Troisième partie

‘« On peut dire qu’il n’y a pas une de nos villes qui ne soit en retard sur les besoins de la vie moderne »1574.’

Une fois planté le décor dans lequel s'inscrivent les processus de prise de décision en matière d'amélioration de l'environnement urbain, et retracé le circuit de l'information et la trajectoire parfois longue et mouvementée des projets édilitaires, efforçons-nous d'utiliser les informations récoltées dans les archives de province pour tenter d'esquisser un panorama d'ensemble des phénomènes observés localement. Comment passer de l’étude des cartons des services techniques municipaux à la reconstitution d’une histoire nationale, voire internationale, de l’édilité hygiéniste et de sa progressive diffusion dans un paysage urbain national et européen très divers1575 ? Il s'agira, dans ce troisième et dernier mouvement, d'amorcer une histoire des rythmes, des facteurs et des spécificités de la diffusion des innovations hygiéniques dans le réseau urbain français – un réseau ouvert aux expériences étrangères.

Les dispositifs techniques inventés pour résoudre les questions de la pureté des eaux et de l’évacuation des déchets seront considérés comme des innovations. Everett Rogers souligne la distinction à opérer entre invention et innovation : beaucoup d'inventions ne deviennent pas des innovations, dans la mesure où elles ne sont pas mises à disposition d'un marché de clients potentiels1576. Ce fut le cas d'un certain nombre de procédés d'épuration des eaux potables (par l'iode, par l'électrolyse, etc.), inventés durant les années 1890, mais rapidement jugés peu pratiques pour la stérilisation de grandes masses d'eau et disqualifiés du marché de la commande publique urbaine. Cette précision faite, on partagera la définition de l'innovation donnée par Bernard Lepetit : « l’adoption échelonnée, dans le temps et dans l’espace, d’un objet, d’une pratique ou d’une idée par des individus ou des groupes liés à des réseaux spécifiques de communication, à une structure sociale, à un système donné de valeurs »1577. Dans notre cas, c'est bien l'adoption des dispositifs techniques par les villes, après décision du conseil municipal en ce sens, qui doit être prise en compte. Cet événement intervient généralement, on l'a vu, après des contacts avec d'autres acteurs, municipalités, entreprises, réseaux de communication entre techniciens, instances de l'administration étatique : une « innovation n’est jamais purement matérielle mais suppose information, prise de décision, assimilation »1578. Il s'agira ici, en partant des mêmes sources que précédemment, de contextualiser les échanges d'expérience, en identifiant les périodes qui se sont avérées les plus propices à la diffusion de l'information et à l'innovation et en repérant les circuits géographiques les plus empruntés, à l'intérieur et au-delà des frontières nationales.

C'est d'abord la chronologie de ce mouvement d'équipement progressif des villes en dispositifs techniques d'épuration de l'eau et de traitement des excreta qu'on cherchera à reconstituer. Rappelons que nous disposons de peu de sources nationales, et que cette chronologie est nécessairement fragmentaire, reconstituée à partir de quelques sources continues (périodiques spécialisés, comptes rendus des travaux du Conseil supérieur d'hygiène publique), et des traces laissées par les échanges d'information entre municipalités, et entre villes et entreprises. Nous renvoyons au tableau chronologique en annexe pour un suivi aussi exhaustif que possible.

Après le temps, l'espace sera l'autre dimension traitée par notre enquête. Nous chercherons à repérer où et comment les innovations se sont répandues sur le territoire hexagonal ; autrement dit, à expliquer les localisations où l'innovation technique s'implante de façon plus précoce ou plus fréquente : y a-t-il eu un mouvement descendant, respectant une hiérarchie urbaine ordonnée par un critère de taille ou de fonction administrative ? L'échange d'informations et l'innovation auraient alors suivi un chemin allant de Paris vers les petites villes provinciales. Les archives municipales conduisent plutôt à mettre en évidence les facteurs d'une diffusion beaucoup plus complexe, laissant apparaître des phénomènes plus horizontaux que verticaux, voire l'ancrage des nouveautés dans des types particuliers de villes.

C'est enfin sur les spécificités et les connexions de ce processus français dans un contexte plus large – principalement occidental – d'amélioration de l'environnement urbain qu'il faudra s'interroger. L'exploitation de la comparaison avec les nations étrangères, déjà pratiquée par les contemporains, et les études récentes d'histoire environnementale du milieu urbain, nous invitent à dégager quelques pistes explicatives des décalages constatés entre la France et les autres pays industriels de l'époque étudiée : nous tenterons donc de brosser un tableau synthétique du contexte urbain international diversifié dans lequel sont apparues et se sont diffusées des technologies sanitaires qui ont progressivement amélioré l'environnement et la démographie des villes occidentales de la première moitié du XXe siècle.

Notes
1574.

Agache, Auburtin, Redont, Comment reconstruire nos cités détruites. Notions d’urbanisme s’appliquant aux villes bourgs et villages, Paris, Armand Colin, 1913, p. 3.

1575.

Sur cette diversité : Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, II, De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 11-12.

1576.

Everett M. Rogers, Diffusion of innovations, 4e édition, New-York, Free Press, 1995.

1577.

« Histoire et propagation du nouveau », dansBernard Lepetit, Jurgen Hoock (dir.), La ville et l’innovation. Relais et réseaux de diffusion en Europe 14 e -19 e siècles, Paris, EHESS, 1987, p. 7-8.

1578.

Ibid., p. 12.