1/ L'assainissement, un objectif au cœur de débats pas encore tranchés

Quelques grands chantiers, médiatisés dans la presse professionnelle (et parfois dans la presse grand public¹⁵⁸²), mettent en lumière ces nouvelles techniques. Au premier plan d'entre eux figure l'assainissement de la capitale, depuis les premières expériences d'épandage agricole des eaux d'égout, dès la fin des années 1860, jusqu'à l'inauguration des champs d'épandage d'Achères et d'un grand collecteur avant l'Exposition universelle de 1900, en passant par les études de la commission d'assainissement du début des années 1880, puis par l'obligation du tout-à-l'égout inscrite dans la loi de 1894. L'assainissement de Marseille fait également partie des « grands travaux » sur lesquels l'ingénieur et le notable cultivé français peuvent se documenter. Avant la loi de 1894 sur Paris, c'est la première occasion de fixer une taxe de raccordement à l'égout, permettant de financer les infrastructures colossales déployées dans la cité phocéenne (loi du 18 juillet 1891).

Au milieu de controverses sur le type de système à adopter pour les canalisations¹⁵⁸³, les succès de la Compagnie de salubrité de Levallois (procédés Berlier) dans cette ville voisine de Paris, de la société Liernur à Trouville ou du système Shone (britannique) à Cannes, dans le domaine du système « séparatif », sont bien isolés. Leurs démarchages restent sans suite, leurs projets proposés à de nombreuses villes de province finissent dans des cartons¹⁵⁸⁴. La Compagnie des Eaux-Vannes, émanation de la Compagnie Générale des Eaux et qui exploite les champs d'épandage des eaux d'égout de Reims, ne fait guère mieux, malgré le soutien affiché du docteur Henrot, maire de la cité champenoise, dans les manifestations spécialisées ; les enquêtes diverses menées auprès des autorités locales britanniques sur leurs fermes d'épuration des eaux d'égout ne sont pas plus efficaces¹⁵⁸⁵. Les études des ingénieurs de l'administration ne sont guère efficaces (projets Dupin à Montluçon, Gogeard à Rouen, Résal à Lyon) ; les hygiénistes dénoncent l'indécision et le statu quo dans certaines villes où les projets se succèdent sans qu'une suite leur soit donnée¹⁵⁸⁶. On se trouve donc face à une grande quantité de projets non réalisés – pour des raisons que les archives ne laissent pas toujours entrevoir –, ou constamment retardés, comme à Toulon, où l'assainissement de la ville est réclamé dès la fin de l'épidémie de choléra qui frappe la ville en 1884, mais pas achevé lors de l'entrée dans le nouveau siècle. Le cas n'est pas exceptionnel en histoire de l'innovation¹⁵⁸⁷ : le fait que des membres de l'administration soient persuadés de la nécessité d'établir un projet d'assainissement ne signifie pas qu'un vote favorable soit pris en conseil municipal, encore moins que les travaux soient effectués.

Malgré l'ouverture d'une rubrique « assainissement des villes » dans Le Génie sanitaire, fin 1894, pour « enregistrer, au jour le jour, la marche de nos villes dans la voie de l’assainissement », le spécialiste incontesté du sujet, Georges Bechmann, constate : « Rouen, Toulon, Le Havre, Nantes, Narbonne, Bordeaux, ont des projets, mais que d’atermoiements, d’hésitations, d'entraves ne rencontrent-ils pas ? Quand aboutiront-ils ? On attend à Toulon depuis 1884, au Havre depuis 1886, à Rouen depuis aussi longtemps… »¹⁵⁸⁸ La dépense, qui s'élève toujours à plusieurs millions de francs, l'absence de coercition et d'incitation de la part de l'État, et la peur des équipes municipales de tomber dans l'impopularité suite à une augmentation des impôts ou à un fort endettement, expliquent probablement un certain nombre d'hésitations ou de reculs des municipalités françaises (Avignon, Belfort, Lyon, Montluçon, Toulon)¹⁵⁸⁹.