2/ Épurer l'eau, entre tâtonnements et indifférence

Avant 1902, dans les réseaux de circulation de l'information relative à l'hygiène du milieu urbain, la question de l'eau n'est pas beaucoup plus visible que celle de l'assainissement1590, sauf quand il s'agit de commenter des épidémies de fièvre typhoïde, maladie qui préoccupe certains membres de l'élite médicale siégeant dans les conseils départementaux d'hygiène ou au Comité consultatif d'hygiène publique1591. Ce dernier est chargé, à partir de 1884, de l'expertise des projets d'adduction d'eau dans les villes de plus de 5000 habitants. Le moins que l'on puisse dire, et que regrette le directeur de l'hygiène au Ministère de l'Intérieur, l'ancien préfet Henri Monod, c'est que les experts parisiens ne sont pas surchargés de travail : après une première phase d'équipement dans les années 1850-1870, où les réseaux d'alimentation sont mis en place, mais ne desservent pas tout le tissu urbain ni les immeubles1592, l'adduction de nouvelles eaux n'intéresse pas toujours, semble-t-il, les municipalités. Le nombre total des projets soumis au Comité consultatif, de 1884 à 1890, est de 333, dont seulement 17 donnent lieu à des conclusions défavorables : la faute d'une non réalisation éventuelle n'incombe donc pas à l'Autorité supérieure. « 316 rapports concluaient, sous certaines réserves, à l’adoption des projets. Sur ce nombre, 15 paraissent aujourd’hui abandonnés. 31 ne sont même pas commencés, 60 sont en cours d’exécution ; 207 sont exécutés. Au total, moins de 50 par an. Ce n’est certainement pas l’insouciance des populations seule qui a pu produire une telle inertie de leur part »1593. Pour Henri Monod, qui dresse ce bilan, « on ne saurait taxer le Comité d'une sévérité excessive », comme en témoigne le faible taux de refus (5,1%). « Ce qui est regrettable, ce n'est pas que le Comité ait repoussé les projets défectueux, c'est que les communes qui avaient présenté ces projets défectueux n'aient pas recherché les moyens d'en présenter d'acceptables »1594. L'année du vote de la loi de 1902, le Comité n'est pas surchargé de travail et fait plus que doubler son taux de refus : 14 projets sont présentés, 12 obtiennent un avis favorable.

Si les municipalités sont parfois frileuses, ce n'est pas le cas des inventeurs : l'épuration des eaux potables est un domaine en plein essor. Leurs méthodes peuvent apparaître comme un recours indispensable pour enrayer le retour de la typhoïde, dans le cas d'une alimentation impossible en eau de source (cas de la presqu'île de Gennevilliers)1595. Certains d'entre eux, tel le britannique Andrew Howatson, qui propose aux édiles l'épuration des eaux potables par le ferrochlore et celle des eaux usées par le polarite, tentent même d'obtenir l'agrément du CCHP pour leurs procédés, avant de se lancer dans le démarchage des municipalités1596. Cependant, Howatson, malgré des dizaines de sollicitations et plusieurs études sérieuses (dont une pour Nantes), ne décroche que le marché d'une petite ville gasconne, Lectoure. Tout cela dans un contexte où ces procédés, encore marginaux et méconnus, sont l'objet de vives politiques entre scientifiques-entrepreneurs et experts indépendants1597. A la toute fin du XIXe siècle, la stérilisation des eaux par l'ozone, mise au point en Hollande par un certain baron Tyndal, qui obtient vers 1895-1896 l'autorisation de procéder à des essais à Paris, reste confidentielle, jusqu'à ce que la Société industrielle de l'ozone, exploitant les procédés des savants Marmier et Abraham (qui avaient fait l'objet d'expériences suivies par des sommités scientifiques à l'usine des eaux d'Emmerin, près de Lille, en 1898), gagne la confiance des municipalités de Cosne-sur-Loire et de Chartres. Ainsi, deux des principaux procédés de purification de l'eau, la chloration et l'ozonisation, ont été choisis par de petites villes provinciales, au tournant du XXe siècle. Mais à chaque fois, à cause de péripéties diverses, les dispositifs techniques ne commencent à fonctionner que quatre ou cinq années après la décision d'adoption. Les villes plus peuplées (Le Mans, Nantes) restent adeptes de la filtration des eaux de rivière par le sable, méthode qui fit ses preuves pendant l'épidémie de choléra de Hambourg, mais dont la fiabilité ne faisait pas l'unanimité1598. Bref, au début de la Belle Époque, la question scientifique de l'épuration des eaux potables n'est pas résolue : malgré près de 140 concurrents sur la ligne de départ, ce qui « montre bien la vitalité de la science sanitaire française »1599, un concours lancé par la Préfecture de la Seine en 1894 ne donne pas satisfaction. Ce sont donc surtout des maires de petites villes qui ont offert à des entrepreneurs ingénieux l'opportunité de mettre en application leurs procédés1600.

Deux éléments importants ressortent de ce paysage fragmentaire : d'abord, que la France urbaine ne dispose pas encore d'un vrai réseau, national et permanent1601, de diffusion des informations sur les innovations en matière de génie urbain ; ensuite, que les dispositifs techniques ne prêtent pas à consensus. Même si les ingénieurs peuvent être remarquablement documentés, l'enquête est parfois menée non pas d'un trait, mais plutôt par séquences discontinues, au gré des réponses, des mises en contact, des changements de priorité au sein du conseil municipal. De leur côté, les inventeurs agissent également séparément, au coup par coup, semblant tâter le terrain1602 ; certains procédés font l'objet d'une publicité puis tombent dans l'oubli, comme les procédés américains de « réduction » des ordures par extraction des graisses ou celui de l'épuration de l'eau par électrolyse1603 ; un grand nombre d'inventions proviennent de l'étranger (Grande-Bretagne, Pays-Bas)1604. Quelques villes dirigées par des édiles intéressés par le progrès sanitaire s'ouvrent provisoirement aux innovations, comme Le Havre et Boulogne-sur-Mer, qui organisent des expositions d'hygiène en 1893 et 1894, sans que les essais d'installations débouchent sur des commandes à grande échelle.

Enfin, l'État est fort discret dans ce tableau. A part à Toulon, dans les années 1880 (mais leur efficacité n'a pas vraiment été remarquable), les pressions venues d'en haut sont quasi inexistantes. Elles ne surviennent souvent que dans le cas d'une crise sanitaire qui menace l'armée (Cherbourg). La priorité porte d'abord sur l'application des mesures sanitaires existantes, comme la déclaration obligatoire de maladies transmissibles, et sur la mise au point d'une loi générale.

Notes
1590.

A l'exception de la revue belge La Technologie Sanitaire, dont la diffusion en France a dû rester modérée.

1591.

Voir par exemple Dr L. Thoinot, « Fièvre typhoïde en, France : étiologie et prophylaxie. Étude de quelques foyers de fièvre typhoïde en France », CCHP 1890, p. 389-580.

1592.

Voir Jean-Pierre Goubert, La conquête de l'eau, op. cit.

1593.

Revue municipale [désormais RM], 15 avril 1899, p. 1216.

1594.

Henri Monod, L’alimentation publique en eau potable devant le Comité consultatif d'hygiène publique de France (1884-1890). Rapport présenté au Comité consultatif le 6 avril 1891, Paris, imprimerie des journaux officiels, 1891, p. 1-2.

1595.

C'est à la suite des épidémies hydriques de 1892 dans les communes situées en aval de Paris et alimentées en eau de Seine que le procédé Anderson est expérimenté par la compagnie concessionnaire (O. du Mesnil, « Rapport sur l’alimentation en eau de seine de Paris par le procédé de filtrage Anderson », CCHP 1894, p. 17-23).

1596.

AM Cannes, 6O 36, lettre de Howatson au maire de Cannes, 29 décembre 1896 et tiré à part du rapport de J. Ogier au CCHP sur l’emploi du procédé Howatson pour la purification des eaux potables (11 décembre 1896).

1597.

RHPS, octobre 1899, p. 902-906, lettre de M. Bergé au rédacteur de la Revue d'hygiène et de police sanitaire.

1598.

Pour un avis mitigé sur la filtration au sable, avant même l'épidémie de Hambourg, « Alimentation en eau de Cherbourg », CCHP 1891, p. 296-300.

1599.

Le Génie sanitaire, octobre 1894, p. 157.

1600.

La question des petites villes sera examinée plus en détail dans le chapitre suivant.

1601.

En effet, les municipalités s'interrogeaient depuis longtemps, comme on l'a vu au chapitre 4: en matière d'eau, Lyon avait attentivement étudié les berges filtrantes de la Garonne à Toulouse dès la monarchie de Juillet. Antoine Pavageau, Abreuver une capitale régionale. L'adduction et la distribution de l'eau au XIXe à Lyon, Mémoire de Master 1, ENS-LSH, 2009, p. 25.

1602.

AM Lyon, 923 WP 270, lettre de la Compagnie Nationale de Travaux d'Utilité publique et d'assainissement, qui envoie des documents sur l'incinération des ordures par le procédé Horsfall, 4 avril 1898.

1603.

Achille Livache, « État actuel de la question des ordures ménagères dans les divers pays », RM, 28 juin 1902, p. 3885-3891. Sur le procédé par électrolyse, « Assainissement par l’électricité, système Hermite », Le Génie sanitaire, septembre 1893, p. 130-137.

1604.

Vers 1900, le panorama de l'innovation en matière de distribution d'eau, d'assainissement et d'évacuation des ordures ménagères dressé par Édouard Imbeaux à l'occasion de l'Exposition universelle de Paris est assez maigre côté français. L'ingénieur nancéien fait la part belle aux systèmes adoptés en Angleterre ou en Allemagne (E. Imbeaux, L'Alimentation en eau et l'assainissement des villes, Paris, Bernard, 1901).