B/ La législation sur la protection de la santé publique : un coup de fouet pour l’édilité hygiéniste ? (1902-1914/18)

La loi de 1902 vient consacrer un processus de « lobbying » de plus de vingt ans en faveur d'une intervention étatique dans le domaine de l'hygiène. Cependant, elle concerne surtout l'hygiène sociale et administrative à l'échelon municipal et départemental (vaccination, déclaration des maladies, désinfection des locaux, procédure contre l'insalubrité des habitations, obligation de créer un bureau d'hygiène pour les communes de plus de 20 000 habitants). En matière environnementale, elle se contente de prescrire l'établissement d'un périmètre de protection des sources1605, de punir toute personne qui contaminerait une source, et d'instituer une procédure d'enquête dans les localités où le taux de mortalité dépasse la moyenne nationale pendant trois ans.

Cependant, malgré les lacunes de la loi, et bien que les hygiénistes n'aient pas tardé à dénoncer ses faiblesses, il semble que l'idée d'une obligation municipale de protéger la santé publique, inlassablement répétée dans les circulaires adressées aux préfets, dans les revues à destination des élus ou de leurs techniciens, combinée au démarchage intensif de certains entrepreneurs, ait plutôt entraîné une accélération des projets municipaux d'assainissement de l'environnement urbain. De plus, dans ces mêmes années qui suivent immédiatement l'entrée en vigueur de la loi (1903), le paysage des techniciens se structure, les réseaux de circulation de l'information se mettent en place : l'Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux et sa revue La Technique Sanitaire, les Réunions sanitaires provinciales organisées par la Société de médecine publique et de génie sanitaire, la revue L'Édilité technique, les congrès de l'Alliance d'hygiène sociale, etc. Tentons de mesurer comment la loi a pu susciter une « ouverture technico-scientifique », tant du côté des inventeurs que de celui des politiques, bien avant les textes ultérieurs sur l'assainissement1606.

Très vite, la publicité donnée à la loi, renforcée par la circulation inter-urbaine des informations et par la communication des entreprises, semble accélérer la mise à la réflexion de projets d'épuration de l'eau potable. Dans les années 1900-1905, on en trouve respectivement à Annecy, Arles, Chartres, Châteaudun, Cosne-sur-Loire, Lectoure, Le Mans, Nantes, Pau, Romorantin (et sans doute dans d'autres villes). Peu après, des municipalités lancent des concours d'assainissement (Annecy, dès 1904), dans un contexte favorable, puisque l'on peut désormais envisager des subventions de l'État (loi sur le produit des jeux du 15 juin 1907) ; mais les atermoiements continuent malgré ces compétitions et leurs jurys expérimentés (à Toulouse et à Lyon en particulier ; supra, chapitre V). Le commentaire, plutôt objectif, d'un article de L'eau, explique ces hésitations :

«  on en est encore à discuter sur le meilleur procédé de stérilisation. Il en est de ce problème comme de l’épuration des eaux résiduaires : mise en exploitation trop hâtive de procédés ayant insuffisamment fait leurs preuves.
Actuellement, les exigences en matière d’hygiène publique dépassent de beaucoup les possibilités techniques. Aussi aurait-on grand tort de vouloir, dès maintenant, imposer aux municipalités des installations qui devront fatalement, à bref délai, être abandonnées ou remaniées de fond en comble.
 » 1607

De nombreux membres de la Société de médecine publique partagent cette position. Malgré les efforts de Bernard Bezault et de Félix Nave pour exposer les procédés dont ils sont concessionnaires, les Commissions d'étude mises en place ne parviennent pas à des conclusions claires (voir encadré ci-dessous). Au début de l'année 1909, le nouveau président de la SMP, Louis Martin, ne semble d'ailleurs pas pressé d'accélérer le rythme et réclame de la patience. Tout finit toujours par arriver, selon lui, comme l'a prouvé la loi de 1902, presque un quart de siècle après le « temps des luttes héroïques » de la fondation de la société1608. Sur le plan des améliorations concrètes de l'hygiène urbaine, il en ira de même...

‘« Nous discutons en ce moment la destruction des ordures ménagères ; il y a une Commission qui étudie la purification des eaux d'égout ; il y aura encore de nombreux rapports sur les eaux potables, sur la désinfection, sur les hôpitaux, sur la lutte contre la tuberculose. Peu à peu, mais lentement, ces questions recevront leur meilleure solution ; mais il faut du temps pour résoudre pratiquement des problèmes aussi difficiles. Il faut savoir accumuler les documents, étudier les projets acceptés par les villes, voir si pratiquement les solutions idéales sont économiques. » 1609

Attendre de voir des procédés consacrés par l'expérience : c'est donc l'avis de beaucoup de techniciens, et pas seulement d'élus qu'on voudrait trop vite caractériser comme excessivement prudents quand il s'agissait d'engager des dépenses. La réserve de ces spécialistes apparaît cependant légèrement décalée par rapport aux appels lancés par le Ministère et par le Conseil supérieur d'hygiène publique, qui édictent des instructions en 1905 et 1909 sur l'assainissement des villes. En effet, dans les années 1905-1914, le CSHP exige toujours un procédé d'épuration des eaux d'égout, sauf exception justifiée par les circonstances locales1610. Le résultat de ce que les contemporains appellent sa « doctrine » est bien mince : en 1924, Frédéric Diénert dénombre seulement « 18 villes qui épurent leurs eaux », dont 12 par le biais d'une station d'épuration, technique pour laquelle Calmette s'est inlassablement battu avant guerre1611. A la lueur des constats des années 1920, doit-on croire les déclarations des villes qui, lors de l'enquête nationale menée en 1912-1913 auprès des localités de plus de 5000 habitants1612, affirment presque toutes être en train de préparer un projet ou envisager de le faire ? Il est permis de supposer que certains édiles aient déclaré des intentions afin de satisfaire le Ministère, après l'épisode assez tendu de la nomination des directeurs de bureaux d'hygiène.

Des commissions d'étude inefficaces ? Délibérations et procédés techniques à la Société de médecine publique
En novembre 1908, à la suite d'un exposé de Bernard Bezault sur le 5e rapport de la Commission royale anglaise du « sewage », la Société de médecine publique décide de constituer une commission pour l'étude des procédés d'épuration des eaux d'égout. Le but est d'offrir des renseignements fiables et précis aux municipalités et, implicitement, de mettre un terme à la guerre que se livrent partisans de l'épuration par des stations artificielles (Bezault) et défenseurs de l'expérience parisienne des champs d'épandage (Paul Vincey). Georges Bechmann, avant de se rallier à l'idée de cette création, rappelle d'ailleurs que les Congrès internationaux d'hygiène de Bruxelles (1903) et Berlin (1907) avaient admis le principe que chaque situation présentait un cas d'espèce à partir duquel on devait faire un choix et qu'aucune solution ne pouvait être prescrite a priori. La Commission est composée de douze membres, très vite rejoints par deux autres. Parmi ces quatorze membres :
Louis Baudet, député-maire de Châteaudun, ingénieur de formation
Georges Bechmann, ancien ingénieur en chef de l'assainissement de Paris
Bernard Bezault, directeur de la Société d'épuration et d'assainissement
Albert Calmette, responsable de la station expérimentale de La Madeleine-les-Lille
Henri Chabal, spécialiste de la filtration des eaux
Eugène Chardon, ingénieur directeur de la Compagnie de salubrité de Levallois
Dr Allyre Chassevant, professeur à la Faculté de médecine de Paris
Alphonse Colmet-Daâge, ingénieur en chef de l'assainissement de Paris
Frédéric Diénert, chef du service de surveillance des eaux de source de Paris
Edouard Imbeaux, ingénieur en chef de Nancy
Félix Launay, directeur des services d'assainissement de la Ville de Paris
Mahieu, ingénieur en chef des ponts et chaussées dans le département de la Seine
Le Couppey de la Forest, fonctionnaire au Ministère de l'Agriculture
Paul Vincey, professeur départemental d'agriculture de la Seine

La Commission demande ensuite qu'on lui adjoigne Edmond Bonjean, chef du laboratoire du Conseil supérieur d'hygiène, le professeur Chantemesse, conseiller technique sanitaire du Ministère de l'Intérieur, André Loewy, ingénieur de l'assainissement de la ville de Paris et le docteur Pottevin, secrétaire général de l'Office international d'hygiène publique. Ce sont donc 18 personnes en tout qui furent susceptibles de participer à ses travaux.
Peu de temps après, lors de la séance du 24 février 1909, l'ingénieur de la Compagnie nationale de travaux d'utilité publique et d'assainissement, Félix Nave, dans une communication intitulée « Comparaison entre l'incinération intégrale et la méthode mixte préconisée pour la fabrication des engrais organiques », réclame sur la question de la destruction des ordures ménagères la nomination d'une nouvelle commission, ou sinon l'élargissement des compétences de la commission des eaux d'égout. Un des doyens de l'assemblée, Émile Kern, fait parvenir une note dans laquelle il rappelle l'existence d'une pareille commission, créée en 1902 : « il arriva, comme il est arrivé trop souvent à la Société, que cette Commission n'aboutit pas ». Mais on nomme bien une nouvelle commission, « chargée d'étudier la destruction des ordures ménagères », composée de MM. Dupuy, Kern, Livache, Masson, Nave, Vincey, auxquels s'ajouteraient les ingénieurs de la voie publique de Paris qui viendraient à faire partie de la Société – ce qui ne tarde pas. La commission, plus réduite que sa devancière sur les eaux d'égout, tient plusieurs réunions au printemps 1909 dont une sur le terrain, à l'usine de broyage de Vitry.
Un an après sa création, la Commission d'étude des procédés d'épuration des eaux d'égout rend son premier rapport, qui occupe plus de 40 pages de la Revue d'hygiène et de police sanitaire (janvier 1910). Dès qu'une fenêtre lui est ouverte, Bernard Bezault s'en saisit (séance du 22 juin 1910) et résume ses griefs. Ceux-ci ne se limitent pas au fonctionnement de la commission, trop nombreuse et où certains membres, accaparés par leurs fonctions, n'ont guère pu participer. Pour lui, « tout dans ce rapport cherche à démontrer la supériorité de l’épandage » ; « une fine dialectique a présidé à [son] élaboration ». Parmi les nombreuses inexactitudes relevées, des affirmations trop optimistes sur l'assainissement des eaux d'égout de Paris, et une mauvaise interprétation du rapport de la Commission du sewage britannique. Elles se rajoutent à l'impossibilité d'avoir suffisamment d'expériences de station d'épuration en France pour avoir une idée précise de l'efficacité de la méthode. Dès lors, « comment voulez-vous qu’après de telles déclarations, qu’après une situation ainsi présentée, les personnes, les municipalités qui, à défaut d’exemples suffisants en France, comptent sur ceux de l’étranger, puissent se faire une opinion véritablement juste de la question ? ». Bilan : à cause de la commission, « nous voilà reportés à 7 ou 8 ans en arrière ; nous paraissons ignorer les progrès considérables réalisés ces dernières années dans la technique de l’épuration des eaux d’égout ». Tout se passe comme si on faisait fi des expériences britanniques, comme si Paris tenait à rester « la dernière forteresse de la méthode » d'épuration par épandage agricole 1614 . Après une séance de discussions virulentes et des attaques ad hominem de Bezault contre Bechmann, c'est l'agronome Paul Vincey qui emporte la décision finale. Les membres présents votent son vœu stipulant que « les administrations publiques ont intérêt à diriger tout d’abord l’étude de leur avant-projet d’assainissement dans le sens de l’épuration terrienne et culturale des eaux d’égout. Et qu’elles ne doivent se résoudre à envisager l’épuration par fosses septiques et lits artificiels qu’après qu’il est bien démontré que les conditions ne permettent pas de recourir à l’épandage agricole. » 1615 Or, le dernier cas était le plus fréquent, car l'épandage agricole imposait un sol sableux et surtout une grande superficie de terrains, difficiles à réunir dans un contexte de débuts de l'expansion pavillonnaire de la banlieue. L'épuration par stations artificielles réclamait 20 à 30 fois moins de surface. Le vœu n'était donc pas l'idéal dans le contexte géologique et géographique des villes françaises, et se trouvait en porte-à-faux alors que la publicité en direction des municipalités était surtout faite pour leur proposer des stations d'épuration biologique et que le Conseil supérieur d'hygiène publique se montrait encore intraitable sur le principe de l'épuration (voir infra, intermède 3).
Vers le milieu de l'année 1910, la Commission pour l'étude de la question des ordures ménagères (depuis leur évacuation du logement jusqu'à leur traitement) rend quatre rapports : elle a été un peu plus lente que sa devancière, mais très studieuse, ayant tenu près de 30 séances. Ses propositions sont débattues une par une, amendées au mot près. Aussitôt, la Société de médecine semble vouloir continuer à s'occuper de clarifier les incertitudes techniques du génie sanitaire en nommant une nouvelle commission, chargée de l'étude « du captage, de la surveillance et de l’épuration des eaux potables ». Mais en 1912, le constat de Bernard Bezault est amer : depuis deux ans, la Commission des eaux d'égout n'a plus donné signe de vie ; la commission des eaux potables, ainsi qu'une autre consacrée aux fosses septiques, ne s'est jamais réunie 1616 . Dans la discussion qui suit son intervention, il rencontre pour une fois le soutien de son concurrent Félix Nave : si les commissions fonctionnaient, la SMP « rendrait un immense service aux municipalités, en devenant le guide désintéressé et impartial de tous ceux de leurs agents qui, à un titre quelconque, ont à s’occuper des questions d’hygiène » 1617 . Reste que la SMP a échoué à mettre en place une expertise associative efficace et influente, contrairement à d'autres milieux réformateurs, comme la Section d'hygiène urbaine et rurale du Musée social dans le débat sur les fortifications de Paris puis sur les plans d'extension de villes.
Notes
1605.

Celui-ci était réclamé dans un projet de loi spécifique aux adductions d'eau, en 1899, projet qui proposait également des subventions de 25 à 80 % du montant des travaux, et la mise à disposition des ingénieurs des Ponts et Chaussées pour l'établissement des projets municipaux (proposition publiée dans les numéros du Génie sanitaire, février à juin 1899).

1606.

L'expression entre guillemets est de Dominique Lorrain, dans Les processus d'innovation technologique dans la gestion urbaine. Comparaison des structures et des dynamiques dans quatre pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni). Recherche Exploratoire, rapport final, Paris, Plan Urbain, juillet 1991, p. 13. Il fait référence au travail de Georges Knaebel et Gabriel Dupuy sur l'assainissement, et aux conséquences de la « circulaire Loriferne » de 1977 sur l'assainissement.

1607.

L'eau, 15 janvier 1913, p. 7.

1608.

Dr Louis Martin, RHPS, février 1909, p. 172.

1609.

Ibid., p. 171.

1610.

AM Grenoble, 390 W 282, lettre de E. Bonjean, 26 mai 1912 et conclusions adoptées par le CSHP dans la séance du 5 février 1912.

1611.

F. Diénert, « Épuration des eaux d’égout en France. État actuel de la question », RHPS, novembre 1924,
p. 1096.

1612.

AN, F8 215 à F8 225.

1613.

D'après notre dépouillement de la Revue d'hygiène et de police sanitaire.

1614.

RHPS, juillet 1910, p. 772 et 775.

1615.

RHPS, août 1910, p. 896-899.

1616.

Bernard Bezault, « La société de médecine publique et de génie sanitaire », RHPS, février 1912, p. 215.

1617.

Félix Nave, RHPS, février 1912, p. 220.