A travers l'archéologie des prises de décision, nous constatons que la distribution d'une eau potable au maximum de citadins est une question éminemment politique. Quelques documents nous permettront de mettre en évidence un bel exemple d'intrication entre intérêts économiques et politiques (parfois nationaux), et conflits locaux (à Nancy).
La verdunisation à la conquête du réseau urbain français
ou le rêve inachevé d’un inventeur controversé
En fait de « campagne patriotique », Philippe Bunau-Varilla semble avoir mené un jeu complexe durant l'entre-deux-guerres, pour faire adopter son procédé controversé de purification des eaux, tissant des liens avec des hommes politiques influents, des hygiénistes et des journalistes, et s'opposant vigoureusement à ceux qui contestaient l'efficacité de sa méthode.
Il a disposé de soutiens dans le monde scientifique, comme le Dr Téchoueyres, directeur du bureau d'hygiène de Reims, première ville à faire emploi de la méthode, alors encore appelée « autojavellisation imperceptible ». Ce médecin fait la démonstration du procédé durant l'excursion champenoise des participants au Congrès d’hygiène de 1924, propose une note sur la méthode Bunau-Varilla à l’Académie des sciences et fait une communication devant l'Académie de médecine1558. Les témoignages politiques ne tardent pas à conforter les opinions de praticiens : à Carcassonne, deuxième ville à utiliser le procédé Bunau-Varilla, le conseil municipal décide de baptiser une avenue du nom du polytechnicien ; quelques années plus tard, les élus de Lyon votent en faveur de la frappe d'une médaille à l'effigie de celui grâce à qui la ville a échappé à la fièvre typhoïde1559. C'est à cette époque que Philippe Bunau-Varilla accélère son effort de propagande, à travers divers articles publiés dans le Matin et dans des quotidiens régionaux où il a probablement ses entrées (L'Eclaireur de l'Est, par exemple) et la publication de plusieurs ouvrages à caractère scientifique sur la « verdunisation ». L'inventeur cherche dans ses écrits à se légitimer en discréditant les autres (procédés coûteux, « commerciaux » et brevetés) et se pose en expert supérieur à tous, même à des spécialistes qualifiés comme ceux de la ville de Lyon1560. Il possède également des adversaires résolus, pas seulement du côté des partisans de la stérilisation par l'ozone. Lors d'une conférence à l'AGHTM, en 1927, le chef du service de surveillance des eaux de Paris, Frédéric Diénert, expose la stérilisation par le chlore de façon « très documentée, théorique et pratique, c’est un long plaidoyer pour l’emploi de ce procédé et de la façon dont il est appliqué à Paris par notre collègue qui critique sévèrement celle préconisée depuis quelque temps par toutes les voix de la presse et dont l’auteur n’a pas craint d’utiliser, pour sa publicité, le nom de la plus glorieuse des villes martyres »1561. Autrement dit, la « verdunisation », baptisée ainsi tant par souci de s'attirer les faveurs des villes françaises que pour enlever les doutes collant à l'image de la javellisation, est prise en tenailles entre les « ozonises » et les tenants de la chloration.
‘« A Monsieur le Président Herriot, maire de Lyon auquel sa grande cité doit l’inestimable privilège d’une eau rendue parfaite par la Verdunisation et auquel la Verdunisation doit sa première application à l’une des capitales de la Terre »1562.’Homme influent, sans doute par son passé et grâce au journal de son frère, il est bien introduit dans le monde politique : en témoigne d'abord la circulaire du ministre Loucheur du 15 février 1930 (texte reproduit en annexes, section 5). A cette occasion, Bunau-Varilla est servi par les circonstances : Loucheur était polytechnicien comme lui et deux jours après la publication de cette circulaire le gouvernement est renversé1563. Oublié de l'histoire – les débats politiques portaient alors sur la loi sur les assurances sociales –, ce texte explique aux préfets que les instructions du Conseil supérieur d'hygiène sur l'épuration des eaux potables, élaborées en août 1929, sont incomplètes, et prend la peine d'énumérer les villes « verdunisant » leurs eaux, susceptibles d'être données en référence aux municipalités étudiant la question de la purification de l'eau. Ensuite, le relais est pris au niveau parlementaire, au moyen d'un projet de loi déposé par le député-maire de Villeurbanne, le docteur Lazare Goujon, qui soutient ce procédé à la Chambre des Députés. Bunau-Varilla soignait ses relations avec lui, le complimentant par exemple pour le stand municipal monté à l'occasion de l'Exposition internationale d'hygiène de 19321564. L'année suivante, Le Matin soutient la campagne de Goujon à la Chambre qui, même si elle s'appuie sur les statistiques de la typhoïde en France (taux de mortalité dix fois plus élevé dans les villes françaises que dans les villes anglaises et allemandes) ne trompe pas de nombreux observateurs...1565
‘« Voyez Nancy. Elle avait la Verdunisation qui lui assurait une eau saine constamment, une odieuse cabale appuyée sur de faux profils représentant l’effet de la Verdunisation lui a fait abandonner ce système qui lui avait coûté 20 000 francs. On y a substitué l’ozone qui coûte douze millions et qui aboutit à une déclaration de la municipalité qu’il faudra en temps de crue de la Moselle faire bouillir l’eau !!!Dans cette lettre adressée au maire de Lyon en 1934, Bunau-Varilla tente de convaincre un collègue de Lazare Goujon de soutenir le projet de loi (on est alors en train de préparer la loi de 1935 qui modifie la loi de 1902 sur la santé publique), en prenant un exemple à ne pas suivre, une ville pourtant bien dotée en experts du génie sanitaire, Nancy. Que s'est-il passé exactement en Lorraine ?
Depuis le début du siècle, la municipalité de Nancy cherche à s'assurer un approvisionnement suffisant en eau potable ; Imbeaux, spécialiste d'hydrogéologie, mène des études sur la forêt de Haye, vers 1904. Vingt-cinq ans plus tard, alors qu'il est retraité mais toujours actif dans les réseaux d'experts, le maire est saisi d'un projet consistant à stériliser l'eau de la Moselle après passage dans des galeries filtrantes. Il demande au directeur du bureau d'hygiène, le docteur Jean Bénech, de se documenter sur l'épuration de l'eau. Durant l'été 1929, Bénech enquête auprès des maisons commercialisant les appareils de verdunisation et auprès de diverses villes de l'est (Reims, Mulhouse, Montbéliard, Sarreguemines). Les renseignements critiques à l'égard de la verdunisation, qui lui avaient été fournis au téléphone par un ingénieur de la Compagnie Générale de l'Ozone (voir ci-dessous), se vérifient au fil des réponses – sauf bien sûr à Reims1567.
‘« 1° Le beau-frère de M. Diénert habite Carcassonne et malgré BV il y a typhoïde en permanence. Du reste une enquête très sévère et [illisible] aurait été faite par CSHDès l'automne, l'obtention de la référence de Nancy semblant importante pour Bunau-Varilla, une campagne de presse est menée dans l'Est républicain et dans Le Matin, avec la complicité du Dr Raoul Zuber, conseiller municipal et chef des travaux d'hygiène à la faculté de médecine de Nancy. Bunau-Varilla convainc le maire, Joseph Malval, de procéder à une expérimentation de la verdunisation pendant quelques mois. Les essais sont menés du 8 août au 9 décembre 1930 ; dès le 22 août, Le Matin publie des articles prétendant que les expériences sont un grand succès ; durant les semaines suivantes, les résultats soi-disant favorables de Nancy sont relatés dans la presse locale de l'est (à Montbéliard notamment)1568. Le 4 décembre, Philippe Bunau-Varilla envoie au docteur Bénech « les bonnes feuilles du chapitre que je consacre aux eaux de Nancy, dans mon livre en cours d’impression : Guide théorique et pratique de la verdunisation ». La date cruciale, autour de laquelle se noue toute une série de correspondances et d'articles, est celle du 10 décembre 1930. Le docteur Bénech expose les résultats des expériences devant la commission extra-municipale d'hygiène. Son exposé est illustré de graphiques et dure plus d'une heure. Le lendemain, le maire ordonne d'arrêter la Verdunisation des eaux et le procédé est officiellement rejeté par le conseil municipal, après une séance apparemment houleuse, le 22 décembre. Aussitôt, Raoul Zuber, conseiller municipal et partisan du procédé Bunau-Varilla, prévient l'inventeur, qui écrit une longue lettre au maire de Nancy1569. On se bat analyses contre analyses, expert contre expert (Zuber contre Bénech). L'argument des battus est simple : Bénech aurait truqué les courbes en jouant sur les échelles : « on a représenté par des longueurs à peu près égales le chiffre 5000 pour l’eau brute et le chiffre 100 pour l’eau verdunisée »,pour mieux confondre les membres de la commission – qui n'étaient pourtant pas des novices en matière bactériologique !1570
L'année suivante, la municipalité de Nancy s'en remet donc à la stérilisation par l'ozone, procédé ancien et qui ne prête plus à controverse dans le monde scientifique. L'ozonisation débute en janvier 1934, mais ses débuts sont délicats : malgré une filtration préalable, l'eau de la Moselle est trop trouble. La solution trouvée dans les mois suivants consiste à rajouter un produit chimique pour faire floculer les matières en suspension1571. En 1936-1937, Bénech devient, comme l'était le Dr Téchoueyres pour la verdunisation, un porte-parole du succès de la stérilisation des eaux par l'ozone1572. Mais la municipalité a changé depuis 1933, et le Dr Zuber a pris, en 1936, du galon : il est devenu adjoint à l'hygiène (et donc supérieur hiérarchique de Bénech). Huit ans après ses essais infructueux, le colonel Bunau-Varilla continue à se répandre en propos amers contre la décision prise à Nancy et la fameuse séance du 10 décembre 1930 fait l'objet de nombreux articles dans l'hebdomadaire Les Potins Lorrains obligeant le directeur des services d'hygiène à exposer toute l'affaire au maire1573. Cette publication spécialisée dans les nouvelles ironiques et critiques à l'égard de la politique locale change son fusil d'épaule : alors que Les Potins Lorrains fustigeaient en 1930 le manque d'objectivité du docteur Zuber (voir texte en annexe, section 5), c'est désormais la stérilisation par l'ozone, présentée comme une saignée pour le contribuable nancéien, qui est victime des remarques sarcastiques du journal.
Que retenir de ce détour par la Lorraine ? On voit bien que toute décision sur l'adoption d'une innovation peut être politisée et que les inventeurs les plus influents tissent des réseaux et utilisent la presse pour chercher à faire adopter leurs procédés. Même des spécialistes jouant le rôle d'experts peuvent être très divisés entre eux à l'égard de l'innovation : il est très difficile, sinon impossible, de savoir qui avait raison et qui avait tort. Mais l'affaire de Nancy nous révèle à quel point l'amélioration de l'environnement urbain a pu aviver les passions et susciter une mémoire de l'événement. Elle met en lumière les échanges de renseignements à l'échelle régionale, où l'on attend de savoir ce que décident les collègues avant de prendre soi-même une décision : au tournant des années 1930, le choix de Nancy n'est pas unique. La capitale lorraine est imitée par Montbéliard et, cruelle ironie du sort pour Philippe Bunau-Varilla, par Verdun...
AM Lyon, 961 WP 108, supplément au Bulletin municipal officiel de Paris du 24 août 1932, article « Conseil municipal de Paris. Visite des installations de verdunisation des eaux à l’usine municipale d’Ivry », p. 3751. Les propos sont de Justin Godart, ministre de la Santé publique.
L'eau, 15 décembre 1924, p. 142. « A propos d’antiseptie, par Marcel Finot », TSM, septembre 1925, p. 234-235 et juin 1926, p. 140.
AM Nancy, 17W 6, Le Matin, 8 avril 1930, article intitulé « Depuis l’application de la verdunisation, la fièvre typhoïde n’existe plus à Lyon qu’à l’état sporadique ».
Voir sa correspondance à Herriot : AM Lyon, 961 WP 108.
TSM, juin 1927, p. 140.
Dédicace manuscrite sur le Guide pratique et théorique de la verdunisation, op. cit. (don d'E. Herriot à la Bibliothèque municipale de Lyon).
Stephen D. Carls note que « l'esprit de corps entre polytechniciens déterminait clairement ses préférences en matière de collaborateurs et d'amis » (Louis Loucheur, 1872-1931, ingénieur, homme d' É tat, modernisateur de la France, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 24). Sur la date : Ibid., p. 286.
AM Villeurbanne, 2D 27, lettre de Philippe Bunau-Varilla à Lazare Goujon, 20 mars 1932, et diverses lettres de Goujon à Bunau-Varilla, 1932.
AM Avignon, 3N 13, page du Matin du 3 juillet 1933, « La Verdunisation des Eaux. Le problème hygiénique de l’eau d’après le rapport Goujon ». Pour un article très critique sur la campagne Goujon/Bunau-Varilla : AM Nancy, 17W 6, « Verdunisation obligatoire », Le Financier Français, 25 juillet 1933 (reproduit dans les annexes , section 5).
AM Lyon 961 WP 108, lettre au maire de Lyon, 6 avril 1934.
AM Nancy, 17W 6, manuscrit « Au sujet du B.V. Conversation à M. X, Paris, ingénieur central Compagnie ozone » (30 août 1929), que nous reproduisons tel qu'il se présente. Voir aussi lettre-circulaire du docteur Bénech aux maires ou directeurs de bureaux d'hygiène, 12 août 1929.
Ibid., lettre de Jean Bénech à l’architecte de Montbéliard, 17 octobre 1930 : « J’ai été fort surpris, en lisant l’article que vous m’envoyez du journal « Le Pays de Montbéliard ».
AM Nancy, 17W 12d, lettre du 26 décembre 1930.
Ibid. et AM Nancy, 17W 6, rapport de Bénech : « Explications comme suite à la lettre de M. le Dr Zuber insérée dans les « Potins Lorrains » du 19 juillet 1938 ».
Il s'agit du sulfate d'alumine, utilisé au début du siècle dans les filtres « américains ». AM Nancy, 17W 8, lettre de Bénech au docteur Bataillon, inspecteur départemental d'hygiène du Jura, 28 mai 1936.
AM Nancy, 17W 7, brochure « Conférence radiodiffusée par la Cie Générale d’Energie Radio-Electrique « Poste Parisien » les 10 et 17 décembre 1937. L’épuration électrique des eaux de boisson » par Jean Bénech.
AM Nancy, 17W 6, coupures de presse et lettre de Bénech, 12 juillet 1938.