont des moments de circulation des expériences municipales, des procédés innovants, des « experts » détenteurs d’un savoir savant ou technique. Toutes les municipalités n’ont pas utilisé la même échelle géographique dans la construction de leur réseau de documentation ad hoc, mais la plupart du temps, les mêmes problèmes se posant à elles, elles ont choisi des démarches similaires : l’enquête par correspondance, le voyage d’études, le concours entre entrepreneurs. Ces étapes n’étaient que des préalables à l’élaboration finale d’un projet soumis à l’approbation de l’autorité supérieure, guidée par des instances centralisées d’expertise, dont le verdict conditionne le financement possible du projet. Un chassé-croisé entre experts ou techniciens et administrateurs ou élus s’opère donc tout au long de ces procédures, suivant une durée qui varie de quelques mois à plusieurs années. Consultés, les experts des jurys de concours ou des commissions d’étude donnent un avis que les élus peuvent toujours rejeter ou laisser de côté, pour des raisons politiques ou financières. Mais, une fois leur projet édilitaire ficelé, les administrateurs municipaux sont jugés par d’autres experts, dont le jugement impartial n’est pas toujours tendre : il n’est pas rare de les voir appelés à revoir leur copie. Cette révision n'est pas toujours effectuée, que ce soit parce queles édiles baissent les bras, axent leur action sur d’autres priorités, ou parce qu’ilscèdent la place à une autre équipe à la suite d'un scrutin électoral. L’État joue un rôle ambigu : au départ, il laisse les villes dans une grande liberté de choix et d’initiatives. Pourtant, par l’expertise obligatoire qu’il impose aux municipalités (Conseil supérieur d’hygiène, Commission supérieure d’aménagement et d’extension des villes), par la lourdeur de ses procédures, il fait peser des contraintes. Celles-ci interfèrent avec la temporalité politique propre à chaque ville et provoquent parfois l’abandon des projets.

Malgré l’arsenal documentaire parfois lourd qui se déploie au fil des ans pour éclairer leur décision, l’hésitation des municipalités est compréhensible : elles peuvent être déroutées par l’afflux des propositions, par les divergences constatées entre des essais menés à petite échelle et les mauvais résultats observés sur les applications en grand, ou être effrayées par la dépense, allant jusqu'à consulter leurs administrés1554. Il semble donc que l’échec de certains projets ne soit pas dû uniquement aux fluctuations de la politique municipale (d’ailleurs, combien de projets sont lancés par une équipe et repris par la suivante, quand il s’agit d’une question d’hygiène !), mais également à la complexité des relations entre les divers acteurs intéressés. État et entrepreneurs ont leur part de responsabilité : le premier en ne se donnant pas les moyens d’exécuter rapidement les procédures obligatoires d’évaluation et d’expertise des projets édilitaires, les seconds en révisant parfois à la hausse leurs exigences financières1555. Cette hésitation conduit, dans le cas de l’épuration des eaux usées, selon un ingénieur, à un véritable « cercle vicieux ». Les municipalités ont

‘« en général, préféré attendre les sanctions des recherches faites ailleurs, avant de se lancer dans la construction d’usines d’épuration coûteuses : cette prudence financière des villes ne saurait évidemment se blâmer, à l’heure surtout où les charges apportées par les lois d’hygiène et de solidarité s’accumulent dans leurs budgets de dépense. Mais elle se paie d’autre part, en ce sens que (sauf pour quelques privilégiés), nous n’avons pas sous la main des champs d’expérience convenables qui nous permettent de vérifier les affirmations qui se sont donné libre cours ces dernières années. »1556

Pourtant, bon gré mal gré, les municipalités ont progressivement admis la nécessité d'épurer leurs eaux, de traiter leurs déchets, et certaines d'entre elles ont donc joué le rôle d'expérimentateur pour les suivantes. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, une quarantaine de villes françaises possèdent des installations de traitement des ordures ménagères ; à peu près autant ont un système d'épuration des eaux d'égout. La purification des eaux potables est désormais acquise partout où les analyses bactériologiques démontrent qu'elle est indispensable, parce qu'elle relie plus que les autres branches de la technique sanitaire les enjeux de santé publique avec l'état de l'environnement. C'est le paysage d'ensemble de la diffusion des innovations du génie sanitaire qu'il faut maintenant tenter de reconstituer en saisissant ses rythmes et chronologies propres, sa géographie et ses facteurs explicatifs.

Notes
1539.

AM Cosne-sur-Loire, délibération du conseil municipal, juin 1929, aimablement communiquée par l'archiviste municipale.

1540.

AM Annonay, 6O 1, notes manuscrites sur les systèmes d’épuration et de filtration [début des années 1930].3O 6, rapport dactylographié : « Mémoire sur la question des eaux. 3e partie » (signé par l’adjoint au maire, 28 février 1946).

1541.

Sur Annonay, ibid. Citation : AM Cannes, 6O 36, note du Dr Schmidl adressée à M. le Dr Picaud, maire de Cannes, 28 septembre 1945.

1542.

Conférence internationale de l’Union internationale des villes , op. cit., p. 229 (rapport général de M. Boutteville).

1543.

AM Belfort, 1M 14/3, extrait du journal La vie scientifique, 29 septembre 1929 : l'usine coûtait « coûtait 3300F par jour pour moins de 60 tonnes ». A. Joulot, Les ordures ménagères, op. cit., p. 82-83. Nous n'avons pas trouvé de documents sur cette usine lors de notre visite aux archives municipales de Nice.

1544.

AM Toulon, 1O 9, note des services techniques sur le traitement des ordures ménagères, 31 décembre 1929.

1545.

Jean Le Moal, L’hygiène des villes. De l’incinération des ordures ménagères dans les villes et particulièrement à Paris, thèse de l'Institut d'urbanisme de l'université de Paris, 1927, p. 122.

1546.

Papier présenté à la « Third ESEH International Conference », Florence, février 2005.

1547.

Voir Sabine Barles, L’invention des déchets urbains : France 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

1548.

AM Chambéry, 1O 93. AM Valence, 1M 92. AM Brive, 2O 117. Voir aussi la liste des entreprises du secteur en annexe, section 4 .

1549.

Congrès AGHTM 1949, reproduit dans TSM, février-mars 1950, numéro consulté aux AM Toulon, 11M 1.

1550.

AM Biarritz, 1M 45.

1551.

Sud-Ouest, 21 janvier 1978, « Après 50 ans de bons services l'usine d'incinération des ordures ménagères a cessé de fonctionner », renseignement aimablement communiqué par l'archiviste de Biarritz.

1552.

AM Toulon, 11M 1, rapport du directeur général des services techniques à l'adjoint au nettoiement, 7 mai 1951.

1553.

AN Fontainebleau, 19910714, art. 72, « Surveillance et entretien des stations d'épuration, par M. J. Garancher », rapport pour la réunion du Comité national de l'eau du 9 avril 1970.

1554.

C'est le cas de la ville de Rouen selon un article du Génie sanitaire, mai 1895, p. 66 : « La commission de l’assainissement a en effet décidé, sur la demande de son honorable secrétaire, que le dossier de l’assainissement serait mis à la disposition du public. C’est là ce qui peut-être va retarder le plus longtemps la solution dont l’urgence s’impose ».

1555.

AM Biarritz, 1M 40, correspondance avec les Forges de Strasbourg et son représentant E. Rosier, 1927.

1556.

Henri Michel, « Quelques considérations sur l’épuration biologique des eaux usées », TSM, avril 1910, p. 84.