2/ Années 1920 : les grands équipements d'hygiène urbaine face au défi du financement

‘« A l’heure actuelle, toutes les questions municipales prennent de l’importance. Il faut boucler le budget communal et cela devient un problème embarrassant. Presque toutes les administrations municipales cherchent à rétablir un équilibre momentanément rompu.
D’un côté, les besoins augmentent rapidement, beaucoup plus rapidement que les ressources ; chaque administrateur voudrait voir sa ville dotée des services les plus modernes, pour satisfaire les exigences du jour, ce qui nécessite de nouveaux sacrifices et les dépenses courantes augmentent constamment avec le coût de toutes choses ; de l’autre, les recettes sont à peu près invariables. » 1659

Au milieu de cette décennie, l'inquiétude est toujours présente, notamment face aux difficultés rencontrées à emprunter pour « des travaux d'édilité »1660. Les années 1920 sont d'ailleurs un moment où l’idée d’une Caisse d’avances aux communes, pour leur permettre de pallier ces difficultés, est débattue de façon récurrente dans les congrès et revues édilitaires1661. Les villes enquêtent sur les moyens choisis par leurs homologues pour financer les besoins nés de leur développement spatial et rendus aigus par les problèmes financiers, dans une période de mutations (suppression de l'octroi sur les boissons en 1918, mise en place de l'impôt sur le revenu). En matière de ressources et d'investissements, bien des différences ont pu être remarquées, en fonction des régions françaises (la Seine, l'Alsace et la Moselle concentrent la majorité des villes riches), ou, à l'échelle locale, entre les villes centres d'agglomération, plus riches et mieux dotées en subventions étatiques et départementales, et les communes périphériques1662. Outre la nécessité de construire du logement social pour remédier à la crise qui frappe le secteur, les édiles doivent affronter les problèmes engendrés par la rapide croissance spatiale de nombreuses agglomérations, et la demande corrélative en eau, gaz, électricité et chaussées en bon état de la part des habitants des faubourgs1663. A cela s'ajoute « l'accroissement de l'intensité de la circulation [qui] entraîne une usure plus rapide des voies publiques, ce qui occasionne des dépenses plus élevées soit pour la réfection des chaussées macadamisées, soit pour la transformation de ces chaussées en chaussées pavées. L'entretien des bâtiments communaux, le nettoiement de la ville occasionnent des dépenses de plus en plus importantes »1664. En 1926, le directeur des travaux de Reims présente aux lecteurs de La Technique sanitaire une étude sur la situation du balayage dans 44 villes de France. Longtemps étudiée avant guerre, la question paraît encore mal résolue par les municipalités : cinq seulement ont créé des taxes de balayage (Bourges, Mulhouse, Strasbourg, Bondy, Montrouge) et six autres pratiquent un système d'abonnement facultatif, où le propriétaire riverain paye pour échapper à l'obligation du balayage devant son immeuble1665. L'établissement de la taxe ne peut se faire par simple arrêté municipal, mais requiert un décret, après enquête suivant les formes de l'ordonnance du 23 août 1835. Est-ce l'impopularité d'une telle taxe, ou la lourdeur des formalités administratives (ou un peu les deux), qui freine les administrateurs locaux à s'engager en faveur d'une mesure que tous les ingénieurs s'échinent à préconiser ?

Nombreux sont les témoignages sur les budgets serrés, difficiles à équilibrer. L'ingénieur Colmet-Daâge, quittant la présidence de l'AGHTM en juin 1926, formule l'espoir que cesse « la crise actuelle qui rend si difficile l'exécution des travaux destinés à améliorer l'hygiène de notre pays »1666. Dans les administrations locales, on doit trouver de nouvelles ressources, par exemple majorer les droits d'octroi, quand ils n'ont pas été supprimés, ou recourir aux centimes additionnels. A défaut, il faut faire des choix : la ville de Lyon désaffecte une somme de plus de quinze millions de francs prévus pour sa future usine d'incinération, au grand regret de son ingénieur en chef1667. Pourtant, certains témoignages dénoncent les gaspillages municipaux :

‘« J'habite une grande ville du Sud-Est, tout à l'extrémité de la France, une grande ville qui devrait être éternellement belle.
Hélas ! Comme à plaisir ses édiles se chargent de la déparer, de lui ôter son allure de fière élégance pour en faire une fille aux jupes troussées. Entendez par là que sa voirie est abominablement entretenue.
1° Les réparations de ses plus belles voies sont, par mesure d'économie je suppose (bien mal placée en tout cas) d'éternels raccommodages et rapiéçages rien moins qu'attrayants à la vue comme à la marche.
2° De par la mésentente de différents services et autres, il se produit chaque été des scènes hilarantes au moment de la réfection des chaussées et de leur goudronnage annuel.
Cette année par exemple, j'ai été témoin des faits suivants:
On termine la toilette d'une grande voie très passante; une belle couche de noir liquide sirupeux s'étend partout que l'on recouvre d'un illusoire voile de sable, tout juste pour inspirer confiance aux jolis souliers blancs qui viennent immanquablement s'y tacher.
Le goudron sèche... Voilà donc une chaussée en ordre : plus de trous, plus de silex, une vraie piste, quoi !
Huit jours se passent... tout à coup, voilà à nouveau les pics et les pelles. Dans le beau tapis mat, une tranchée s'ouvre qui s'élargit et s'allonge, s'allonge...
Nous questionnons ? Réponse : « c'est pour le téléphone, il y a beaucoup de lignes à revoir dans ce quartier... » Tout de même, n'aurait-on pu les revoir avant la réfection de la chaussée?
Les tranchées se referment, formant comme de petites tombes en relief tout le long de la rue, dont le centre seul est demeuré intact.
Huit jours encore. Nouvelle apparition des pics et des pelles. Cette fois, les tranchées sont transversales ! … Adieu beau et combien cher goudronnage, comme les roses à peine auras-tu vécu quelques matins !
C'est maintenant la Compagnie des Eaux qui mène la danse et quelle danse ! Puis, on rebouche, encore trous et sillons sous l'œil amusé ou courroucé des badauds contribuables et l'on s'en va... un peu plus loin.
A qui le tour ? - Mais à l'électricité donc ! Re-pics, re-pioches, re-pelles, re-tranchées... et il n'y a pas de raison pour que cela finisse; vous pouvez continuer indéfiniment si cela vous amuse en passant en revue tout ce que contient le sous-sol d'une grande ville.
Non, là bien sincèrement est-ce qu'on n'en finira jamais avec le système des cloisons étanches ? Il aurait suffi d'une simple consultation entre chefs de services pour éviter cette gabegie.
Est-il donc si difficile de s'entendre entre bureaux administratifs, municipaux et autres ? Voyons, ne pourrait-on avant de commencer la réparation des voies urbaines, interroger service téléphonique, service des eaux, compagnie du gaz et de l'électricité sur leurs projets ? Qu'importe-t-il de refaire telle voie avant telle autre ?
Mon Dieu, Monsieur Le-bureau-Chef, avec quel marteau faut-il donc vous coincer cette idée dans le crâne d'avoir à consulter le voisin avant de jeter à l'aveuglette vos ouvriers sur les chantiers ?
Mais voilà, chacun veut agir à sa guise et faire son petit César.[...]
Tout ceci est écrit en vue d'attirer l'attention des municipalités sur la nécessité d'une collaboration étroite entre leurs services et ceux des autres administrations pour concourir au mieux-être de la Cité ; car il est certain que ce qui se produit ici n'est pas exceptionnel et doit se reproduire moult fois à travers la France. » 1668

De nouveaux moyens sont pourtant mis à la disposition des municipalités en 1926, qui ont pu favoriser la modernisation du matériel de collecte des ordures ménagères ou la création de nouvelles infrastructures de propreté urbaine. D'une part, l'extension de la gamme de taxes que les communes sont autorisées à percevoir ; ainsi, la loi du 13 août 1926 permet, sur simple approbation préfectorale, d’appliquer une taxe de 5% dite d’entretien des égouts, et d'en créer une sur l'enlèvement des ordures. L'autre méthode passe par la création de sociétés d'économie mixte, associant capital public et capital privé, nouvellement autorisées. Dans un article sur la collecte des ordures ménagères par véhicules électriques, Antoine Joulot met en valeur l'application qu'en a fait Bourges :

‘« Je ne voudrais pas clore cette courte monographie sans toucher un mot de la forme assez originale de la Société « Berruya » qui, comme nous venons de le voir, assure les services du nettoiement de Bourges.
La Berruya est une des premières sociétés de « régie mixte » organisée en France, en application du titre II du décret du 28 décembre 1926 ; c'est une Société anonyme qui compte la commune de Bourges parmi ses actionnaires. De même, son conseil d'administration comprend deux représentants de la municipalité.
Le décret en question fixe que la participation des communes ne peut excéder 40% du capital social et que les délégués de la ville au Conseil (conseillers municipaux ou fonctionnaires) ne peuvent en constituer la majorité. […]
Ils présentent en effet, sur le régime des concessions pures et simples, l'avantage d'associer les communes à la gestion directe de leurs services, de resserrer leur contrôle, de participer aux bénéfices en limitant les profits, parfois exagérés, des concessionnaires ou des régisseurs et, pour tout dire, de rendre solidaires les intérêts jusqu'ici antagonistes des municipalités et de leurs exploitants. »1669

Un autre moyen de financement est proposé à partir de cette époque aux administrations locales, même si son efficacité sur les travaux d'ingénierie sanitaire urbaine nous semble avoir été illusoire ou extrêmement discrète. Il s'agit du plan Dawes, concernant les prestations en nature dues par l'Allemagne à la France dans le cadre des réparations de guerre1670. Les ministres encouragent son utilisation par les administrations départementales et communales :

‘« Le Plan Dawes a mis à la disposition de la France, au titre des prestations en nature, des sommes qui, à partir de cette année, deviendront de plus en plus importantes.
Ces disponibilités, il importe d'en prévoir l'emploi dans les conditions les plus favorables à l'intérêt général. Or, les départements et les communes éprouvent depuis longtemps déjà des difficultés à se procurer par voie d'emprunt et surtout dans des conditions qui ne soient pas trop onéreuses, les fonds nécessaires à l'exécution de grands travaux d'intérêt public. Le plan Dawes offre à cet égard des possibilités que les collectivités locales ont le désir de connaître et d'utiliser. [...]
J'attire votre attention sur le fait que les contrats des prestations en nature peuvent porter sur toutes les fournitures de provenance allemande, en particulier les travaux urbains, les travaux de port, les fournitures d'outillage, la rénovation du matériel des entreprises concédées, le matériel d'hygiène, les installations d'hôpitaux, d'écoles, etc. » 1671

A partir de 1927-1928, des hommes d'affaires1672 et des entreprises jouant le rôle d'intermédiaire avec des firmes allemandes1673, tentent de séduire les administrations municipales avec des arguments financiers1674. A Lyon, où Camille Chalumeau étudie l'incinération des ordures depuis près de 15 ans et attend toujours le feu vert de la municipalité Herriot, le démarchage des firmes allemandes semble porter ses fruits : en effet, Chalumeau recommande au maire, à la fin de l'année 1928, l'offre de la firme berlinoise BAMAG qui – sans doute pas par hasard – emportera le concours organisé un an après1675. Mais il décide de se passer des intermédiaires français et de contacter directement la BAMAG1676. Le plan Dawes est alors l'objet d'une telle publicité que le représentant de la principale société française d'incinération (CAMIA) tente de désamorcer la tentation germanique, en se disant prêt à le faire jouer pour ses commandes de matériel et en déclarant :

‘« Nous jugerions profondément injuste que dans notre pays de France, une ville – qui n’aurait pas l’excuse d’avantages incontestables apportés par une formule étrangère – adopte un projet allemand, anglais ou américain et porte ainsi à notre jeune industrie le coup fatal en forgeant pour notre concurrent – non français – cette arme redoutable de lui permettre de dire qu’il nous a été préféré sur notre propre territoire.
C’est pourquoi, ne méconnaissant pas l’intérêt national qui s’attache peut-être à l’utilisation des prestations allemandes en nature, nous sommes parfaitement capable de les faire jouer aussi bien que n’importe quelle firme étrangère, puisque rien ne s’oppose à ce que nous substituions aux constructeurs français spécialistes qui travaillent d’ordinaire pour nous d’après nos plans et nos conceptions des constructeurs spécialistes allemands. » 1677

Les années 1920 sont des années riches en débats financiers, mais relativement pauvres en projets d'amélioration de l'environnement urbain. En l'absence de grand bouleversement technique, les municipalités françaises auraient pu s'appuyer sur l'expérience acquise depuis les années 1905-1914 par les villes pionnières. Cependant, beaucoup de projets traînent, de consultations d'ingénieurs en commissions d'études ou en avant-projet. On retrouve un phénomène à peu près identique dans le cas des plans d'aménagement, d'embellissement et d'extension, qui s'avèrent plus « nouveaux » pour les édiles et leurs techniciens. Avec des solutions financières progressivement proposées aux municipalités, qui s'ajoutent au financement prévu par les lois de 1903 et de 1907, tout semblait réuni pour lancer de grands chantiers d'assainissement. Ceux-ci ne concernent principalement que des villes de taille modeste (moins de 30 000 habitants). En matière d'amélioration de l'habitat urbain, les années 1920 sont celles de la mise en chantier de grands programmes publics ; pour l'hygiène environnementale, c'est une occasion manquée.

Notes
1659.

Forestier, « Étude sur les taxes de balayage », TSM, mars 1926, p. 53.

1660.

AM Villeurbanne, 2D 40, lettre du maire de Béziers, 30 mars 1926 et réponse du maire de Villeurbanne, 8 avril 1926.

1661.

VCD, juin 1927, « A la Chambre. La Caisse d’avance aux communes ». RM, janvier 1930, p. 1290 : le Congrès des Maires de France émet le vœu que la Caisse d’avances aux communes que le gouvernement venait de doter de 300 millions de francs fonctionne dès 1930 et « qu’elle ne soit pas une institution de façade, qu’elle soit dotée de ressources plus importantes pour faire face à tous les besoins d’emprunts des communes ».

1662.

Jean-Luc Pinol, « Villes riches, villes pauvres. Les finances municipales de l’entre-deux-guerres », Vingtième siècle, n° 64, octobre-décembre 1999, p. 67-82.

1663.

Sur ce phénomène, voir Annie Fourcaut, La Banlieue en morceaux : la crise des lotissements défectueux en France dans l’entre-deux-guerres, Grâne, Créaphis, 2000. Sur le logement social, Roger-Henri Guerrand, Propriétaires et locataires : les origines du logement social en France, 1850-1914, Paris, Quintette, 1987 etJean-Paul Flamand, Loger le peuple, essai sur l'histoire du logement social, Paris, La Découverte, 1989.

1664.

AM Villeurbanne, 2D 40, lettre du maire de Troyes, 13 novembre 1924.

1665.

Forestier, « Étude sur les taxes de balayage », TSM, mars 1926, p. 54.

1666.

TSM, juillet-août 1926, p. 151.

1667.

AM Lyon, 923 WP 269, rapport de l'ingénieur en chef, 26 novembre 1928.

1668.

Alice Michelet, « Au bord du trottoir », RM, janvier 1928, p. 908-909.

1669.

AM Villeurbanne, 1J 21, brochure « Publications de Chaleur & Industrie. A. Joulot, ingénieur civil des Mines. "Un essai d'applications de véhicules à accumulateurs. La collecte des ordures ménagères de Bourges", extrait du numéro de septembre 1932 ».

1670.

Le plan Dawes, du nom d'un expert financier américain qui participa à la commission mise en place après l'occupation de la Ruhr par l'armée française en 1923, entra en vigueur en 1924 et le resta jusqu'en 1929. Il prévoyait diverses modalités de remboursement des dommages de guerre par l'Allemagne.

1671.

AM Belfort, 1M 14/2, copie de la circulaire du ministre de l'intérieur (Albert Sarraut) aux préfets, s. d.

1672.

Ibid., lettres de Louis Vieillard au maire de Belfort, 21 décembre 1927 et de « l’Union internationale » au maire de Belfort, 23 février 1928. Voir aussi AM Nîmes, 1I 143, lettres de Marcel Maljournal (à Lyon) au maire de Nîmes, 21 mars et 27 avril 1928.

1673.

Telle la société Stettiner-Didier, qui avait construit un four d'incinération des ordures à Davos.

1674.

Ibid., lettre de la Société de Constructions de Fours, de Matériel à Gaz et Hydraulique à M. Marchal, chef du 2e bureau de la préfecture de Belfort, 18 avril 1928.

1675.

AM Lyon, 923 WP 269, rapport de l’ingénieur sur la construction d’une usine de traitement des immondices, 26 novembre 1928.

1676.

Ibid., rapport de Chalumeau, ingénieur en chef, 7 mars 1929.

1677.

Ibid., lettre de la CAMIA au maire de Lyon, 25 avril 1929.